Accueil > Le Rail > Histoire > 150e anniversaire du chemin de fer > Sur le front du marché : la commerciale

Sur le front du marché : la commerciale

J.-P. Vantighem.

mercredi 16 avril 2014, par rixke

Toutes les versions de cet article : [français] [Nederlands]

La direction Commerciale a-t-elle une histoire ? A peine quadragénaire dans les faits, elle a sans doute un âge plus avancé dans l’esprit. A vrai dire, le service commercial appartenait autrefois à la direction de l’Exploitation, dont il était un petit département. Quoi de plus logique lorsque le monopole conférait aux cheminots le pouvoir d’imposer aux usagers leur conception de trafic, lorsque vendre des transports ferroviaires revenait à accepter les demandes ? Mais voilà : le monopole ne tient plus. Avant 1940 déjà, la batellerie a bien progressé, et l’industrie automobile commence une percée dont on devine qu’elle sera irréversible et qu’elle modifiera les données en profondeur. Si elle conserve le monopole du transport ferroviaire lourd (par opposition au léger des réseaux urbains de transports publics), la SNCB voit naître autour d’elle un nombre croissant de petites entreprises de transport routier qui vont, ensemble, devenir un redoutable concurrent. Peu à peu, ce concurrent grignote le marché, s’impose dans les transports de types nouveaux, et enlève au chemin de fer des trafics qu’on croyait éternellement acquis, à commencer par les plus beaux, les plus faciles, les plus rémunérateurs, bien entendu.

Les statuts votés en 1926 imposent à la SNCB d’exploiter le réseau dont elle a hérité selon des méthodes industrielles et commerciales. Elle s’y emploie depuis le début. Mais la mutation économique survenue après la paix de 1945 implique une adaptation de ces méthodes : jamais plus on ne travaillera comme avant ; les fonctions de production et de vente sont plus que jamais séparées ; et l’accélération du progrès, sous l’impulsion américaine, interdit tout retour en arrière.

Le trafic ferroviaire d’un pays petit comme le nôtre comprend une importante fraction internationale, qui amène à négocier avec les réseaux voisins, pour défendre les intérêts de la SNCB et, indirectement, ceux des clients belges du rail. Car on est loin encore de l’unité internationale qu’il faudrait promouvoir, et les intérêts nationaux sont souvent le premier souci des négociateurs. Les réseaux voisins possèdent des directions commerciales, animées par un personnel spécialisé. La SNCB doit s’engager dans la même voie, pour se donner un maximum de chances sur ce plan également.

 Un ensemble de moyens

Cela dit, comment se défendre ? Comment récupérer une clientèle qui, pour avoir goûté à une autre sauce, penche tout à coup pour un nouveau menu ? Comment se situer dans le concert international où chacun protège son réseau plutôt que le chemin de fer en général ? On peut s’y prendre par un ensemble de moyens. Il faut étoffer la force de vente, pour pénétrer davantage dans les milieux industriels et y créer une présence productrice d’effets, et lui donner des armes comparables à celles dont on use dans le privé et chez les partenaires des pays voisins. Certes, l’objectif n’est pas l’extension du service commercial jusqu’à la boulimie ; et l’on sait que bouleverser des traditions fortement ancrées sera difficile. Mais il faut d’urgence mettre au point une stratégie susceptible de secouer les structures de la Société et le marché des transports. L’ensemble de ces moyens, ce sera la direction Commerciale, un bataillon qui doit prendre position sur le front du marché.

Le service commercial se détache donc de la direction de l’Exploitation et acquiert l’autonomie que peut avoir une direction à part entière.

D’emblée, il va se donner une structure qui correspond aux réalités, c’est-à-dire le service public d’une part (les voyageurs), le service industriel de l’autre (les marchandises). Cette structure va évoluer très peu au fil des ans, si ce n’est pour s’affiner et se spécialiser. Le trafic global qui, dans les années 50, atteint encore un niveau satisfaisant, peut être ventilé en trois domaines : celui des voyageurs, celui des marchandises expédiées en wagons complets et celui des marchandises de détail, autrement dit les colis. Les problèmes divergent d’un domaine à l’autre : l’attente de la clientèle a, dans chaque cas, des caractères spécifiques, et l’approche commerciale qu’on en a doit s’adapter à ces réalités distinctes. Chaque domaine vit dans un contexte de concurrence qui lui est propre. Côté voyageurs, la formidable expansion de l’industrie automobile lamine le monopole du rail. L’extension du réseau routier, ordinaire et rapide, appuie le phénomène. La croissance accélérée du niveau de vie permet progressivement à un plus grand nombre de nos concitoyens de se payer une voiture ; et le pétrole n’étant pas cher, on peut rouler beaucoup. De ce fait, le train perd de son attrait - la voiture personnelle donne une plus grande liberté - si ce n’est pour la transhumance quotidienne des travailleurs, que des mesures sociales appropriées rendent moins coûteuse en transport public. De même, l’autocar s’impose comme vecteur de tourisme. Les autocaristes proposent des offres globales : un paiement unique vous donne droit au voyage, au logement, aux repas... C’est une bonne carte ; le chemin de fer doit en sortir une meilleure pour ne pas voir sa clientèle s’éroder catastrophiquement.

Le transport de marchandises par wagons complets vit dans un contexte différent, même si, une fois de plus, le chemin de fer est confronté à une multitude d’initiatives. Les transporteurs routiers sont libres de s’organiser à leur gré, de fixer les prix à un niveau inférieur à celui du rail, et même plus bas encore lorsque la compétition vient à les opposer entre eux. Ils s’avèrent pour tout dire plus flexibles. En outre, ils bénéficient d’importants investissements d’infrastructure qui n’obèrent pas leur coût unitaire, à l’inverse du chemin de fer, obligé d’entretenir et de renouveler lui-même le réseau en se servant de ses propres fonds (et donc de répercuter ces frais dans son prix de revient kilométrique). Transporteur de masse, le rail conserve des avantages auprès de l’industrie lourde, mais peu à peu, on verra les camions gagner en capacité et - ce qui n’arrange rien - la part des fabricats légers dans la production globale augmenter au point de devenir majeure.

Sans doute est-ce dans la distribution physique que le chemin de fer rencontre le moins d’opposition. Nul transporteur privé ne dispose d’une structure aussi puissante et géographiquement dispersée. Si certains s’insinuent dans le créneau des messageries, c’est souvent sur base d’une offre bien plus limitée, pour tout dire réduite aux acheminements les plus rémunérateurs.

 Acquérir du trafic

Voilà le contexte dans lequel il faut travailler. Certains nostalgiques rêvent encore à un monopole ; les plus lucides savent que s’il ne se montre pas imaginatif, le rail peut faire une croix sur les lendemains qui chantent.

grue Belotti pour la manutention des containers, des caisses mobiles et des semi-remorques routières

La mission fondamentale dont on charge un service commercial, dans le privé comme chez nous, c’est d’attirer des recettes, donc des clients. Accroître la recette plus que proportionnellement aux augmentations de tarifs engendrées par l’inflation oblige à faire consommer davantage de transports par la clientèle existante tout en attirant une clientèle nouvelle. Jouer sur les deux tableaux n’est pas difficile si l’on crée (utilisons un mot à la mode) des incitants valables de part et d’autre. C’est bien cela qui jalonne la vie de la Commerciale, et constitue sa véritable histoire. Elle va, précédant ou imitant les réseaux voisins, mettre au point des « produits » nouveaux, susceptibles de trouver une clientèle nombreuse et fidèle. Mais l’invention de produits ne sera pas sa seule action : elle va aussi ouvrir la SNCB sur l’extérieur en participant à divers projets, et travailler à une grande mutation tarifaire.

Inventer un produit nouveau ne se fait pas sans une étude sérieuse des potentialités existantes et des effets probables de ce produit sur le marché du transport. C’est un travail généralement long. La réflexion développée sur base d’un objectif unique fait apparaître, en cours de travail, d’autres objectifs à poursuivre également. Aussi les produits nouveaux apparaissent-ils plus par vagues que ponctuellement. Certains, pourtant, restent des enfants uniques, parce que toute étape supplémentaire est raisonnablement irréalisable. Le lancement de nouveaux produits sur le marché s’est fait tantôt en collaboration avec d’autres réseaux, tantôt dans le cadre strict de la Société.

Le train auto-couchettes fut l’un des premiers, parti d’abord en direction de l’Allemagne, puis aussi de la France, de l’Italie et de la Yougoslavie. Après une expansion rapide, ce trafic, touché bientôt par la crise économique, a entamé un recul persistant ; pour rentabiliser le matériel mis en mouvement, on a donc dé-spécialisé les TAC : ils transportent aussi à présent des voyageurs dits piétons, c’est-à-dire ceux qui voyagent sans leur voiture. Inter Rail, autre grand produit international, concerne 21 réseaux et quantité de sociétés connexes. Touché lui aussi par la crise (parce que les parents n’ont plus de sous), il évolue à présent vers la diversification, en gardant toujours sa dénomination, qui est bien connue du public jeune. Dans le même esprit, les billets BIJ (ex-BIGE) ont acquis au chemin de fer une clientèle qui aurait pu, sans eux, s’orienter vers d’autres modes de transport.

Les minitrips, contre-attaque aux offres « tout-compris » des autocaristes et transporteurs aériens, se situent dans le créneau du week-end prolongé. La formule semble optimale en période de récession, lorsque certains remplacent des vacances longues par quelques escapades courtes et moins coûteuses.

Les abonnements et billets touristiques, ce sont les cartes t, devenues Bé-Tourrail, les billets « un beau jour à », « une journée à la mer/en Ardenne », ou les billets de week-end. L’abonnement touristique déborde même nos frontières : il en existe une version Bénélux, qui élargit très sensiblement le champ de découverte. On peut ranger dans le même tiroir les cartes de réduction, notamment pour les familles, qui ouvrent un nouveau champ de prospection.

Il faut encore mentionner la création de grands internationaux directs, qui portent des noms évocateurs comme Ski ou Alpina Express, Freccia del Sole, Flandres-Riviera, Pyrénées Express, Tramontana, France Alpes Express... Tous ces trains sont apparus à la clientèle comme de grands progrès, car ils la dispensent de correspondances difficiles, notamment à Paris où il faut changer de gare. Les grossistes en « tout compris », Railtour et France Tourisme Service, en ont d’ailleurs fait leurs vecteurs de prédilection. Sans doute ont-ils (et c’est un cas d’ouverture de la SNCB à l’extérieur) joué un rôle de catalyseur dans la conception de ces trains.

Ces grands directs furent les annonciateurs de ce qu’on appelle aujourd’hui les trains de qualité. Dans le domaine des marchandises, moins connu (car il s’agit d’un marché tout différent), les innovations, moins spectaculaires, sont pour l’utilisateur tout aussi importantes, sinon plus. Les commerciaux ont mis au point de grandes relations internationales, les Trans Europ Express Marchandises, qui sont au fret ce que les TEE (autre création majeure pour les voyageurs) sont au transport de personnes. Poursuivant sur leur lancée, ils ont inventé les Trans Europ Container Express, trains du même type, mais spécialisés en trafic intermodal. Parce que le container nous est arrivé d’Amérique, et s’avérait une technique de grand avenir, la SNCB a cherché les moyens les meilleurs pour l’attirer au rail. Elle a mis au point le produit « manutention », confiant parfois la tâche à une filiale, comme la Société belgo-anglaise des Ferry-boats ou Interferry.

Lorsque les transporteurs routiers ont décidé de développer le transport combiné rail-route en Belgique, par le biais de sa direction Commerciale, la SNCB a apporté tout son appui à la société privée qui gère ce trafic, visant à récupérer indirectement des tonnages tombés entre les mains de la concurrence. Enfin, à travers là filiale routière Edmond Depaire, les commerciaux ont cherché à mettre au point des offres de transport plus globales que le simple acheminement de gare à gare, qui font intervenir des approches routières terminales, afin d’acquérir une flexibilité que le chemin de fer n’a pas en restant sur rails.

L’évolution la plus récente dans le domaine des marchandises est ce qu’on peut appeler les produits internationaux directs : des trains complets en va-et-vient entre des pôles déterminés, comme les grands internationaux pour voyageurs. Ces express assurent un acheminement rapide et régulier sur des axes à fort potentiel de transport. De même, des services express spéciaux sont offerts pour les colis, à des conditions compétitives par rapport à celles que proposent les entreprises privées.

Si l’on ajoute à ce bilan des services connexes comme « train + vélo », « train + auto », les trains expositions, les trains spéciaux composés de matériel moderne et adaptés à des demandes spécifiques, ou la formule de réunion dans un restaurant de gare, qui comprend la mise à disposition d’une salle agréable, l’organisation des pauses café et la fourniture du repas de midi... on aura fait le tour de quelques grandes innovations de ces 40 dernières années.

 Plus près du client

Reste à parler des mutations tarifaires, intervenues aussi bien dans le domaine des voyageurs que dans celui des marchandises. Elles sont très importantes dans la mesure où elles permettent de donner un coup de pouce aux trafics existants, et d’acquérir, par l’effet de comparaison, des flux entièrement nouveaux.

Traditionnellement, pour obtenir un prix international, il faut additionner les taxes calculées selon les tarifs intérieurs des différents réseaux parcourus. Ce n’est pas simple. Pour avoir de meilleures chances sur le marché, les réseaux ont mis au point des tarifs marchandises directs, que l’on utilise comme si les pays concernés n’en faisaient qu’un. Le calcul est plus facile, les prix sont mieux adaptés au marché, et les vendeurs de la SNCB ont, lorsque ces tarifs sont applicables, une position comparable à celle des vendeurs du privé.

Dans les trafics voyageurs, des offres de prix spéciaux révolutionnent la pratique. Elles tiennent compte des groupes (familles ou amis), des correspondances à prendre à la descente d’un grand direct, d’un petit déjeuner servi dans certains trains de nuit, de voyages multiples (prime de fidélité), de combinaisons de trajets différents à l’aller et au retour... Là aussi, l’offre se trouve plus près du marché, plus près de la demande mise en évidence par les études et l’analyse du potentiel touristique.

Cette mutation tarifaire était indispensable au chemin de fer. Si, dans le secteur privé, on vend en fonction des prix de concurrence lorsqu’on a vraiment envie de décrocher un trafic, il importe, dans le secteur public, de gérer le carnet de commandes de la même manière.

Les moyens une fois organisés, on doit les faire connaître et inciter la clientèle à s’en servir. Un service de publicité, porte-voix de la Commerciale, édite des affiches, des brochures, des dépliants, monte des stands dans des expositions, organise la participation à des manifestations diverses, publie des annonces dans la presse et l’audiovisuel. .. Bref, il se charge de ce qu’on appelle la communication commerciale.

Une direction centralisée ne pouvant pas se trouver en ligne, en contact permanent avec les problèmes et une clientèle nombreuse aux aspirations très variées, des antennes régionales ont été ouvertes, sous la forme de représentations commerciales. Ces équipes de travail dirigées par des représentants commerciaux se composent d’agents sédentaires et d’autres, mobiles, qu’on appelle prospecteurs. Elles font face aussi bien aux problèmes voyageurs qu’aux problèmes marchandises. Elles entretiennent un contact permanent avec les autres services de la Société. Elles sont en fait, au même titre que le personnel des gares, le visage vivant de la SNCB pour les clients et plus généralement pour le monde extérieur. Elles constituent un petit microcosme de la direction, chaque agent ayant des attributions précises et une spécialisation à valoriser.

station de déchargement de produits pétroliers lourds

Résumons-nous. L’histoire de la Commerciale se confond avec l’histoire la plus récente de l’offre ferroviaire. Rompant avec les habitudes anciennes, la SNCB a de plus en plus suivi l’évolution du marché, comme dans le privé. Elle a développé ce qu’on appelle la « pensée marketing », et tenté de donner au chemin de fer une nouvelle image. Certes, le client juge sur pièces, et le succès commercial dépend en bonne part de la qualité du service presté. Cela nous amène à dire que l’esprit commercial est l’affaire de la Société toute entière et que la direction du même nom en est à la fois l’outil et le moteur.


Source : Le Rail, septembre 1985