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Gares d’antan

P. Pastiels.

mercredi 10 septembre 2008, par rixke

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« Je trouve qu’il est dommage qu’on démolisse certaines vieilles gares, comme celle de Boitsfort, pour les remplacer par des chalets d’exposition qui n’ont aucun charme, qui n’ont rien du tout... »

C’est ainsi que s’exprimait le peintre Paul Delvaux au cours d’un entretien accordé en septembre 1975 à la revue « Le Rail », organe des Œuvres sociales de la SNCB.

Ce n’est un secret pour personne, la plupart des stations qui ont été bâties au siècle dernier sont en danger de mort. Les unes après les autres, elles risquent de succomber sous la pioche des démolisseurs pour faire place à des bâtiments sobres, fonctionnels, bien propres et trop souvent dépourvus d’âme. L’ère prestigieuse de la conquête du rail est révolue. Etait-il nécessaire pour autant d’en supprimer les témoins ? Les installations mécaniques de signalisation, les passages à niveau, les verrières, les grues hydrauliques et les châteaux d’eau, comme les valeureuses locomotives à vapeur, sont bannis au fil du temps du paysage ferroviaire que façonnent les exigences d’une exploitation plus moderne, plus rationnelle.

A quoi bon protester ou se plaindre ? Mieux vaut sans doute se laisser dériver dans le temps sur les ailes du rêve et de la poésie du passé. Les gares, ces carrefours du voyage, où viennent d’aventure s’écarteler les solitudes sont propices aux escapades imaginaires et à la nostalgie. Loin des miasmes d’aujourd’hui, on vous invite à aller respirer l’odeur oubliée de la vapeur, à aller découvrir les multiples visages des gares que nous proposent ces « vieux cartons » de la « belle époque ».

Au fil des pages, au fil des rails, l’univers ferroviaire, pour peu que vous vous y faufiliez avec tendresse, vous dévoilera quelque peu ses secrets, vous révélera ses charmes profonds. Il n’est pas tellement difficile de se propulser du monde immobile de la gare qui, entre deux trains, est figée dans l’attente, vers celui du voyage, du dépaysement et de l’inconnu. Au besoin, tous vos désirs inassouvis d’évasion vous y aideront. En remontant l’avenue de la gare, le rideau est déjà levé ; on ne peut que déboucher sur la place du même nom, autour de laquelle une kyrielle d’estaminets, de cafés, d’hôtels montent une garde débonnaire : l’enseigne de l’un ou l’autre fait assurément référence aussi à quelque chose de ferroviaire. Qu’elle soit grande ou petite, rurale ou citadine, peu importe : la gare monopolise l’attention. Il en est peu pour rester insensibles à ce charme désuet qui en émane, à cette beauté venue d’un autre temps. La larme de nostalgie n’est pas de rigueur et pourtant, ces lieux dépositaires de poésie et de magie sont tous, plus ou moins, en sursis... Irez-vous vous émouvoir près des aéroports ?

« Depuis quelques années, il s’élève au sein de nos cités un monument nouveau, étrange, immense, mystérieux même pour les vieux architectes qui le contemplent avec inquiétude, car tout est nouveau pour lui, tout est encore à l’état de promesse ; et pour l’artiste perdu dans le vieux et profond sillon de la routine, c’est un monument plein de menaces. Les matériaux dont il est bâti, au lieu d’être simplement arrachés de la terre ou du sein de nos forêts, sortent pour la plupart de nos usines ; ses premiers éléments supposent une société merveilleusement organisée en force, savante, maîtresse de puissantes industries ; ces éléments de construction sont assemblés en vertu de leur nature propre et de lois scientifiques inconnues des vieux maîtres. Ce monument nouveau, ce symbole naissant d’une société qui mettra sa gloire et son honneur dans le travail, comme ses devancières, ont mis la leur dans la macération, dans la guerre, ce monument, c’est la gare du chemin de fer... »

Ainsi parlait un certain César Daly en 1880.

L’avènement du machinisme - donc du rail - a bouleversé considérablement les habitudes de notre vieille société. Les voyages ne vont pas tarder à se populariser, le tourisme à se démocratiser : le temps n’est pas loin où l’on pourra conjuguer le verbe « partir » à tous les temps. C’est l’époque où le chemin de fer catalyse l’essor des villes, des banlieues, voire des campagnes et stimule fortement l’industrie naissante. Il n’a aucun respect pour la topographie des lieux, qu’il bouscule parfois avec rudesse. De modestes hameaux se mettent à prospérer tandis que d’autres, que le rail a tenus à l’écart, périclitent irréversiblement. Le village change de pôle ; au clocher se substitue la gare, nouveau centre d’attraction, de négoce pour la population : les PTT et les chemins de fer y font souvent bon ménage. D’abord exilées à la périphérie urbaine, les gares sont rapidement récupérées, enveloppées, submergées par la ville ; l’exode rural et la galopade démographique donnent le coup de pouce qu’il faut. La vie citadine, voire villageoise, est désormais cadencée au rythme de l’heure ferroviaire.

Tout près de la gare, c’est la règle, il y a le passage à niveau (miracle s’il est ouvert) ou la passerelle. Il faut parfois franchir l’un ou l’autre pour pénétrer dans le sanctuaire où le rêve est bien sûr au rendez-vous. Sous le porche, un écriteau laconique où l’on peut lire « entrée ». C’est plus qu’une indication : une invitation en bonne et due forme.

Boitsfort
Une vue de la gare forestière, chère à Paul DELVAUX. La pioche en a eu raison !
Nossegem
La gare offre un spectacle permanent : petits et grands viennent s’y balader le dimanche.
Jumet
Les passerelles, « passages supérieurs » grillagés et réservés aux piétons, enjambent souvent les installations ferroviaires.
Eckeren
Le train pour Anvers entre en gare dans un panache de fumée.
Virton-Saint-Mard
La gare dore ses installations au soleil.
Cappellen
Une dernière formalité avant de quitter la gare : rendre son billet au récoleur.

On y résiste mal ; d’autant qu’on pénètre, « comme dans un moulin », à l’intérieur de la salle des guichets aux murs placardés d’affiches prometteuses : les beaux jours sont à portée de la main. Il faut en profiter. Il y a là un employé qui vous délivrera un « aller et retour », avec l’affabilité d’usage et si, par malchance, il est malpoli, c’est que, déjà les usages se perdent. Le tour du « propriétaire » dans la salle d’attente, un petit verre (voire un grand) avalé presto au buffet, et le garde-salle - le dieu lare des gares - vous ouvre les portes de l’antichambre du paradis : les quais sont déserts, où les pas se perdent à loisir, où les courants d’air sont en pays conquis. C’est le moment où jamais de jeter un coup d’œil sur le décor insolite que les quais vous offrent toujours en prime : auvent, marquise, verrière, abris, arborescence fantasmagorique des signaux, géométrie des voies et des fils aériens, grues hydrauliques, voire quelque wagon abandonné. Vous avez tout votre temps. Une sonnerie grêle se chargera bien de vous rappeler à l’ordre, à laquelle répond une effervescence soudaine. L’heure du grand départ est là. Il est de bon ton d’affirmer qu’un frisson vous gagne, que votre respiration s’accélère, que votre cœur se serre un tantinet. Ah ! pour peu, vous y défailleriez... « dans la gare où commence la première aventure de la vie » comme le dit Anne-Marie David.

Un coup de sifflet sous un panache de fumée et, toutes griffes dehors, le train est là. Freins qui grincent, vapeur qui chuinte, portières qui s’ouvrent, qui claquent, cohue, agitation, chariots et diables affolés, cris, effusions ultimes, appels impérieux, mouchoirs agités, au revoir, adieu, à bientôt... Le chef de gare siffle, la loco lui répond, lâche ses humeurs, gémit, bande ses muscles et, dans un dernier ahan de douleur, le train est reparti. Les banquettes en bois vous renseignent sur les aiguillages et croisements où le convoi bringuebale et tressaille. Le paysage se met à jouer autour de vous.

Mais il y a ceux qui sont restés dans la gare, tenant en main le témoin dérisoire d’un rêve inabouti, un minable ticket de quai, même pas vierge... Le destin qui vous emporte en a sacrifié d’autres. La liberté, ce sont parfois les quelques francs dont il faut disposer pour se mettre en route...

Au bout du voyage, là où le train s’arrête sur l’ordre sans appel de l’horloge, il y a toujours une autre gare et un autre dieu domestique pour vous accueillir (ici, on l’appelle récoleur).

Cet album, fait à partir de vieilles cartes postales, propose un catalogue pittoresque et assez varié des gares rurales et citadines : chacun devrait pouvoir s’y balader selon son humeur.

Il faut peut-être souligner la diversité de notre patrimoine dans le domaine de l’architecture ferroviaire : elle s’inscrit en faux contre cette affirmation selon laquelle il existerait un style « chemin de fer » stéréotypé. Même les bâtiments-types des recettes échappent à toute standardisation, il suffit de feuilleter l’album pour s’en rendre compte et pour rabattre le caquet aux éternels aigris. Selon la chronologie proposée récemment par D. Verhaegen, dans un mémoire de licence consacré aux bâtiments des voyageurs du chemin de fer de Belgique, il faut distinguer trois grandes périodes. Il y a d’abord les premières constructions - érigées entre 1835 et 1860 - qui comprennent les édifices néo-classiques, construits peu avant et après l’entrée d’Auguste Payen à l’Administration des Chemins de fer (1841), où on assiste à l’éclosion de styles originaux, apparentés au « rustique » et au « néo-médiéval », avec, comme prototypes, les gares réalisées par J.-P. Cluysenaar pour les lignes de Dendre et Waes. Puis, de 1860 à 1890, une série de grandes gares voient le jour : les premiers spécimens (1860-70) sont construits selon la tradition néo-classique, mais sous une forme plus « fleurie » et selon un plan précis. La montée des nationalismes, liés à l’efflorescence du Romantisme, diversifie les sources et suscite l’apparition des styles néo-gothique et néo-renaissance flamande (1870-90) au moment où il s’agit de remplacer les édifices ferroviaires primitifs devenus impropres à l’exploitation. Enfin, entre 1890 et 1914, les différents styles se combinent, se juxtaposent dans des monuments « prestigieux » de nature à donner une idée de progrès et de modernisme. Trêve de bavardages : les « gares d’antan » vous attendent, et vous piaffez d’impatience. Préparez votre mouchoir : pour écraser une larme ou pour dire adieu. A moins que ça soit pour vous extirper une poussière de l’œil !


Source : Le Rail, janvier 1979