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Sur la machine du grand Odon

R. Bayot.

mercredi 14 août 2013, par rixke

M. René Bayot a été durant 20 ans chef de gare principal à Bruxelles Midi. Il a été pensionné voici peu de temps : en septembre 75. Pour nous être agréable, il a consenti à nous raconter un de ses souvenirs de gosse, du temps des chemins de fer de l’Etat et, bien entendu, des machines à vapeur.

Il s’est mis dans la peau du gamin qu’il était voilà plus d’un demi-siècle avec une telle candeur que nous nous en serions voulu de vous en priver : à partir de là, tous les espoirs restent permis pour chacun.

Vers l’âge de 10 ans, nous habitions à M., gare de 1re classe, qui possédait un dépôt de locomotives.

Un voisin, le « Grand Odon » était machiniste. Il m’avait pris en affection et tout en m’apprenant des « tours d’acrobate », il me parlait de son métier dont il était si fier. Il me montrait ses livres de route (?) où les signaux étaient figurés en couleur, me parlait de ses roulements, de sa locomotive type 32 (devenue par la suite type 41), etc. Comme notre maison faisait face à la petite formation de cette gare, j’allais voir passer ou manœuvrer mon grand ami. Mon rêve secret était de pouvoir un jour monter sur sa machine. Aussi, ma joie fut grande lorsque, pendant les grandes vacances, le Grand Odon m’invita à l’accompagner pour un petit trajet de M. à Br. le C, 30 km aller et retour ! cela se passait entre 19 h et 20 h 30 : moment propice car les voyageurs étaient peu nombreux et nous avions nonante-neuf chances sur cent de ne pas être « vendus ».

C’est le cœur battant que je grimpai sur la machine. Je fis ainsi la connaissance du « martchou », le chauffeur. Ce diable noir était dévoué à son machiniste auquel il obéissait au doigt et à l’œil. Ces deux hommes formaient une équipe fraternellement unie dans un amour commun du métier si rude à cette époque : le ventre au feu, le dos glacé par la bise en hiver, « leur » machine était l’objet de leurs soins attentifs : astiquage des cuivres, balayage du plancher de la marquise après chargement du foyer, surveillance constante non seulement des signaux mais aussi des manomètres, etc. Bref, me voici sur le plancher mouvant de la machine du Grand Odon qui me recommanda de me baisser derrière les portillons de la locomotive chaque fois que le train entrerait dans une gare !

Ensuite, après le départ, ce fut l’ivresse ! Le Grand Odon m’invita à la manœuvre du modérateur, du frein, du levier de changement de sens de marche et surtout du fonctionnement du sifflet que je pus actionner quelquefois en rase campagne. A la rentrée à l’atelier après garage de la rame, c’est moi qui arrêtai la locomotive sous le regard vigilant et amusé du Grand Odon.

Cette nuit-là, je rêvai de trains, de signaux, de gares, de parcours fantastiques...

Je garde, à plus de cinquante ans de distance, un souvenir ému de ce brave homme rude qui mit une telle joie dans mon cœur d’enfant.


Source : Le Rail, septembre 1976