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Un siècle et demi de « voyageurs » en France !

A. Lagource.

mercredi 5 février 2014, par rixke

Nous avons annoncé, dans le numéro d’avril, la sortie d’un album intitulé « Du char à bancs au TGV » [1] qui a été édité par notre consœur « La vie du rail » à l’occasion du 150e anniversaire du premier train de voyageurs français.

Il nous a paru que cet ouvrage méritait mieux qu’une simple citation. D’autant que l’histoire qu’il nous raconte, c’est, somme toute, un peu la nôtre : l’implantation du chemin de fer dans notre pays a suivi à peu près le même cheminement. « Un livre-promenade ! » c’est ainsi que l’a magistralement résumé Paul Delacroix dans sa préface.

D’entrée de jeu, nous voilà donc fixés : cet album, délaissant les numéros de trapèze du « spécialiste », a pour toute ambition de nous emmener en balade dans l’espace et dans le temps, en suscitant, tant par le texte que par l’image, des atmosphères... de celles-là mêmes qui intriguaient tant Arletty. « Atmosphère, atmosphère,... »

Tant mieux, chacun s’y sentira à l’aise : l’époque n’a que trop tendance à nous saturer de technique au détriment du poétique et de l’humain, autrement dit à privilégier les moyens en faisant fi des buts.

Cette œuvre, collective, est en fait - et c’est là son intérêt premier - une histoire des chemins de fer. Mais une histoire vue sous l’angle exclusif du « voyageur ». Ce n’est pas non plus pour nous déplaire.

Du premier train de voyageurs à traction chevaline Saint-Etienne - Andrézieux (1832) au « galactique » TGV, le parcours est riche en enseignements. Le familier ne cesse d’y tutoyer le grandiose.

Le chemin de fer, à ses débuts, est sans doute avant tout une idée. Dès que les chevaux sont retournés à leurs pâturages et que la vapeur a pris le relais, cette idée fait son chemin comme on dit, acclamée par les uns, et parfois fort naïvement (on sait désormais à quoi s’en tenir en ce qui concerne « le rapprochement entre les peuples », que le chemin de fer était censé susciter), vitupérée par les autres - et non des moindres - qui voyaient dans le train on ne sait quel monstre d’apocalypse, générateur de mille maux et maladies.

Bref, on en parle, on en discute, dans la rue, à la Chambre ; les échanges sont vifs, les débats sont houleux. Le bien-être et la commodité de la clientèle sont évoqués avec enthousiasme ou terreur.

Ah ! pour ça, le train a du fil à retordre et on ne se rallie pas d’autorité à son panache blanc. De toute façon, dès ses premiers halètements, il ne laisse personne indifférent.

 Mêler sa voix au débat

Même Madame de Gérardin, qui n’a pas pu assister à l’inauguration de la ligne Paris - Saint-Germain, mais qui a tenu à faire le voyage quelques jours après, donne ses impressions dans la Presse : « Hier, il pleuvait aussi, mais moins fort, et nous sommes allés à Saint-Germain par le chemin de fer ; c’est un devoir pour nous ; toute invention nouvelle nous réclame ; nous sommes tenus d’en parler à tout prix ; on inventerait demain une façon nouvelle de mourir que nous serions forcés d’en faire l’épreuve afin d’en dire après notre avis. Donc, hier, nous sommes partis de chez nous à cinq heures du soir pour aller à Saint-Germain et nous étions de retour à neuf heures ! Nous avons mis quatre heures pour faire ce trajet, pour aller et venir. C’est admirable ! Les méchants prétendent qu’on irait plus vite avec des chevaux.

Voilà comme cela est arrivé. Nous étions rue de Londres à 5 h 1/4 ; la foule encombrait la porte qu’on n’ouvrait pas ; nous attendons à la porte. Enfin, on ouvre ; nous entrons dans une espèce de couloir en toile verte ; il n’y a qu’un seul bureau. Tous les voyageurs sont mêlés, voyageurs à 2 F 50, voyageurs à 1 F 50, voyageurs à 1 F. Il n’y a qu’un bureau et qu’une entrée ; sans doute, les bœufs et les moutons entreront aussi par le petit couloir ; ce sera très commode ; mais nous n’en sommes pas encore là. Nous attendons, nous attendons dans le couloir vert, un grand quart d’heure, au milieu de la foule, comme nous avons attendu à la porte.

Enfin, nous arrivons au bureau, là, on nous donne trois petits papiers jaunes et nous pénétrons dans une vaste salle gothique remplie de peintures. Ici, les voyageurs se séparent ; les 30 sous vont à droite, les 20 sous vont à gauche. La salle est vaste et belle, on peut nous croire, nous avons eu le temps de l’admirer. Là, nous attendons ; il n’est que 6 h 10 et on doit partir à 6 heures. Patience ! Nous voyons arriver des voyageurs avec des paquets et des paniers, des enfants voyageurs charment nos ennuis en jouant de divers instruments dont ils obtiennent des sons plus ou moins sauvages. Leurs mères les grondent parce qu’ils font du bruit ; elles leur arrachent l’instrument de notre supplice, elles s’en emparent à notre grande joie, et elles se promènent, graves et imposantes, avec une petite trompette ou un mirliton à la main. Le temps passe et nous attendons toujours ; il est 6 h 1/2, nous attendons, nous attendons.

Enfin, on entend un roulement, c’est l’arrivée des voyageurs de Saint-Germain ; tout le monde se précipite aux fenêtres. Toutes les voitures, tous les wagons s’arrêtent ; la cour est vide ; çà et là, deux ou trois inspecteurs ; rien de plus ; mais on ouvre les portières des wagons... et alors, en un clin d’œil, une fourmilière de voyageurs s’échappe des voitures et la cour est pleine de monde subitement. Ceci est véritablement impossible à décrire, mais c’est très amusant à regarder.

La foule improvisée monte aussitôt vers les galeries de Saint-Germain et disparaît. A notre tour maintenant. Nous attendons encore un peu, mais ce spectacle nous avait intéressés, et nous étions plus patients. Enfin, nous descendons dans la cour. Nous montons dans une berline, nous y sommes fort à l’aise et bien assis. Là, nous attendons, nous attendons que tous les voyageurs soient emballés ; nous étions 600 à peu près ; quelqu’un disait onze cents ; ce quelqu’un avait peur sans doute. Enfin, le cor se fait entendre, nous recevons une légère secousse et nous partons. Il était sept heures moins un quart ; le voyage a été aussi agréable que l’attente avait été fatigante ; le plaisir de courir vite nous faisait tout oublier. Dans les voitures, évitez la banquette qui est près des roues, c’est la moins bonne place. Mais vivent les chemins de fer ! Nous persistons à dire que c’est la manière la plus charmante de voyager ; on va avec une rapidité effrayante, et cependant on ne sent pas du tout l’effroi de cette rapidité. On a bien plus peur en voiture de poste vraiment, ou en diligence quand on descend au grand trot la montagne de Tarare ou même la moindre montagne, et il y a aussi beaucoup plus de danger.

Malheureusement, nous sommes négligents en France et nous avons l’art de gâter les plus belles inventions par notre manque de soins ; on va à Saint-Germain en 28 minutes, c’est vrai ; mais on fait attendre les voyageurs une heure à Paris et trois quarts d’heure à Saint-Germain, ce qui rend la promptitude du voyage inutile ».

L’AImanach Claudius entend lui aussi mêler sa voix au débat.

Paris a vu, Paris voit à présent, tous les jours, des voitures qui marchent sans chevaux ; des diligences qui, réunies par trentaine, font sans se gêner et sans autre agent que le feu et l’eau, leurs dix ou douze lieues à l’heure, transportant d’un seul coup la population de trois ou quatre communes. On sait quelle affluence se porte chaque jour, chaque dimanche surtout, à cette rue de Londres, que la plupart des habitants de Paris connaissaient à peine de nom. Dans la première semaine, le nouveau chemin n’a pas porté moins de 37286 voyageurs ; le nombre des voyageurs s’est élevé, dans la seconde semaine, à 59913 ; malgré les pluies, le chiffre total des vingt-cinq premiers jours a dépassé 130000. Cette fête n’a pas été, tant s’en faut, tout ce qu’un peu d’art eût pu la faire ; n’importe, ça a été une grande fête ; c’est, à cette heure-ci même, une grande fête encore ; une fête que nos petits-fils ne concevront qu’à grand-peine, obligés, pour partager notre étonnement, de se reporter, par un effort d’imagination, au point où cette nouveauté nous a pris ; de même qu’il faut nous reporter aux XIVe et XVe siècles pour nous figurer la surprise (peut-être aussi l’orgueil) de ceux qui virent, les premiers, sortir par milliers les copies d’un livre de dessous le cadre d’une presse.

Il faut en faire l’essai ; il faut monter ce coursier d’invention humaine ; il faut traverser, à sa suite, souterrains, arceaux de pont, villages, plaines, bois, rivière ; il faut voir fuir, près de soi, la poussière du chemin comme un courant torrentueux, ou bien comme une toile ondoyante soulevée par le vent ; il faut voir les ouvriers de la route passer, emportés de toute pièce dans leur immobilité, comme des figures de carton sur une décoration mouvante. C’est surtout lorsque vous côtoyez un long train stationnaire de ces tombereaux qui servent au transport des déblais, que l’indicible entraînement avec lequel ils arrivent et disparaissent l’un après l’autre, vous donne, d’une façon expressive, la mesure de la vitesse qui nous emporte ; la balustrade du pont tournoie et s’agite comme un serpent blessé ; les piles des ponceaux apparaissent tout à coup comme un dernier écueil ; l’ombre que leurs arceaux projettent, fugitive comme l’éclair, produit une pénible sensation de soufflet inévitable ; à certains moments l’on pourrait croire que l’on ne touche plus terre. Quant aux objets éloignés, ils ne se déplacent pas, mais se rapetissent ; le voyageur n’a pas le temps de corriger, à leur égard, la perception que l’œil en donne ; diminués de grandeur, ils semblent sur un plan plus reculé. Arrivée au port après avoir fait, en vingt-cinq ou trente minutes, ses quatre lieues et demie, la foule que vomit cette longue file de voitures, tout en examinant l’ingénieuse manière dont elles sont liées entre elles, s’empresse d’aller voir l’animal qui les a traînées ; elle voudrait faire plus ample connaissance avec lui, elle voudrait savoir comment il se nourrit, comment il digère, comment il respire, comment il marche ; mais il est arrêté et l’on ne voit plus rien qu’un fourneau ardent, une cheminée qui fume, un jet de vapeur qui siffle ; ces roues qui tout à l’heure faisaient rage, elles sont fixes ; ces bras de fer qui maniaient tout à l’heure cet essieu avec tant de hâte et de force, ils sont immobiles ; on voudrait suivre l’eau de son point de départ à son arrivée, de son entrée à sa sortie, mais trop d’obstacles s’y opposent, trop de tiges, trop de bielles, trop de coudes articulés donnent le change aux spectateurs, vus au dehors sans que s’aperçoive leur corrélation avec le dedans ; et puis, ce n’est pas le moment d’obstruer les abords de la machine, un gardien a pour consigne défaire écouler la foule. »

L’existence des trois classes suscite des commentaires où perce d’aventure plus que de la malice.

Sur les nouvelles lignes, les troisièmes sont plus acceptables. Elles peuvent suffire pour ceux qui ont l’heureuse habitude de s’asseoir et de coucher sur des planches. Le carreau de la portière est plus grand, mais il n’y en a qu’un au lieu des trois fenêtres qui ornent les classes supérieures. On a supposé que les voyageurs des troisièmes classes tenaient moins que les autres à contempler les panoramas qui se déroulent le long de la voie. Ces voitures n’ont pas été comme les autres garnies de porte-chapeaux. Les usagers des troisièmes sont, sans doute, présumés porter uniquement des bonnets ou des casquettes. Ils sont probablement aussi réputés plus maigres que les autres voyageurs puisque les portières de ces voitures sont étroites.

Fermons les troisièmes classes et rentrons dans les premières. Oh ! les moelleux coussins, les doux appui-mains, les tapis épais, les bonnes bouillottes ! Là seulement les amples crinolines sont respectées, et la nouvelle mode a dû singulièrement accroître les revenus des premières classes. Là seulement on peut s’étendre et respirer à l’aise ; puis, dans un agréable roulis, se laisser embarquer bien avant dans le sommeil, oublieux des soucis et de toutes les misères sociales qui grelottent en troisièmes.

Voilà pour les morceaux de bravoure et la satire.


Source : Le Rail, juillet 1983


[1qui vient d’obtenir la Palme du Guide du Tourisme Ferroviaire du VIIIe Grand Prix Français des Guides Touristiques.