Accueil > Le Rail > Société > En faveur du rail

En faveur du rail

mercredi 24 avril 2013, par rixke

Toutes les versions de cet article : [français] [français]

Alfred Sauvy, professeur au Collège de France, a publié un ouvrage, « Les Quatre Roues de la fortune » (Flammarion), dans lequel il attire l’attention sur un grand nombre de faits dus à l’automobile. Ce livre a fait bondir pas mal de chroniqueurs. Il sera lu avec plus de sérénité par les cheminots qui, possesseurs d’une voiture, ne sont pas près de renier pour autant le mode de transport moderne qui assure leur gagne-pain.

Voici quelques extraits de ce livre ; ils sont tirés des pages que l’auteur consacre ou chemin de fer.
210.019

 L’écrémage du trafic.

Vous avez, vous, industriel, un prix de revient à peu près uniforme (nous simplifions) de 12 francs par unité pour tous les produits. Dans un but social et parce que votre position de monopole vous le permet, vous vendez à 5 francs les produits vitaux et à 20 francs les autres. Votre système tient à peu près. Brusquement, un concurrent, qui n’est pas tenu par les mêmes règles que vous, propose un prix de 15 francs et vous enlève tout ce qui est bénéficiaire.

Telle est à peu près l’histoire du rail et de la route. Celle-ci transporte les étoffes, les produits de valeur, les objets fabriqués, et laisse le fer, le charbon, le sable, ainsi que les voyageurs bénéficiaires de réductions à divers titres. Il serait saugrenu de formuler un reproche quelconque contre les transporteurs routiers. Ils jouent le jeu et choisissent en pleine légalité ce qui leur convient. La responsabilité incombe à la puissance publique... Le terme écrémage est employé pour désigner ce phénomène...

Et cependant, ce phénomène bien simple avait été antérieurement vu correctement pour la poste. Le monopole du transfert commercial du courrier a été absolu. Sans cette élémentaire précaution, des postes privées pratiqueraient aujourd’hui, dans les grandes villes, un tarif de 10 centimes pour la lettre et s’y retrouveraient, tandis que la poste publique se chargerait des missives postées à Forcalquier pour une ferme de Plougastel-Daoulas au prix de revient de 80 centimes [1] ou davantage. A elle aussi les imprimés, les courriers de pointe, etc., tout ce qui coûte.

Pourquoi cette règle élémentaire, conforme au bien public et accessible à un élève de 8°, a-t-elle été suivie pour le transport du courrier, mais ne l’est-elle pas pour le transport de marchandises ou de personnes ?

 Un petit problème.

L’écrémage résultait de tarifs archaïques et non adaptés, mais il y a plus fort, nous dirions même plus amusant, si le plaisir de la cocasserie n’était tarifé à un degré assez élevé...

Tout transport massif, à distance suffisante, revient beaucoup moins cher, en énergie et en main-d’œuvre, par le fer.

Et voici un petit problème, plus simple que celui des robinets. Vous avez 1.000 tonnes d’oranges à transporter de Marseille à Paris et le choix entre deux solutions :

  • Mettre en marche un train de 50 wagons de 20 tonnes, qui utilise en marche deux personnes et exécute le transport dans des conditions de sécurité presque absolues ;
  • Utiliser 60 camions avec 60 conducteurs (ou mieux, 120 conducteurs pour éviter une fatigue excessive), qui feront à la main les 4.000 tournants du parcours, tout en encombrant les routes et en entraînant des risques d’accident.

La première solution est humaine, progressiste et économique ; c’est cependant la seconde qui est couramment retenue. Vous vous frottez d’abord bien les yeux : « II a dû vouloir dire la première ». Non, c’est bien la seconde.

 Les tarifs.

... Pourquoi les transporteurs d’oranges de Marseille à Paris choisissent-ils la route, puisque ce moyen consomme plus d’énergie, plus de main-d’œuvre et plus de vies humaines ? Parce qu’ils y trouvent leur avantage financier.

Autrement dit, les tarifs d’une part, les prix et impôts de l’autre, sont disposés de telle façon que les particuliers et les entreprises prennent le moyen de transport le plus coûteux pour la nation... Il y aurait intérêt à charger le chemin de fer jusqu’au seuil de saturation. Cet intérêt s’accroît encore dès l’instant où, la route n’étant plus suffisante, des travaux neufs sont nécessaires.

Une autorité supérieure, publique ou privée, disposant des deux voies pourrait aisément affecter chaque unité de trafic à la plus avantageuse... La solution la plus économique serait donc d’affecter les transports à longue distance à la S.N.C.F. Mais énoncer une telle proposition provoque un instant de stupeur autour d’une table ronde de fonctionnaires et des hurlements de canaques dans une réunion de professionnels. Le silence ou le vacarme, il n’y a pas le juste milieu de la réflexion.

 Sous-développement.

... Le rail est beaucoup mieux adapté aux grandes vitesses à grande sécurité que la route ; s’il ne va pas plus vite en France (les 130 km sont rarement dépassés), c’est parce que les investissements d’infrastructure lui sont refusés. De nombreuses routes, même très secondaires, ont vu leurs profils largement rectifiés ; aucune ligne de chemin de fer n’a bénéficié de la même attention. Depuis 1964, les Japonais vont à 200 km. heure de Tokyo à Osaka. En novembre 1965, un an après l’ouverture de la ligne, le nombre de voyageurs a décuplé, atteignant 26.000 personnes par jour. Ils lisent, dans leurs journaux, les manifestations du sous-développement en Europe occidentale, qui en est restée au 130. Et ils prévoient de couvrir les 950 km de Tokyo à Hiroshima en moins de 4 heures.

 Une question de prestige intéressé.

... Lorsque la voiture a commencé à voler sérieusement de ses belles ailes, elle est apparue comme le dernier mot. A toujours tort celui qui a fait son temps.

L’industrie automobile a remarquablement exploité ce jugement, veillant avec soin à manifester, vis-à-vis de l’ancêtre, ces nobles marques de respect qui précèdent l’éloge funèbre. Rien ne lui fut plus déplaisant que de voir le moribond retrouver quelque vigueur.

Lorsque fut projeté le tunnel sous la Manche, des efforts prodigieux ont été déployés, des dépenses de matière grise ont été consenties, qui auraient permis d’envoyer un spoutnik vers Saturne ; le but était d’obtenir, pour les voitures, leur propre voie. Question d’argent ? Non, mais d’amour-propre ; les dirigeants ne pouvaient supporter l’humiliation de voir les voitures montées sur des trucks et les voyageurs dans des wagons. Certes, il est beaucoup plus agréable de faire le trajet ainsi que de conduire quarante kilomètres dans un tunnel, mais l’honneur du pavillon était en jeu. En consacrant, dans un cas important, la supériorité du rail, cette solution détruisait une idée chère, une idée motrice, dont la force avait déjà permis des miracles. Et ce fut la lutte éperdue, la dénégation du problème de la ventilation dans le tunnel, puis le rêve baroque du pont sur la Manche...

Déjà les autos-couchettes avaient quelque peu ébranlé le mythe de la disparition de la vieille machine de fer. Elles ont, en effet, pris la forme du progrès...

 La surcharge de la route.

... Il est si avantageux ce transport sur route, grâce aux tarifs fiscaux maintenus, par pression, au-dessous de la ligne de l’optimum, que les usagers en profitent le plus possible, en chargeant les routes. Certes, celles-ci n’ont pas été faites pour les poids lourds, mais qu’importe, la pression politique est une arme aussi commode que la route elle-même.

A monde moderne...

Dès lors, les pouvoirs publics se sont vu imposer en France, par le groupe de pression, la charge maximale de 13 tonnes par essieu, alors que 10 eût été plus rationnel.

Survient alors le Marché commun ; il pose aux Français un problème redoutable, car les groupes de pression ont été moins efficaces en Allemagne, où les gouvernements sont moins rampants.

Dès lors, il faut reprendre la lutte sur le plan international. Les routiers français reprochent aux Allemands leur faiblesse ou leur effort de compréhension nationale et mettent en action l’artillerie lourde ; c’est l’offensive générale, dans les commissions, pour obtenir l’alignement de tous les pays sur le plus bête, sur le plus servile aux intérêts privés. L’Italie porte vaillamment sa charge de 10 à 13 tonnes et la longueur du train routier de 16 à 18 mètres. L’Allemagne et les Pays-Bas résistent en faisant valoir qu’une partie du réseau, même autoroutier, n’est pas faite pour de telles charges. Mais on les aura ! C’est une victoire française qui s’annonce, si l’on peut dire. Les jeux Olympiques des groupes de pression ont été gagnés par nos représentants.

...chemin de fer bien adapté.

Il y a cependant un point noir : ces Américains sont vraiment des gens terribles, avec leur manie de rentabilité et d’expérience. Ne voilà-t-il pas qu’ils ont la sottise de mesurer l’usure de la route par les poids lourds ? Elle augmente, montrent les essais, à peu près comme la quatrième puissance du poids, de sorte qu’un essieu de 12 tonnes dégrade la route 75.000 fois plus qu’une voiture particulière ! C’est la catastrophe ! Il ne sera pas possible, dans une première lutte tout au moins, d’éviter une taxe à l’essieu, couvrant une faible partie de cette surcharge.


Photos C. Pétry.

Source : Le Rail, novembre 1968


[1Les chiffres donnes sont simplement indicatifs, mais peut-être l’éventail est-il plus étendu encore.