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En batifolant à travers les vieux règlements

Odilon.

mercredi 24 juillet 2013, par rixke

 Les trombones

A côté de cela, les fournitures de bureau ne peuvent s’enorgueillir que d’un pittoresque de moyenne condition : tout compte fait, l’appareil de l’écriture a moins vieilli que le mobilier. Certes, on utilise moins aujourd’hui « le cachet à cire aux armes de l’Etat », on n’assortit plus de cadenas en cuivre les portefeuilles, les plumes à molette pour cyclostyle ont obtenu leur transfert pour « les Puces », les buvards ont disparu dans la foulée du porte-plume et de l’encrier, les rats-de-cave ont déserté les immeubles de l’Administration, mais les attache-tout sont toujours là (sous le même surnom de « trombones »), ainsi que les calepins, crayons (qu’on baptise stylos à bille, mais c’est assez pareil), enveloppes, fardes, ficelle (encore que la tricolore...), gommes à effacer, portefeuilles à l’anglaise, registres, papiers à écrire de tout acabit (carbone itou), rubans pour machines, tampons, tout le monde est présent, merci !

 L’hygiène

Sous le rapport de l’hygiène, à l’époque, on ne plaisantait pas. On ne s’embarrassait pas de circonlocutions pour désigner les périls qui pesaient sur chacun : le nom et le prénom de la bête, en toutes lettres !

Est obligatoire la déclaration de tout cas, avéré ou suspect, de choléra asiatique, de peste, de variole, de typhus exanthématique et de typhus récurrent.

L’expédition par la poste ou par chemin de fer de produits pesteux est interdite.

C’est net et sans bavure.

Bref, on craint la peste... comme la peste, on ne badine pas avec elle. On se comporte en conséquence : on édicté pas mal d’interdits qu’il serait trop long d’énumérer ici.

Nous ne quittons pas l’hygiène. Nous avons parlé plus haut des crachoirs, on a pu en inférer qu’on crachait énormément à l’époque et sans complexe, à tous les niveaux de l’échelle administrative ou sociale. Si vous avez pu imaginer un seul instant que cet objet en fonte émaillée ait pu être placé dans les locaux pour des raisons esthétiques, détrompez-vous. D’ailleurs un autre article du règlement vous éclairera sans contestation possible et, si besoin est, vous évitera d’user inutilement votre salive.

« Il est défendu de cracher dans les locaux accessibles au public, dans ceux réservés au personnel, sur les quais d’embarquement et de débarquement et dans les voitures et les fourgons.

« Le personnel est donc tout spécialement invité à s’abstenir de cracher sur les pavements et planchers et à utiliser à cette fin les crachoirs placés dans les locaux. »

Qui plus est : on avait prévu des avis destinés au public comme au personnel.

Cette défense doit être portée à la connaissance du public et du personnel par des avis placés bien en vue, dans les salles des pas perdus, salles d’attente, abris, bureaux, salles de gardes, hangars, dortoirs, réfectoires, lavoirs, salles de bains, dispensaires, loges de portiers, lampisteries, couloirs, escaliers, water-closets, etc., ainsi que le long des quais d’embarquement et de débarquement et dans les voitures et les fourgons.

Voilà qui éclaire, non ?

Nous aurions sans doute tort de nous étonner outre mesure de ces précautions et de les juger plutôt déplacées : à l’époque, la tuberculose et la phtisie pulmonaire étaient des fléaux sociaux qui faisaient des ravages considérables dans la population. Ce qui est de nature à bousculer nos habitudes, c’est peut-être ce luxe de détails (nous vous en faisons grâce) qu’on donne dans les avis au personnel et à la clientèle.

Aux dernières nouvelles, l’homme de 1976 - cheminot ou pas - expectore beaucoup moins. Autres temps, autres mœurs.

Les recommandations en question sont donc tombées en désuétude.

 Le prestige de l’uniforme

Pour l’uniforme, c’est une autre paire de manches (si l’on ose dire).

A une époque comme la nôtre où le « multiforme » serait plutôt de rigueur et où la jeunesse pourrait, vestimentairement parlant, faire sienne la phrase de Gide : « L’étrange me sollicite autant que me rebute le coutumier », on imagine mal le prestige que conférait l’uniforme en l’an de grâce 1926.

Et quand on parlait d’uniforme en ce temps-là, il s’agissait bien d’uniforme.

Ça veut dire qu’il n’était pas question d’exiger une coupe à votre convenance et de déterminer à votre choix la longueur de vos pardessus, vestes, redingotes, etc. Cette longueur obéit à des prescriptions d’une rigueur sans faille.

Ainsi,

le pardessus doit toucher le sol en tous sens, l’homme étant à genoux.

Si votre chef immédiat, en vous croisant, était pris de doute en ce qui concerne la longueur de votre pardessus, il vous faisait illico jeter à genoux pour constater si ledit vêtement avait bien les dimensions réglementaires. Cela dissipe une fois pour toutes l’interprétation erronée qu’on a trop longtemps donnée à telle photo représentant un cheminot en uniforme à genoux devant son supérieur : on prétendait qu’il s’agissait, soit d’un geste d’humiliation de la part du chef, soit d’un acte de soumission de la part du subordonné. Il n’en est rien : ce n’est qu’un intéressé se pliant au contrôle de longueur de son pardessus.

Certaines légendes ont la vie dure. Pour le pardessus-capote, il en allait, bien sûr, tout autrement.

Longueur arrêtée aux trois quarts de la hauteur comprise entre la ligne de terre et le centre de la rotule, l’homme étant debout.

Il va sans dire que, pour porter un tel vêtement, il fallait avoir fait des études et jongler avec les mathématiques supérieures.

La longueur de la capote de calmouck était d’un contrôle plus aisé :

Longueur arrêtée à 0,15 m de la ligne de terre, l’homme étant debout.

A l’inverse du pardessus, lors du contrôle, c’était le supérieur hiérarchique qui devait se mettre à genoux : pour mesurer.

Maintenant pour savoir en quoi consistait ce calmouck, les dictionnaires actuels sont d’une déplorable inutilité.

Par contre le Bescherelle du début du siècle vient bien à point, qui donne : « étoffe de laine ou demi-drap uni, rayé ou à dessin et dans l’espèce de laquelle rentrent les castorines communes ». Et la lumière fut.

Pour la redingote, la règle était la suivante :

Longueur arrêtée à 0,10 m de la ligne de terre, l’homme étant à genoux.

Même méthode donc que pour le pardessus, mais voici qui nous permet de faire avec certitude la différence - ô combien subtile ! - entre le pardessus et la redingote : celle-ci a 10 cm de moins que celui-là.

Le pardessus-veston (attention ! ne pas confondre avec le pardessus-capote : il y a un monde) relevait d’un autre-critère quant à la détermination de sa longueur.

Longueur arrêtée à 0,06 m au-dessous de l’enfourchure du pantalon.

Et si votre pantalon n’avait pas d’enfourchure (ça arrive : voyez celui des spahis) ou qu’elle avait été mal calculée, c’est le même prix : 0,06 m au-dessous !

 La grande tenue et la poésie

Même esprit pour le veston à deux rangs de boutons :

Longueur arrêtée à 0,02 m au-dessous de l’enfourchure du pantalon.

On ne disait rien pour le veston à un rang de boutons, à trois, quatre, etc. Une lacune ?

La vareuse se mesurait de façon analogue :

Longueur arrêtée à 0,06 m au-dessous de l’enfourchure du pantalon.

Il nous a été impossible de faire le départ entre le pardessus-veston et la vareuse, dont la longueur s’arrêtait, pour l’un comme pour l’autre, à 6 cm au-dessous de l’enfourchure du grimpant. Cinquante ans c’est loin ! Tout laisse présumer qu’il s’agissait là de synonymes...

Pour en finir avec les questions vestimentaires, il n’est sans doute pas sans intérêt d’épingler ce qui suit :

- La grande tenue est obligatoire dans les cérémonies officielles.

Elle est arrêtée comme il suit :

  • habit ouvert, en drap bleu de roi, à basques larges, à collet droit, à un rang de neuf boutons dorés, un peu bombés, portant en relief les attributs distinctifs ;
  • pantalon demi-collant, en drap de même couleur, avec galons en or ou bandes en drap selon les grades ;
  • gilet droit et fermé, en piqué blanc, à boutons du petit modèle ;
  • cravate blanche et gants de peau blanche ;
  • chapeau et épée d’ordonnance.

Toute l’époque est là ! La poésie fout le camp, mes amis !

Et si le pantalon demi-collant, les galons en or, le gilet en piqué blanc et l’épée ne vous font pas rêver, c’est que vous avez perdu tout sens du sublime et de la délicatesse.

On notait dans les tableaux indiquant la tenue de service des agents de la traction et du matériel et de l’exploitation, en vrac : le veston en doeskin bleu, le pardessus-capote en molleton, le veston en velours à collet rabattu (le fin du fin), le bourgeron en toile bleue, la redingote en laine peignée, etc., etc.

Eh bien ! il faut plaindre de tout cœur tous les malheureux qui n’étaient pas astreints au port de l’uniforme.

 Le dessous des cartes

Pour en finir sur une note pittoresque, nous vous ferons part des précautions les plus élémentaires qu’il convenait de prendre face aux redoutables joueurs de bonneteau.

  1. Maintes fois, déjà, l’administration a signalé que des joueurs de bonneteau exploitent les voyageurs dans les trains, dans les stations et leurs dépendances.
    Les bonneteurs de nationalité étrangère exercent surtout leur industrie dans les trains internationaux, spécialement dans ceux qui, d’Allemagne, amènent les émigrants aux ports d’Anvers et des Pays-Bas. Les bonneteurs belges opèrent, particulièrement, les jours de paie, dans les trains qui transportent les ouvriers en grand nombre, dans les salles d’attente, aux environs des champs de courses, des foires, etc.
    Il a été prescrit au personnel de se montrer vigilant dans la recherche et la constatation de ces abus. En renouvelant les recommandations faites à cet égard, l’administration invite les fonctionnaires et agents que la chose concerne, à suivre strictement, à l’avenir, les instructions suivantes.
  2. D’après la jurisprudence, le bonneteau n’est pas un jeu de hasard. Il ne constitue pas non plus, en lui-même, le délit d’escroquerie. Il n’y aurait donc pas lieu d’inquiéter des personnes qui joueraient ce jeu loyalement.
    Mais le bonneteau prend le caractère d’escroquerie par l’emploi de manœuvres frauduleuses destinées à tromper les tiers ou à rompre l’égalité des chances ; par exemple, lorsque le teneur du jeu ou banquier simule avec des compères des parties non sérieuses où il perd fréquemment, dans le but d’attirer les joueurs véritables et de les induire en erreur sur leurs chances de gain ; lorsque, après avoir montré les cartes à découvert, il les retourne en intervertissant l’ordre dans lequel elles étaient d’abord placées ; lorsque, après avoir corné légèrement la carte choisie, de manière à attirer l’attention du parieur, il la décorne habilement et en corne une autre, etc.
    Comme ces pratiques frauduleuses sont habituelles et que sans elles, l’industrie du bonneteau ne saurait être rémunératrice, l’escroquerie se rencontrera, dans la plupart des cas, en même temps que le jeu.
    Le bonneteau tel qu’il est pratiqué habituellement, se présente donc avec l’apparence du délit d’escroquerie. Dès lors, il y a des indices suffisants pour mettre en mouvement l’action de la police judiciaire.
    Il importe, toutefois, de rechercher et de constater avec tout le soin possible, les manœuvres auxquelles le bonneteur a eu recours.
  3. Le bonneteur à qui s’appliquent les instructions est celui qui tient le jeu, c’est-à-dire la personne qui offre de jouer, et qui, tenant des cartes, remplit le rôle de banquier. C’est aussi le compère qui, en jouant, en pariant, ou en usant de tout autre moyen, attire les joueurs et aide le banquier à les exploiter. Il doit être considéré comme co-auteur ou complice.

Eh bien ! il ne reste qu’à souhaiter bonne chance à qui doit percer à jour les manœuvres du bonneteur pour le prendre en flagrant délit. Voilà, c’était le temps de l’Etat. Mais qui a bien pu dire : « L’Etat, c’est moi » ?


Source : Le Rail, juillet 1976