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La société entre deux guerres

G. Neve.

mercredi 5 novembre 2008, par rixke

 La guerre de 1914-1918

Au moment de la création de la Société nationale en 1926, les Chemins de fer de l’Etat achevaient de se relever de la terrible épreuve qu’avait constituée pour eux la guerre de 1914-1918.

Obstruction créée par les troupes belges en retraite en 1914, en faisant dérailler des trains lancés sans personnel de conduite.

Les 78 659 cheminots en service à la fin de 1913 avaient connu des situations parfois tragiques, mais toujours difficiles

  • soit comme combattants, particulièrement dans les unités des troupes de chemins de fer (TCF) ;
  • soit comme réfugiés en France, en Grande-Bretagne ou aux Pays-Bas ;
  • soit enfin, comme réfractaires au travail sous le contrôle de l’autorité occupante, fidèles en cela à l’ordre reçu.

Le personnel réfugié à l’étranger fut progressivement dirigé vers la France afin d’être mis en service soit aux chemins de fer français, soit dans les ateliers d’Oissel et de Coudekerque travaillant au profit des chemins de fer de la partie non occupée du territoire national.

En Belgique occupée, l’ennemi fit de nombreuses tentatives pour briser la résistance du personnel des chemins de fer, mais ni le Comité de direction des Chemins de fer de l’Etat, ni le personnel ne reprirent le travail et le réseau fut exploité jusqu’à la rentrée des troupes alliées en 1918 par la Militar-Generaldirektion des Eisenbahnen in Brussel (Direction générale militaire des Chemins de fer de Bruxelles).

 Les chemins de fer et l’armée

Très tôt, les états-majors se sont intéressés au nouveau mode de transport constitué par les chemins de fer et ont entrevu les énormes possibilités qu’ils offraient tant pour le déplacement des troupes que pour leur ravitaillement.

Les autorités belges ont été attentives à ces possibilités et on relève dans le texte du cahier des charges pour la concession du Chemin de fer de Liège à Namur, à l’article 38, les dispositions suivantes :

Si le Gouvernement avait besoin de diriger des troupes ou un matériel militaire sur l’un des points desservis par la ligne du chemin de fer, les concessionnaires seraient tenus de mettre immédiatement à sa disposition et à la moitié de la taxe du tarif, tous les moyens de transport établis pour l’exploitation du chemin de fer.

Ce texte, qui date du 19 juin 1S45, a été reproduit dans les documents correspondants des autres lignes concédées et se retrouve encore aujourd’hui, sous une forme adaptée, dans le cahier des charges applicables à la Société nationale.

L’après-guerre de 1918 fut caractérisé par une motorisation progressive des armées mais n’aboutit cependant jamais à la conception que la mobilisation et la mise en place des troupes pourraient se faire sans le concours du chemin de fer. Pour officialiser les rapports étroits qui liaient les chemins de fer à l’armée, et pour parfaire encore cette collaboration, une Commission du Réseau fut créée en 1923. Cette Commission groupait les représentants de l’état-major de l’Armée et ceux des chemins de fer de l’Etat, des compagnies exploitantes et des Vicinaux. Les délégués de la SNCB se substituèrent à ceux de l’Etat en 1926, lors de la création de la Société nationale.

Cet organisme mixte répondait à une nécessité et allait prouver son efficacité lors de la mobilisation de 1939 et de la campagne de 1940.

 Les études menées par la commission du réseau

Le succès des transports militaires par chemin de fer repose exclusivement sur la qualification technique des cheminots ainsi que sur leurs qualités morales.

Il est évident cependant que la réussite de la mobilisation et de la mise en place de l’armée belge en 1939 n’aurait pas été réalisable, sans une minutieuse préparation des transports à effectuer par chemin de fer.

Depuis sa création en 1923, la Commission du Réseau avait tenu de nombreuses séances et toutes les études préparatoires avaient été réalisées dans le cadre d’une étroite collaboration entre cheminots et militaires. Plusieurs exercices de cadre exécutés en commun avaient permis de vérifier les plans établis et, pendant l’hiver 1938-1939, furent étudiés et mis à profit les enseignements tirés de la mise sur pied de paix renforcé de l’armée, exécutée lors de la crise de Munich.

En marge de l’étude des transports de mobilisation, la Commission du Réseau avait également examiné les conséquences du développement de l’aviation, le problème de l’évacuation de 700 000 personnes au moment du déclenchement de la guerre, la mise hors service du réseau devant l’avance ennemie et la sauvegarde du matériel roulant.

Les événements de mai 1940 prouvèrent l’exactitude des vues de la Commission :

  • les transports par rail ne furent jamais arrêtés par l’aviation ennemie ;
  • les destructions opérées par les troupes belges sur le réseau occasionnèrent une interruption du trafic de et vers l’Allemagne, pendant plusieurs semaines après l’arrêt des combats en Belgique ;
  • 90 % du matériel roulant avaient échappé à l’envahisseur au moment de son avance sur le territoire belge.
Le pont de Grammene sur la Lys, détruit en 1940.

 La mobilisation de 1939-1940

Il est inutile de rappeler la situation internationale qui troublait la période de l’été de 1939. Une fois de plus, la guerre était aux portes de la Belgique et fin août le Gouvernement prit les premières mesures de mobilisation de l’armée.

Le 31 août déjà, alors que la guerre n’avait pas encore éclaté entre nos voisins, la SNCB payait un lourd tribut : à 18 h 45, les deux ponts-rails métalliques à trois travées du Val-Benoît à Liège étaient détruits au cours d’un violent orage, par l’explosion accidentelle des mines établies dans ces ouvrages par les services de la Défense Nationale.

Deux agents, un machiniste et un chauffeur, furent tués sur le coup. Le même jour au soir, il fut décidé d’équiper immédiatement de ses deux voies la ligne de Fexhe-le-Haut-Clocher à Kinkempois afin de rétablir, dans le plus bref délai, une liaison ferrée directe entre les deux rives de la Meuse.

Cette ligne, dont les travaux de construction avaient débuté avant la constitution de la Société nationale, n’avait jamais été équipée de ses voies et de sa signalisation, à cause de la crise économique.

Un labeur acharné de jour et de nuit, entamé le 2 septembre par du personnel venu de tous les coins du pays, permettait d’ouvrir la ligne le 15 septembre au trafic des marchandises et trois jours plus tard au trafic des voyageurs. Pendant ce temps l’armée se mobilisait et de nombreux trains spéciaux permettaient sa mise en place et son ravitaillement aux frontières du pays. Il était dit cependant que les difficultés ne faisaient que commencer ; un hiver particulièrement rude, avec d’abondantes chutes de neige et des températures extrêmement basses atteignant de -15 à -20 degrés, immobilisa les autres modes de transport pendant de nombreuses semaines, faisant reposer sur le chemin de fer la plus grande partie de la charge des transports. Et malgré tout, malgré les incessants mouvements de troupes et transports d’approvisionnements occasionnés par les nombreuses alertes qui troublèrent à cette époque la vie du pays, le réseau continuait à s’équiper et à se préparer à la guerre par :

  • la construction d’abris pour le personnel des gares ;
  • la construction de cellules sanitaires sous abri ;
  • la préparation de l’occultation des lumières ;
  • la construction d’emplacements de tir pour l’artillerie lourde sur voie ferrée ;
  • l’aménagement de trains sanitaires ;
  • l’équipement de certains autorails au moyen de gazogènes afin d’économiser le carburant ;
  • etc., etc.

La guerre de 1940-1945 a causé de profonds dégâts aux installations, principalement aux ouvrages d’art :

Snepbrug sur la Lys, à Gand,
Pont sur le canal de Louvain, à Malines,
Viaduc de Montzen,
Pont de Gellik, sur le canal Albert,
Viaduc de Renory, sur la Meuse,
Pont d’Anseremme, sur la Meuse.

 La campagne de 1940

Dès le début de la journée du 10 mai, les obstructions de tunnels et les destructions de ponts sont opérées à la frontière de l’Est, afin d’interdire l’accès du réseau belge aux trains allemands.

Le 11, les premiers trains militaires alliés pénètrent en Belgique par la frontière française et les premiers civils sont évacués.

Le 12, sont opérés des transports au profit de l’armée belge au départ de la région liégeoise et sous le feu de l’aviation allemande.

La journée du 13 permet la retraite des six divisions de la 7e armée française du Pays de Waes vers la région de Hirson, à travers les lignes de communication des trois armées belge, britannique et française qui se battent face à l’Est.

Ce véritable tour de force est réalisé dans les délais prévus, alors que le réseau est encombré par les réfugiés et par le matériel en cours d’évacuation et que les mouvements sont entravés par les destructions opérées par l’aviation ennemie.

Du 14 au 20 mai, les mouvements se poursuivent tandis que les équipes de réparation aidées par les Bataillons des troupes de chemins de fer (TCF) s’acharnent à maintenir les itinéraires ouverts pour permettre la retraite des Alliés vers la Côte.

Au cours des jours suivants, alors que l’avance ennemie se poursuit, le réseau est de plus en plus encombré par le matériel évacué ; le 21, l’eau vient à manquer pour les locomotives ; le 22, l’argent manque pour payer le personnel ; le 23, on se décide à constituer des dépôts sur les lignes à double voie, une des voies étant neutralisée pour servir de voie de garage ; le 24, jour où l’armée belge se retrouve coupée des armées alliées, commence l’évacuation des dépôts de munitions ; le 25, le Commandement décide de constituer un obstacle antitank au moyen de 2 000 wagons massés sur les 20 km de la ligne Ypres-Roulers ; le 26 et le 27, les destructions se multiplient sous les coups assenés par l’aviation allemande ; le trafic cesse, c’est la fin, la capitulation a lieu le 28 mai...

 L’occupation

A cette époque débute la période la plus sombre qu’ait connue la Société nationale depuis sa création.

Le réseau est détruit, le matériel roulant est dispersé en grande partie hors du territoire national.

Comme le leur prescrivait la loi sur la mobilisation civile, les autorités territoriales belges restées en place durent assurer le ravitaillement immédiat des populations. Pour ce faire, il était nécessaire de rétablir les réseaux de transport. Mais il était évident que la remise en marche des transports allait également rendre des services à l’occupant.

En conséquence les autorités belges responsables des transports eurent à faire face à de perpétuels cas de conscience il s’agissait d’une pari d’assurer la survie de la population, d’autre part de ne pas participer à l’effort de guerre de l’ennemi. De plus il fallait subir les effets des bombardements alliés visant à interrompre les communications ennemies en vue du débarquement de juin 1944.

Un formidable combat allait cependant opposer les cheminots résistants à l’occupant :

  • renseignements sur les mouvements de troupes et de matériel ;
  • transports d’armes et de journaux clandestins ;
  • évasion de prisonniers de guerre et d’agents alliés ;
  • ravitaillement des maquis ;
  • sabotages des installations ferroviaires ;

telles furent, pendant toute la durée de l’occupation, les activités des Résistants du Rail.

De multiples actes de bravoure, individuels ou collectifs, marquèrent cette lutte qui dura plus de quatre ans. Mais c’est en 1944, à partir du débarquement de Normandie, et jusqu’à la libération de notre pays, que la lutte fut la plus rude ; il s’agissait alors de désorganiser les transports militaires pour empêcher l’arrivée des renforts ennemis, tout en sauvegardant au maximum les installations, afin que les Alliés puissent les utiliser.

Les cheminots résistants contribuèrent avec un égal succès à la sauvegarde des installations du port d’Anvers, permettant ainsi le ravitaillement et l’approvisionnement rapides des armées alliées au cours de leur offensive vers le territoire allemand.

Pour couronner leur activité et terminer la résistance à l’ennemi sur une dernière action d’éclat, ils empêchèrent, par de multiples actions, l’ennemi en retraite de diriger vers l’Allemagne le train fantôme évacuant des prisons de Bruxelles environ 1500 prisonniers politiques condamnés à mort, les sauvant ainsi d’une exécution certaine.

Cette longue lutte dans l’ombre ne fut pas sans entraîner des pertes importantes et nombreux furent les cheminots résistants qui payèrent de leur vie leur idéal de liberté. 386 d’entre eux furent fusillés, pendus, décapités ou sont morts dans les camps ou les prisons de l’ennemi. Leurs noms figurent au Livre d’Or de la Résistance belge du Rail.

 La campagne de 1944-1945

Les bombardements et les actes de sabotage des derniers mois de l’occupation avaient porté au réseau des coups particulièrement durs et propres à paralyser toute activité.

L’ennemi en retraite accumula de nouvelles ruines en détruisant les installations et le matériel. Au début de septembre 1944, au moment de l’entrée des troupes alliées, la Société nationale ne possédait plus qu’un réseau entièrement dévasté. Les reconnaissances exécutées dès les premiers jours permirent de mesurer l’ampleur des dégâts : des centaines d’ouvrages d’art détruits rendaient inaccessibles de nombreuses sections de lignes : 2 916 km sur un total de 4 856 km de lignes restaient exploitables ; 14 des 34 gares de formation étaient détruites ou très gravement endommagées ; 21 dépôts de locomotives étaient anéantis.

La situation était similaire pour les ateliers ; 1 008 locomotives sur un effectif de 3 414 au début de la guerre étaient en état de marche : le parc de matériel roulant était réduit de moitié.

Mais les cheminots belges voulaient se donner corps et âme à la cause des Alliés, en assurant leurs transports militaires.

Le 6 septembre, les Britanniques disposaient déjà d’un itinéraire Lille, Tournai, Enghien, Braine-le-Comte, Tubize, Braine-l’Alleud, Schaerbeek, Louvain.

Gare de formation de Courtrai : emplacements des cratères du bombardement du 21 juillet 1944
La remise en marche du réseau a commencé dès septembre 1944 : pont provisoire sur la chaussée de Genappe à Ottignies, le 18 octobre 1944.
Inauguration par le Roi du monument aux cheminots morts pour la Patrie.

Quelques jours après, les Américains obtenaient la ligne Momignies, Mariembourg, Charleroi, Fleurus, Gembloux, Ramillies, Landen, Liège.

Vers le 15 septembre, les réparations provisoires des ouvrages d’art permettaient d’utiliser d’autres lignes et progressivement les transports militaires atteignirent des gares situées plus à l’est du pays.

Le 4 décembre, la reprise du trafic au port d’Anvers permet de réorganiser les lignes de communication des armées alliées : les trains britanniques ont accès au Sud des Pays-Bas, par Essen, par Weelde et par Achel ; les trains américains se dirigent vers Liège et Verviers ou vers le Grand-Duché de Luxembourg.

Mais cette époque est caractérisée par de nouvelles destructions opérées, d’une part par les milliers de bombes volantes et de fusées qui tombèrent sur les agglomérations d’Anvers et de Liège, d’autre part par l’offensive des Ardennes. Les destructions restaient cependant modestes par rapport à ce que le réseau avait enduré au cours des mois précédents.

Il y a lieu de remarquer ici que, si la Société nationale s’est mise sans hésitation au service de la cause alliée, c’est en plein accord avec les autorités belges.

Le 4 septembre 1944, l’ancienne Direction des Transports à l’Armée (D.T.A.) se reformait afin de collaborer à la remise en état des réseaux de transport. A la Commission du Réseau succédait un organisme anglo-américano-belge avec une Mission militaire belge pour les communications (M.M.C.).

Dès le début d’octobre la reconstitution de l’armée belge amena la reprise des transports militaires belges. Fortes de 115 000 hommes, dont 53 000 volontaires de guerre, les forces belges, mises sur pied après la libération du territoire national, comprenaient notamment quatre compagnies de troupes des chemins de fer qui participèrent à la reconstruction du réseau et deux groupes de contrôle des mouvements qui contribuèrent à assurer la régularité des transports militaires alliés.

Le nombre de wagons chargés quotidiennement sur le réseau belge au profit des armées alliées donnera une idée de l’importance de la contribution de la SNCB à l’effort final de la guerre : 3 000 wagons journaliers en janvier 1945, 4 000 en février, 5 000 en mars et un maximum de 6 200 wagons chargés journellement dans la semaine du 2 au 9 avril ! Le trafic militaire accaparait à cette époque les 2/3 des moyens dont disposait le réseau.

 Conclusion

En 1939-1945 les cheminots belges, comme leurs aînés de 1914-1918, ont participé à la lutte qui devait assurer la survie de la Nation.

Que ce soit comme militaires, comme résistants ou, tout simplement, en assurant leur service au profit des armées alliées et de la population civile, ils ont bien mérité de la Patrie : 3 012 d’entre eux ont donné leur vie pour que vive la Belgique. Un hommage solennel leur a été rendu le 4 octobre 1952, lors de l’inauguration de la jonction Nord-Midi, quand SM le Roi Baudouin a dévoilé le monument élevé à leur mémoire dans le grand hall de la gare de Bruxelles Central.

Les plus hautes autorités du pays assistaient à cette cérémonie.


Source : Le Rail, septembre 1976