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En batifolant à travers les vieux règlements

Odilon.

mercredi 24 juillet 2013, par rixke

Pour célébrer le 50’ anniversaire de la création de la SNCB, l’idée nous est venue d’aller jeter un coup d’œil sur quelques-uns des règlements de l’époque, disons : ceux des années 1924, 25 ou 26.

Eh bien ! ça n’est pas chose aisée. D’abord, pour dénicher ces règlements, c’est toute une affaire.

Il n’est pas rare que, sitôt périmés, quelque main innocente les ait envoyés aux poubelles de l’Administration.

En outre, la guerre - qui a sévi cinq longues années au cours du dernier demi-siècle - n’a pas été de nature à faciliter les choses ; les événements qu’elle a fatalement suscités : canonnades, incendies, bombardements, déménagements, transbahutages, etc., vont exactement dans le sens opposé à celui qui mène à la conservation des vieux papiers. Le sens de l’histoire n’est pas toujours celui qu’on croit. Et puis, il y a aussi que pas mal d’entre ceux qui demeurent dépositaires de ces souvenirs archaïques se feraient plutôt tailler en pièces à leur pupitre que de lâcher la moindre « archive », la demande fût-elle appuyée des recommandations les plus éminentes. En tout cas, ces petits grigous ont bien tort : les vieux règlements n’ont souvent qu’un intérêt folklorique.

Et pourtant...

C’est lorsqu’on les tient en mains qu’on s’aperçoit qu’il est encore moins facile de les compulser fructueusement, c’est-à-dire d’y renifler, à travers les fleurs du style, les mœurs, les soucis et, en quelque sorte, la sensibilité d’une époque. Parce que ces règlements sont touffus et qu’il est fastidieux de s’y mouvoir longuement sans reprendre son souffle.

Alors, on nous pardonnera de ne nous y être pas vautré systématiquement mais plutôt d’y avoir grappillé çà et là, en faisant confiance à notre flair, aux fins d’y débusquer quelques morceaux pittoresques. On trouvera ci-dessous ce que nous avons rapporté de cette exaltante spéléologie. Qu’on nous saisisse bien : on aurait pu exhumer cent autres exemples tout aussi piquants.

En relisant ces vieux règlements, il n’est pas interdit de sourire, comme l’homme d’âge mûr sourit en refeuilletant les naïvetés de son adolescence. Mais, attention, point de duperie : ce sourire, c’est moins les hommes que le temps qui le suscite. Le temps qui, lentement mais sûrement, modifie les préoccupations, refaçonne les sensibilités et bouleverse les modes.

C’est dire que, dans 50 ans, en relisant les textes que nous peaufinons pour l’instant avec une ferveur bénédictine, nos petits-enfants souriront sans aucun doute de façon analogue. Voici donc nos perles. Et qu’on n’oublie surtout pas qu’elles n’y sont pas toutes : nous n’avons pas du tout la prétention d’être exhaustif.

 Art et jardinage

Beaucoup d’entre nous se réjouiront d’apprendre que les chemins de fer de l’Etat avaient eu le bon goût de créer un emploi de conseiller artistique, en bonne et due forme.

Un arrêté royal du 10 novembre 1912, dont un extrait est reproduit ci-après, a créé un emploi de conseiller artistique ayant, notamment, dans son ressort le ministère des chemins de fer :

Art. 1er : II est créé auprès des ministères des chemins de fer, postes et télégraphes, de l’agriculture et des travaux publics et de l’industrie et du travail, un emploi de conseiller artistique.

Art. 2 : Le baron H. Kervyn de Lettenhove, membre de la commission royale des monuments et des sites, est nommé conseiller artistique auprès des départements des chemins de fer, postes et télégraphes, de l’agriculture et des travaux publics, de l’industrie et du travail.

Il arrivait que certains agents de l’administration (chefs de station, de halte, etc.) fussent logés dans des bâtiments de l’Etat, qui parfois étaient assortis de quelque lopin de terre destiné au jardinage. Mais n’allez pas croire que, en cas de mutation, ces fonctionnaires étaient en droit de disposer à leur guise des produits du sol, même s’ils y avaient incorporé une part de leur sueur.

Les plantations faites dans les jardins, dont la jouissance est concédée à titre gratuit aux chefs de station et de halte, ne peuvent être enlevées en cas de mutation de titulaires.

Ces jardins étant l’accessoire de l’habitation de ces fonctionnaires, il ne peut être demandé d’indemnité pour un chef de station ou de halte, qui laisserait à son successeur soit une récolte, soit des plantations, soit des embellissements.

En conséquence, le chef de station ou de halte quittant son poste ne peut enlever que les objets lui appartenant qui ne tiennent pas au sol : les plantes en pot, les outils de jardinage, etc.

Les récoltes (fruits, légumes, pommes de terre, etc.) qui ne seraient pas mûres au moment de la mutation, appartiennent au successeur sans dédommagement pour le prédécesseur.

Les plantations appartiennent à l’Etat, sans qu’il soit tenu d’en rembourser la valeur au chef de station qui les a établies, et celui-ci non plus que ses successeurs, ne peut les détruire sans les remplacer.

Liberté totale quant au choix des légumes et plantes à cultiver (on parlait encore peu de chanvre indien, de marijuana et de pavot), mais attention ! on ne pouvait utiliser ses heures de loisirs selon son bon vouloir comme un vain peuple pourrait le croire.

Il ne faut pas, d’autre part, que les ouvriers de l’Administration occupent à des travaux d’agriculture le temps qu’ils doivent consacrer au repos. Ils ne peuvent non plus entreprendre une exploitation d’une importance telle qu’ils ne sauraient la gérer sans personnel étranger à la famille.

N’imaginez pas non plus qu’on pouvait équiper comme on le voulait les bâtiments des chefs de gare :

- Il ne peut être placé de persiennes (jalousies) que dans les habitations des chefs de stations où la cuisine et la salle à manger, pièces dans lesquelles on se tient d’habitude, sont exposées continuellement aux rayons du soleil et pour autant que ces pièces soient situées à l’étage. Dans les stations secondaires peu importantes, le réverbère de la porte de sortie doit être placé à front du bâtiment des recettes du côté des voies.

Ce dispositif sera réalisé lors des installations nouvelles ou des réfections de clôtures voisines des sorties de ces gares.

Le poteau d’angle sera placé à une hauteur de 1,60 m à 1,70 m afin de pouvoir supporter le réverbère et éviter, par là-même, le placement d’un candélabre coûteux et encombrant.

 Quand on parle d’intelligence...

La notion d’intelligence, c’est bien connu, est assez vague. Elle est comme l’auberge espagnole : chacun y apporte ce qui lui convient. C’est pour obvier à ce fâcheux inconvénient que l’Administration avait édicté des critères assez stricts en la matière.

Sous cette rubrique doit être jugé le degré d’aptitude de l’agent, considéré au point de vue du travail dont il est chargé.

L’un des termes suivants est employé selon le cas :

Complète, s’il accomplit son travail avec toute l’intelligence qu’il comporte, c’est-à-dire s’il fait preuve d’initiative et de discernement ;

Suffisante, - si à défaut d’initiative et de discernement, il s’acquitte convenablement du travail qui lui est attribué ;

Bornée, - s’il est incapable de faire convenablement un travail qui n’exige que peu d’intelligence.

L’intelligence du service doit être appréciée uniquement au point de vue du travail dont l’agent est chargé, tandis que, sous le rapport de l’instruction administrative, il doit être jugé eu égard à l’ensemble des connaissances que comporte la branche d’administration dont il dépend ou sa spécialité de service.

Ainsi, l’intelligence du service peut être signalée comme complète, alors même que l’instruction administrative serait appréciée par le terme ordinaire. En d’autres termes, un commis chargé : soit de la distribution des coupons, soit des bagages, soit des marchandises, soit des écritures, de la traction ou de toute autre partie du service, peut avoir une intelligence complète du travail qui lui est dévolu, la distribution des coupons, par exemple - sans qu’il soit nécessaire pour cela qu’il ait l’aptitude voulue pour être chargé du service des marchandises ou de tout autre.

Cette distinction est importante et doit particulièrement fixer l’attention.

N’est-il pas admirable que l’intelligence ait été définie de manière aussi succincte et compartimentée de façon aussi pratique ?

Il y avait aussi un chapitre consacré aux « Indemnités pour position exceptionnelle ». N’échafaudez rien à ce sujet : il s’agissait simplement d’indemnités accordées occasionnellement aux fonctionnaires, employés et ouvriers se trouvant dans le besoin, par suite de revers de fortune indépendants de leur volonté : une manière de « Solidarité sociale » avant la lettre. Il est dit clairement que :

L’administration n’a pas à intervenir en faveur d’agents dont la situation obérée est uniquement occasionnée par des dépenses ordinaires (frais de ménage, achats nécessités par la première communion de leurs enfants, etc.).

Lorsque la situation malheureuse trouve son origine dans une maladie ou une blessure, les notes étaient soumises « au visa préalable » :

Les notes de médicaments, de vins et d’autres réconfortants sont, en outre, soumises au visa du médecin traitant, qui doit certifier qu’elles ne présentent rien d’exagéré au point de vue des nécessités du traitement du malade.

Epoque enviable où les frais pour beaujolais nouveau, voire nectars millésimés, étaient remboursés par les OS pour autant, bien sûr, que le consommateur fût un agent de l’Administration jugé dans « une position exceptionnelle » !

 Le crachoir en fonte émaillée

Avec le mobilier, c’est toute une époque, tout un folklore qui défile sous nos yeux. C’est un sujet sur lequel on pourrait s’attarder des heures. Comme le temps nous presse, nous le survolerons en rase-mottes. A remarquer que les armoires sont, ou en chêne poli ou en sapin : pas de milieu ! Les bancs pour salle d’attente ont les pieds en hêtre, mais le siège en quoi ? on ne sait pas. Quant aux chaises, elles sont en chêne ou en hêtre selon le grade du postérieur qui s’y étale.

Un des ustensiles les plus pittoresques d’alors c’est « le crachoir en fonte émaillée ». Les inspecteurs de direction, inspecteurs, chefs de division, chefs de bureau (de l’administration centrale, exclusivement - bien sûr), ingénieurs et chimistes principaux ont droit à un crachoir rectangulaire. Quant aux autres - cela va des chefs de bureau principaux (tout court), chefs de station principaux, ingénieurs de 1re et 2e classes, aux employés du bas de l’échelle - ils devront se contenter du modèle de forme ovale.

II y a aussi les « carpettes en tapis de Tournai de 2,20 m sur 1,35 m » réservées aux grades supérieurs, et d’autres « en poils de chèvre bouclés de 1,60 m sur 0,80 m » pour le reste. Des « écrans en zinc » à utiliser quand le poêle devient trop agressif, avec la variante « en chêne garni en étoffe » pour les fonctionnaires recevant une foule de visiteurs. Des « nattes en fibres de coco » qui ne peuvent être employées dans les couloirs, devant les entrées de porte, etc. Des « fontaines de bureau ». Des pendules en marbre et des lavabos pour les fonctionnaires qui bénéficient du crachoir rectangulaire. Les dessinateurs reçoivent un passet (une petite estrade pour poser leurs pieds) auquel aucun dictionnaire reconnu actuellement ne daigne accorder droit de cité : le « passet » figurant au RGA est désormais inconnu quai Conti.

Il y a encore des tapis de pied en linoléum et « des bordures en linoléum pour tapis ». Ben voyons !

A remarquer qu’à un certain stade de la hiérarchie, le bureau (qui, pour les hautes sphères, était qualifié de bureau-ministre) perd son nom au profit de celui de pupitre, voire de table-pupitre, beaucoup plus roturier. Les lustres méritent aussi un brin d’attention. En haut de l’échelle, on utilise « la suspension mobile en cuivre à un bec ». Un étage plus bas, l’appellation est nettement plus poétique : « lyre à gaz avec abat-jour en porcelaine et fumivore ». Les sous-chefs de bureau - entre autres - ne bénéficient que d’un « bec ordinaire à gaz avec abat-jour ». Quant au menu fretin, il se contentera du « bec ordinaire à gaz avec abat-jour en fer-blanc ».

Une remarque plutôt intéressante à épingler :

- Sous aucun prétexte les meubles de l’administration ne peuvent être utilisés dans les logements des agents, même lorsque ces logements sont établis dans les bâtiments de l’Etat. Le coffre-fort des stations peut seul être placé dans la chambre à coucher du chef.

A l’usage des agents des trains, les dortoirs sont meublés comme suit :

- un lit en fer avec sommier élastique par agent ; une chaise commune en bois par agent ; un seau ; un lavabo à pied en fer avec glace, aiguière, bassin et boîte à savon ; un gobelet en fer-blanc ; une cruche en grès ; une brosse ; un vase de nuit par lit ; un porte-manteau (deux broches par agent) ; des rouleaux avec support pour essuie-mains sans fin.

Il n’est pas placé d’armoires dans les réfectoires.

Dans les lavoirs on place des baignoires ou des bassins en tôle émaillée, lorsqu’il n’y a pas de salles de bains, un porte-manteau et un siège de facture commune.

Les draps de lit et couvertures en laine (deux paires par lit), les matelas, traversins, poêle et essuie-mains sont fournis par le service de la traction et du matériel. C’est également ce service qui lave les literies.

Encore une larme à verser sur un ustensile disparu :

On ne fournit plus de tabourets garnis en basane.

En conséquence, lorsque la garniture de tabourets de l’espèce est en mauvais état, il y a lieu de la remplacer par de la paille.

Il ne doit être fait usage que de toile américaine pour recouvrir les bureaux, pupitres et tables en chêne poli.

Allons bon ! tant qu’il reste de la toile américaine...


Source : Le Rail, juillet 1976