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Les premiers abonnements d’ouvriers et leurs effets sociaux

mercredi 1er août 2012, par rixke

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 Rien pour le conducteur de tram !

Saviez-vous que les abonnements d’ouvriers sur les lignes des chemins de fer de l’Etat belge existent depuis plus de 90 ans ? C’est le 15 septembre 1869, en effet, que le « Moniteur » a publié l’arrêté ministériel annonçant ce nouvel avantage, dont les effets allaient prendre une place considérable dans l’histoire sociale de notre pays.

Aux prix déterminés par le barème, disait l’arrêté, il est délivré aux ouvriers et apprentis se livrant, en sous-ordre, à des travaux essentiellement manuels et payés à la journée ou à la pièce, des billets d’abonnement hebdomadaire pour le parcours entre la station du lieu de leur résidence et celle qui dessert la localité où ils sont appelés par leur travail. Ces billets ne sont pas accordés aux ouvriers dont le travail a un caractère artistique ; les apprentis de toutes catégories peuvent les obtenir. En conséquence - et ceci nous étonne aujourd’hui -, n’avaient pas droit au nouvel avantage : les déménageurs, les garçons bouchers, les garçons boulangers, les conducteurs et les receveurs de tramways, qui, à l’époque, étaient considérés comme des employés [1].

 Où la fraude va se nicher...

A l’appui de sa demande, l’ouvrier devait produire deux certificats signés, l’un par le bourgmestre ou le commissaire de police de sa résidence, l’autre par son patron.

Le chef de gare décidait alors, sous sa responsabilité, après qu’une enquête avait été menée par un de ses employés (l’officier de police dans les grandes gares), s’il autorisait la délivrance ou non. Il y avait de quoi ! Les fraudes, au début, furent assez nombreuses et des plus inattendues. Même des patrons se firent donner des certificats attestant qu’ils étaient utilisés comme ouvriers chez des confrères !

 Un sujet de scènes

Jusqu’en 1879, les abonnements d’ouvriers n’ont été valables que pour les trains inscrits sur les billets mêmes. A partir du 2 novembre 1890, ils donnèrent accès à tous les trains ordinaires où la présence des abonnés ouvriers n’était pas de nature à entraver la marche régulière du service.

Le titulaire ne pouvait transporter gratuitement que ses vêtements, ses aliments et ses outils. Aussi n’était-il pas rare de voir un garde-salle arrêter un abonné pour lui interdire de transporter un colis ou un paquet. Les scènes qui suivaient cet ordre réglementaire n’étaient pas toujours drôles. Mais certaines furent épiques, et des joutes verbales en patois ont fait frémir maintes salles d’attente...

 Des mobiles déclamés et d’autres...

Pourquoi créa-t-on ces abonnements ?

M. Kervyn de Lettenhove, le 21 avril 1869, s’était écrié à la Chambre des Représentants, dans le style académique de ses pairs :

Dans un moment où nous nous occupons avec une sollicitude quelque peu inquiète des classes industrielles, dans un moment où les grèves nous affligent si légitimement, il faut bien reconnaître que l’un des moyens les plus efficaces de l’amélioration du sort des classes industrielles serait de les détourner le plus possible du séjour dans les grandes villes, où elles sont entassées dans des logements étroits, où elles contractent des habitudes de démoralisation et de désordre. L’idée que je vais émettre n’est pas nouvelle ; elle a déjà été exprimée et elle a déjà été mise à exécution dans plusieurs pays : je désirerais qu’on multipliât tous les efforts pour engager les ouvriers, même ceux qui vont travailler dans les grandes villes, à avoir une habitation qui serait leur résidence fixe et spéciale, où ils seraient chez eux, où ils pourraient étaler ce respect de soi-même qui tient à l’indépendance de la vie, où la propreté, qui a sa coquetterie même dans la simplicité, serait le reflet de l’ordre et de l’économie du ménage, où l’ouvrier saluerait avec bonheur ce que les Anglais appellent le « home », c’est-à-dire ce qui attache l’homme non seulement à son pays, mais à sa famille, car c’est là qu’après une journée de labeur, il trouve la joie sur le front de sa femme et de ses enfants. Je verrais avec bonheur que, pour atteindre ce but, le gouvernement établît des convois spéciaux près de nos grandes cités, qui arrivassent le matin dans les villages voisins et qui y retournassent le soir, et qu’il offrit aux ouvriers des abonnements à prix réduits, afin qu’ils contractassent l’habitude de retourner chaque jour chez eux. Lorsqu’on se préoccupe de l’avenir des classes laborieuses, il faut, autant que possible, les arracher à cet état de vagabondage qui les perd aujourd’hui ; et le gouvernement ferait chose utile en cherchant sérieusement à assurer à l’ouvrier ce qui dans la famille est un gage d’honnêteté, ce qui dans la société est un gage d’ordre, je veux dire : un foyer.

Le compte rendu de la séance ne dit pas si M. Kervyn de Lettenhove donnait l’impression de croire tout ce qu’il déclarait (à coups répétés de subjonctifs imparfaits !), mais la réponse du ministre prouve bien que cette prétendue interpellation était un coup monté pour permettre au gouvernement d’annoncer la mesure qu’il avait l’intention de prendre.

Voici ce que M. Jamar, ministre des Travaux publics à l’époque, se fit un plaisir oratoire de déclarer :

L’honorable membre a appelé l’attention de la Chambre sur une question où je suis avec lui en communauté de sentiment excessivement (sic !) étroite : l’amélioration du sort des classes laborieuses, qui n’est que sagesse et prudence pour toutes les classes de la société, est un devoir impérieux pour le gouvernement. Je pense avec l’honorable membre qu’un des moyens les plus efficaces est de moraliser l’ouvrier par le charme des vertus du foyer domestique, que si peu de travailleurs ont l’occasion d’apprécier. L’honorable membre pense que nous atteindrons ce but en organisant des trains permettant à l’ouvrier qui habite la campagne de regagner, chaque soir, sa demeure en se soustrayant ainsi aux influences malsaines des grands centres de population. Je suis heureux de pouvoir annoncer à l’honorable membre que la session prochaine ne s’ouvrira pas sans que ces trains soient organisés. Au reste, un ensemble de dispositions seront prises pour améliorer la situation des voyageurs sur les petits parcours, soit par des billets d’aller et retour, soit par des cachets d’abonnement. Cette mesure sera utile non seulement aux ouvriers, mais aux petits employés, dont le séjour à la ville est si difficile, et qui pourront ainsi trouver à la campagne une vie calme et heureuse...

Toutes ces belles paroles, indiscutablement préparées et fignolées, étaient-elles sincères ? Certains députés avaient certes l’honorable souci de remédier au « vagabondage » ; d’autres avaient peur de voir grandir l’influence des idées viriles qui bouillonnaient dans les villes et que la crainte prudente des mères de famille n’avait plus guère l’occasion de tempérer.

On a prétendu aussi qu’il y avait un autre mobile : allécher les ouvriers des campagnes, moins exigeants, pour qu’ils viennent remplacer ceux qui participaient aux grèves.

 Des effets sociaux à renversement de vapeur !

En tout cas, l’effet le plus immédiat se manifesta en faveur, non de la famille, mais de la grande industrie.

Pour celle-ci, les abonnements ont facilité le recrutement de la main-d’œuvre, surtout de la main-d’œuvre non qualifiée, qui abandonna les campagnes, au grand dépit des fermiers. Alors que la main-d’œuvre agricole renchérit, en revanche les salaires industriels, à la suite de l’afflux des ouvriers de toutes parts, subirent une baisse sensible.

Mais cette baisse ne devait pas durer. Le renversement de vapeur allait bientôt s’annoncer.

Si les « coupons de semaine » ralentirent heureusement la dépopulation des campagnes, s’il fut possible, grâce à leur succès, de parer aux graves dangers résultant d’agglomérations hâtivement surpeuplées, ils avaient ouvert, pour la masse des travailleurs, les chemins d’un nouveau milieu, d’un nouveau mode de penser. Et ces résultats furent un double bienfait social.

Les ouvriers, en se déplaçant, apprirent bien des choses, qui leur seraient restées étrangères dans leurs villages. Ils s’instruisirent et prêtèrent l’oreille aux idées fraternelles ; ils furent à même de mieux se connaître et de se grouper pour défendre leurs intérêts. Les anciens trains de bois n’étaient pas calmes et silencieux comme nos voitures métalliques actuelles... Plus d’un compartiment devint le local d’une réunion progressiste. Et c’est ainsi qu’à la longue, les abonnements d’ouvriers eurent des effets qui n’avaient pas été prévus, des effets opposés même à ceux que certains avaient escomptés. Ils contribuèrent finalement à donner à tous les travailleurs un supplément de ressources morales et matérielles.

Hélas ! ce fut longtemps encore au prix de fatigues supplémentaires et au détriment de l’esprit de famille.

Les parcours en train se faisaient alors dans une atmosphère peu hygiénique et peu reposante. De plus, si le convoi arrivait trop tôt avant l’entrée à l’usine, s’il partait longtemps après la fermeture de l’atelier, si les correspondances ne coïncidaient pas, comment résister à la tentation du cabaret ?

Beaucoup d’ouvriers ne voyaient leurs enfants que le dimanche et ne retrouvaient leur compagne que très tard dans la soirée. Des adolescents quittaient le foyer paternel tous les jours, échappant complètement aux influences du milieu familial.

Mais si les abonnements n’avaient pas encore eu pour effet de servir le climat moral de la famille ouvrière, n’était-ce pas dans la mesure où ils allongeaient l’absence des hommes ? Les grands coupables, c’étaient, en vérité, le régime du travail, les longues journées et le labeur de nuit. A cela aussi, petit à petit, les travailleurs, par leur entente, allaient remédier. Et le chemin de fer, en améliorant ses services, réduirait, de son côté, le temps d’absence de ceux qui travaillaient loin des leurs.


Source : Le Rail, novembre 1962


[1Dans la suite, des avantages similaires furent accordés aux employés dont la rémunération ne dépassait pas un certain montant.