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Les lignes de force de l’économie

Joseph Delmelle.

mercredi 1er mai 2013, par rixke

Les lignes de force d’une économie, de la vie d’un pays, fait remarquer René Pollier [1], se distinguent vite à travers l’incessant mouvement des trains de marchandises...

On n’ignore pas que, dans maints pays étrangers, dont la Grande-Bretagne et la France, le rail naissant a été mis d’abord au service de l’industrie et du commerce tandis que, chez nous, le chemin de fer s’est consacré premièrement au transport de personnes. Toutefois, dès l’année inaugurale du réseau, plusieurs de nos parlementaires intervinrent à la Chambre afin d’obtenir, du Gouvernement, l’utilisation de la voie ferrée pour le trafic des marchandises.

A l’époque, ayant amorcé des transformations importantes, l’industrie - particulièrement la sidérurgique et la textile - éprouvait l’impérieux besoin d’avoir, à sa disposition, des moyens de communication plus nombreux et moins lents que la route et la voie d’eau. L’accroissement du trafic allait obliger le rail, très rapidement, à s’organiser en fonction des tâches que les conditions variables de lieux et de circonstances lui imposaient normalement.

Remettons le passé au présent. Le 30 janvier 1838, un arrêté instaure timidement, et sur la seule ligne de Bruxelles à Anvers, le transport des marchandises. Les wagons - en nombre limité - sont loués à raison de 30 francs pour un chargement indivisible de 2.500 kilos.

Cette manière de procéder ne profite qu’à quelques maisons d’expédition. Le taux élevé de la location et la difficulté de réunir des charges complètes constituent de sérieux obstacles à une utilisation élargie de la voie ferrée par le commerce et l’industrie.

Une réforme est bientôt apportée à ce système : quatre modes différents de transport sont désormais appliqués tandis que le minimum du poids d’admission est ramené à une tonne. Cette réforme ne produit cependant pas les résultats escomptés, et on n’enregistre au total, pour les années 1838 et 1839, qu’environ 54.000 tonnes seulement de marchandises transportées.

Verviers, 1843.

Tout en ayant le souci de ménager les entreprises de roulage par route ainsi que les transporteurs utilisant la voie d’eau, le Gouvernement s’efforce, avec une certaine discrétion, d’accentuer le service des marchandises par rail. Le 19 juillet 1840, le premier tarif de marchandises digne de ce nom est publié au journal officiel. Il prévoit six catégories de transport : articles de diligence avec remise à domicile, marchandises en général, bagages, finances et objets de valeur, équipages et, enfin, chevaux et bestiaux. En ce qui concerne le chapitre des marchandises en général - de loin le plus important ! -, la tarification adoptée impose trois prix, le premier relatif aux marchandises pondéreuses (engrais, matériaux de construction, houille, métaux, céréales...), le deuxième ayant trait aux marchandises du commerce en général et le troisième aux marchandises fragiles et encombrantes. Bien qu’imparfait, ce tarif de 1840 devait remporter le plus grand succès. Assoupli en novembre de la même année, réformé en avril 1841, il allait cependant être abandonné en 1842 pour être remplacé par un autre qui, moins avantageux, ne pouvait manquer de susciter de vives récriminations.

Les résultats de l’exploitation provoquèrent nombre de discussions, de tâtonnements, d’adaptations pas toujours heureuses. En dépit de ces fluctuations, le rail, à partir de 1840, servit de plus en plus au commerce et à l’industrie. Des conventions passées avec les messageries et les rouliers permirent d’étendre le service des marchandises aux localités non desservies par le rail.

Le trafic augmente donc. En 1844, la part des marchandises dans le trafic total s’élève à 41,5 pour cent. Les stations d’expédition les plus importantes sont, dans l’ordre, Liège, Anvers, Ans, Manage, Louvain, Tournai, Charleroi, Ecaussinnes (dont les carrières sont alors en pleine activité et ne font pas transporter moins de 15.137 tonnes de pierre bleue par le rail !), Chênée et Gosselies. L’industrie liégeoise est en pleine expansion. Des mesures sont prises en sa faveur : abaissement des tarifs sur les fontes, les fers et les machines.

L’exemple liégeois est sans doute, avec l’anversois, le plus propre à montrer de quelle importance le rail a été dans le développement de l’industrie.

Dès le lendemain du vote de l’établissement des chemins de fer par l’Etat, en 1834, Cockerill a racheté la créance de 3.500.000 francs, héritée de l’Etat néerlandais par l’Etat belge, sur les établissements de Seraing. Dès 1835, il s’est mis à construire les premières locomotives ainsi que les premiers rails du continent. En 1836, il a mis à feu un deuxième haut fourneau et édifié de nouveaux fours à coke. D’autres industriels liégeois, à la même époque, s’étaient montrés fort audacieux également : Henri Orban, Adrien Dawans, Charles Marcellis, les frères Lamarche, Frédéric-Louis Behr... Grâce à la triple conjonction de la création des chemins de fer, de l’appui des banques et de l’audace d’industriels novateurs, a-t-on écrit [2], les sièges de la sidérurgie et de la métallurgie moderne surgissent, en quelques années, du sol liégeois...

Les circonstances étant extrêmement favorables, l’établissement des chemins de fer devait donc engendrer, dans tout le bassin liégeois, une véritable euphorie. La concurrence anglaise n’existe plus, lisons-nous encore [3] ; l’Angleterre, qui construit ses chemins de fer, peut à peine suffire à ses besoins. Les marchés néerlandais, allemands et français s’ouvrent donc aux fers et aux fontes de Wallonie, au moment où les chemins de fer belges réclament une production abondante. L’on va jusqu’à rallumer des fourneaux au bois ! L’on ne craint qu’une chose : manquer de minerai, de combustible, de bons ouvriers...

Après de longs siècles de stagnation, une révolution radicale s’accomplit, grâce au chemin de fer. Permettant d’accélérer considérablement les transports de masse, le rail favorise l’expansion industrielle, provoque l’expansion des anciennes entreprises et la prolifération des nouvelles.

Le pont du Val-Benoit.

La crise de 1839, provoquée par l’abandon contraint et forcé du Limbourg hollandais et de la portion du Luxembourg appelée à devenir le Grand-Duché, ainsi que divers événements internationaux mettant en péril la sécurité occidentale (tension franco-allemande, affaire d’Egypte opposant la France à la Grande-Bretagne...), devaient freiner provisoirement l’extraordinaire développement industriel de la Belgique, développement particulièrement spectaculaire - nous l’avons dit en ce qui concerne le bassin liégeois. Le cap difficile à peine franchi, le mouvement d’expansion va reprendre parce que, nonobstant tous les obstacles, l’Etat a tenacement poursuivi son programme d’équipement ferroviaire. Pour suppléer au défaut d’une liaison fluviale indépendante entre Anvers et le Rhin, a-t-on fait observer [4], le chemin de fer progresse par la chaîne des bassins industriels de Liège, Verviers et Aix-la-Chapelle. Grâce au plan incliné d’Ans, il atteint Liège-Guillemins en 1842. Les établissements Cockerill fournissent le treuil qui permet de hisser les convois. En 1843, la voie atteint Verviers, puis Aix, où l’on vient d’inaugurer le chemin de fer de Cologne. L’Ardenne est vaincue : 19 tunnels de 50 à 650 mètres, 22 ponts - dont celui du Val-Benoit -, de nombreux viaducs - celui de Dolhain compte 20 arcades de 12 mètres élevées de 19 mètres au-dessus du fond de la vallée - ont eu raison de tous les obstacles. Les étrangers saluent avec enthousiasme ces exploits industriels... A ce moment, la construction des chemins de fer d’outre-Rhin réclame des fontes belges, c’est-à-dire liégeoises. En 1844, les établissements Cockerill construisent les troisième et quatrième hauts fourneaux. En 1845, les hauts fourneaux sont en bénéfice : onze sont à feu dans la province de Liège. En 1846, la fabrication des rails redevient très florissante. La société Cockerill décide d’élever les cinquième et sixième hauts fourneaux. La même année, les Dothée donnent une impulsion nouvelle à la fabrication du fer-blanc en établissant une usine au Longdoz. Peu après, ils y construisent des laminoirs à l’anglaise, usent du fer au coke, montent des fours à Puddler, mettent au point une méthode pratique de laminage. La houillerie suit le mouvement...

L’exemple liégeois est particulièrement significatif. L’essor industriel du bassin crée une situation qui, peu à peu, fait de la Cité Ardente une plaque tournante des communications ferroviaires. Au réseau de l’Etat viennent se joindre nombre de lignes concédées. De 1846 à 1851, une compagnie privée établit, entre Namur et Liège, deux voies qui doublent le fleuve sur le grand axe commercial Paris-Cologne. Plus tard, en 1861, la ligne d’Amsterdam, via Utrecht et Maastricht, est prolongée jusqu’à la station de Liège-Longdoz et reliée aux voies de Cologne et de Namur par le quadrilatère de Kinkempois. Des trains en provenance de tous les pays voisins se croisent dans la capitale de Meuse. Ce n’est pas tout : d’autres travaux viendront compléter tous ceux qui ont été évoqués. Ils modifieront profondément la structure de la ville. Il faut relier les usines, les ateliers, les charbonnages au rail. Il faut faciliter les accès aux gares et, pour cela, remodeler certains quartiers, ouvrir de nouvelles artères. La spéculation foncière se développe. Les quartiers périphériques grossissent.

Le rail, décidément, se révèle un puissant instrument d’expansion et de progrès. Pour la région liégeoise, il n’est pas seulement un pourvoyeur de matières premières et un actif transporteur. Comme il continue à s’étendre, tant en Belgique que dans les pays limitrophes, ses propres besoins en machines, en matériel de voie et en accessoires divers commandent l’activité de nombreuses entreprises. Nous avons déjà fait allusion à Cockerill. Il faudrait parler également, ici, d’autres industries et, notamment, de la Société de Saint-Léonard qui, se spécialisant dans la fabrication des locomotives, fournira en quarante ans, de 1840 à 1880, 566 mastodontes à la Belgique et à l’étranger.

Après avoir parlé de Liège, nous pourrions évoquer le cas d’Anvers, ou de Gand, ou d’Ostende, ou du littoral dans son ensemble, ou de tel ou tel autre centre du Hainaut, ou de la Fagne chimacienne, ou du Limbourg. On note par exemple, en ce qui concerne le Hainaut, que l’établissement du rail a provoqué, dans la région de Haine-Saint-Pierre et de Haine-Saint-Paul, la multiplication des charbonnages ainsi que la création, échelonnée sur plusieurs décennies, d’une importante série d’usines et d’ateliers. Trouvant sur place le combustible nécessaire, ces entreprises, en se multipliant, susciteront un âge d’or industriel, qui atteindra son plein épanouissement à la fin du XIXe siècle et au début du nôtre. En 1853, les Usines et Fonderies de Baume - embryon de la société de Baume et Marpent - sont créées. Elles concentrent leur activité sur le matériel roulant et la grosse chaudronnerie. Ces mêmes spécialisations seront pratiquées par la Compagnie centrale de Construction fondée, quelques années plus tard, par P.J. Hiard. On assiste encore, peu après, à l’éclosion des Forges et Laminoirs de Baume (aciers laminés), de la société anonyme des Aciéries d’Art (pièces moulées en acier), des Usines et Boulonneries de Mariemont, des Ateliers René Henin (construction électromécanique), des Ateliers Spiltoir, Rappez et Hecq (tuyauterie et petite chaudronnerie), des Tuyauteries et Constructions, des Fonderies de la Haine (pièces en bronze et autres métaux non ferreux), etc.

Le chemin de fer, depuis qu’il existe, n’a cessé de stimuler l’économie tout en se pliant aux exigences mouvantes de celle-ci. Si nous n’avions pas des moyens de transport de cette espèce, faisait remarquer le ministre d’Hoffschmidt en 1846, à la Chambre, notre industrie et notre commerce se trouveraient dans l’impossibilité de lutter avec le commerce et l’industrie étrangers ; nous serions, dans cette position d’un pays qui possède un sol aussi riche et aussi fertile que la Belgique, dans la situation de l’Espagne qui, malgré ses richesses naturelles, ses mines et ses fertiles vallées, voit son industrie, son agriculture et son commerce arriérés précisément par le défaut de moyens de transport économiques, précisément par le défaut de chemin de fer...

A Malines (vers 1845), un départ vers Liège.

En 1846, de nouvelles réformes tarifaires devaient être opportunément décidées. Comme celles qui devaient intervenir par la suite, notamment en 1848 (celle-ci prévoyait des réductions pour certains produits de grande nécessité) et 1852 (cette dernière, très importante, inaugurait la formule du transport par abonnement et réservait des régimes privilégiés pour le poisson d’une part et pour les grosses marchandises destinées à l’exportation ou circulant en transit d’autre part), elles étaient dictées par le souci de garantir la rentabilité de l’entreprise ferroviaire et de ménager tout autant les intérêts du producteur, ou fournisseur, que ceux du consommateur. Rolin, ministre des Travaux publics, disait en 1850 : Les producteurs ? Ils y gagnent de transporter leurs produits à moins de frais dans tous les centres de population et par conséquent d’en rendre la consommation plus accessible à toutes les classes, plus abondante... De son côté, parlant la même année à la tribune de la Chambre, Van Hoorebeke faisait remarquer que : L’économie que l’on fait sur les prix de transport est un bénéfice net qui se partage entre le consommateur et le producteur... Et il ajoutait qu’il y a aussi accroissement du revenu public, que grâce au chemin de fer ce revenu s’est accru, sans effort, sans nouvel impôt, par le seul effet d’une consommation plus forte...

On ne peut arrêter l’industrialisation ni le progrès. Loin d’être à la remorque de l’évolution, le chemin de fer va s’efforcer de se maintenir à la pointe de celle-ci, de répondre le plus parfaitement possible à ce qui - en fait - est sa vocation : transporter beaucoup, en grandes quantités, à longues distances et à bon marché. Pour cela, nous l’avons déjà dit mais il convient de le répéter, il va accomplir des prodiges. Il a la chance, pour réaliser le rôle fondamental qui est le sien, d’avoir à sa disposition et à son service des hommes dévoués, capables, riches d’esprit de recherche, d’adaptation et d’invention, pleins de dynamisme, qui travaillent la main dans la main.


Source : Le Rail, novembre 1968


[1Voir Chemins de Fer d’Hier, d’Aujourd’hui et de Demain, Editions Notre Métier, Paris, 1966.

[2Dans l’ouvrage : Liège et l’Occident, Editions a.s.b.l. « Le Grand Liège », Liège. 1958.

[3Dans l’ouvrage : Liège et l’Occident, Editions a.s.b.l. « Le Grand Liège », Liège. 1958.

[4Ouvrage cité sur Liège et l’Occident.