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L’attelage automatique

F. Baeyens, directeur de l’O.R.E.

mercredi 27 août 2014, par rixke

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 Un grand problème.

Parmi les problèmes qui préoccupent les responsables de l’avenir des chemins de fer européens, celui de l’attelage automatique occupe une place de choix. Pourtant, c’est avec une certaine appréhension que j’aborde ce sujet dans « Le Rail » parce que, tant techniquement que politiquement, l’affaire est très compliquée. Il faut cependant la résoudre et donner au réseau européen (275.000 km de lignes), situé entre les U.S.A. (350.000 km) et la Russie (125.000 km), la solution moderne en usage chez ses voisins.

Voyons d’abord de quoi il s’agit.

 L’attelage classique.

D’une manière générale, les chemins de fer européens appliquent, pour la liaison mécanique à établir entre les véhicules d’un train, la solution classique : un attelage à vis, pour absorber les efforts de traction, et des tampons, pour absorber les efforts de compression.

Ces organes doivent répondre à certaines conditions techniques de résistance pour éviter les « ruptures d’attelage », et d’autres conditions doivent être remplies pour que le trafic international soit possible.

Comme on s’oriente vers l’augmentation de la charge et de la composition des trains de marchandises, il faut renforcer ces organes. Mais il ne servirait à rien de le faire dans quelques administrations seulement, car la chaîne (c’est-à-dire le train) n’a que la résistance de son maillon le plus faible, c’est-à-dire celle du wagon appartenant au réseau qui n’aurait pas renforcé les attelages. Il faut donc une entente internationale. Dès ce moment, si on décide de remplacer les organes par d’autres plus forts, autant changer de système !

De plus, il est bien connu que le personnel des gares de triage travaille souvent dans des conditions difficiles, de jour et de nuit, par pluie ou neige ou sous un soleil brûlant, par +40 ou par -20 degrés. Le métier présente un certain danger, et le recrutement du personnel de cette catégorie est devenu difficile, sinon impossible, dans certaines administrations. Voilà deux raisons supplémentaires de renoncer à l’attelage classique.

Ce n’est pas tout. A cause de l’attelage à vis, certaines opérations effectuées dans les gares de triage sont ralenties, et on n’obtient pas le meilleur rendement des procédés de modernisation du travail du fait des interventions manuelles nécessaires pour accoupler complètement les wagons. Or, il n’y a pas de doute qu’on va vers l’automatisation totale des triages et, dans ce cas, l’attelage automatique devient indispensable.

Signalons, enfin, que certaines améliorations modernes, comme le frein pneumatique à commande électrique pour les trains de marchandises, ne se conçoivent que difficilement avec des attelages à vis et des tampons.

Il existe donc de nombreuses raisons de penser à un attelage automatique. On y avait pensé avant nous, beaucoup y ont pensé, et beaucoup y pensent encore actuellement...

 Solution moderne.

Aux Etats-Unis, l’attelage automatique a été rendu obligatoire — par une loi — en 1893. La reconversion du matériel a duré jusqu’en 1900.

Les chemins de fer du Japon, après avoir terminé leurs études en 1918, ont aussitôt préparé la reconversion, et ils ont réalisé cette opération en trois jours — en 1925 — sur un parc d’environ 50.000 wagons à marchandises. Quelques semaines plus tard, le nombre des ruptures d’attelage et celui des accidents du travail dans les gares étaient réduits dans des proportions considérables.

En U.R.S.S. aussi, on a appliqué l’attelage automatique, mais l’opération de reconversion du matériel a duré une bonne vingtaine d’années, de 1935 à 1957. Il faut toutefois ajouter que, pendant les années de guerre et la période qui suivit, les cheminots russes ont sans doute eu quelques autres soucis.

 Il y a attelage automatique et ... attelage automatique.

Le cas simple, c’est celui que nous avons appris à connaître pour la première fois sur les automotrices électriques Bruxelles - Anvers, en 1935. Il présente des avantages — sa simplicité — et des inconvénients. En Belgique, il a été appliqué depuis aux extrémités de toutes les automotrices doubles. Pour accoupler deux véhicules belges de traction électrique, il reste cependant des opérations à réaliser manuellement : l’accouplement des conduites pneumatiques et celui des canalisations électriques.

AM 56

Une solution plus complète et plus compliquée, qui réalise le programme dans sa totalité, est appliquée (depuis le début !) sur certains véhicules des chemins de fer allemands et sur toutes les automotrices (électriques et diesel) des Pays-Bas. C’est d’ailleurs pour cette dernière raison que cette solution a été retenue pour les automotrices « Bénélux » qui assurent le service entre Bruxelles et Amsterdam et qui sont accouplées aux automotrices néerlandaises entre Roosendaal et Amsterdam, par exemple. Ce type d’attelage présente encore quelques inconvénients dus à des éléments extérieurs : le givre et la neige en hiver, les moustiques en été.

Automotrices néerlandaises accouplées.

Mis à part le fait de la réalisation automatique des liaisons pneumatiques et électriques, il y a une autre différence essentielle entre les solutions belge et néerlandaise. Dans celle de la S.N.C.B., les têtes des attelages accouplés peuvent se déplacer l’une par rapport à l’autre, et ceci exclut l’accouplement automatique des conduites d’air, par exemple. Dans la solution des N.S., au contraire, les têtes sont rendues solidaires après l’accouplement. L’ensemble des deux têtes constitue donc une barre — si l’on exclut les faibles jeux — présentant une articulation à chaque extrémité.

Détail de l’attelage « Benelux ».

Cette possibilité de déplacement, sous l’une ou sous l’autre forme, est indispensable pour compenser les différences de hauteur des véhicules, pour permettre la circulation en courbe, sur les bosses de triage et sur les rampes d’accès aux « ferry-boats ».

 L’attelage automatique, problème international.

L’attelage automatique fut d’abord pour nous un problème national, et il a fait l’objet de nombreuses publications. La plus ancienne que j’ai retrouvée date de 1894 !

C’est devenu ensuite un problème international.

En 1922, à la demande de la Deutsche Reichsbahn, l’Union internationale des Chemins de fer (U.I.C.) fit entreprendre les premières études à caractère international. Des fiches définissant les conditions auxquelles devait satisfaire un attelage automatique furent publiées en 1933. Cependant, en 1936, ayant pris connaissance du résultat des études et considérant les aspects technique et économique de la question, l’U.I.C. décida... qu’il ne fallait pas aller plus loin.

Ce n’était que partie remise.

En effet, en 1948, le Comité des Transports de la Commission économique pour l’Europe (Genève) demanda à l’U.I.C. de reprendre certaines études et, après de multiples étapes intermédiaires, l’Office de Recherches et d’Essais de l’U.I.C. (O.R.E.) a reçu l’ordre — en 1958 — de lancer un appel d’offres international.

Ce qui fut fait en mai 1960 : environ cent firmes furent consultées. Les offres entraient en décembre 1960 : treize volumineux dossiers. Leur dépouillement était terminé en avril 1961. Mais il y eut une parenthèse...

 L’est et l’ouest.

Si, à l’U.I.C, divers services s’occupent de la question, il en est de même à l’O.S.J.D., l’Organisation pour la collaboration des chemins de fer des pays à économie planifiée — qui a son siège à Varsovie — et dont font partie des grands tels que l’U.R.S.S. et la Chine, et quelques moins grands tels que la Tchécoslovaquie et la Pologne.

Si l’on note que l’échange de wagons entre l’Ouest et l’Est va croissant et que certains réseaux européens sont membres des deux organismes (U.I.C. et O.S.J.D.), on comprendra qu’il paraissait logique de décider qu’en principe les attelages étudiés de part et d’autre répondront à des conditions identiques. L’une des conditions communes consiste en une « accouplabilité » directe avec l’appareil actuellement appliqué en U.R.S.S., le SA 3.

L’attelage russe SA 3.

Dans des stades ultérieurs, on décida d’ailleurs d’aller aussi loin que possible dans la collaboration entre les deux organismes, et on le fait.

 Le rôle de l’O.R.E.

L’O.R.E. a lancé l’appel d’offres et il a dépouillé les réponses. C’est aussi l’O.R.E. qui s’occupe des essais.

Cela comporte des essais au banc (traction, compression, choc), cela comporte des essais sur wagons isolés, cela comporte enfin des essais sur trains entiers. Tout cela, avec quelques autres essais supplémentaires, est en cours.

On a dû éliminer une grande partie des propositions techniques — et c’est heureux pour l’O.R.E. ! — et il reste trois propositions « en piste ». C’est largement suffisant pour occuper les spécialistes : à l’heure actuelle, ils seraient sans doute bien embarrassés pour départager les offres.

Un attelage à l’essai.

Le travail de l’O.R.E. se développe en deux stades.

Trois experts (un français, un allemand et un italien) s’occupent en permanence de l’attelage automatique, avec l’aide des bureaux et des installations de leur administration. Ils sont, en fait, l’organe d’exécution d’un comité d’experts qu’on réunit deux ou trois fois par an. Les experts permanents rendent compte à ce comité et à un « groupe de pression » composé de quelques hauts fonctionnaires. Ce groupe a été créé pour prendre des décisions, pour orienter les travaux, etc. En dernière étape, c’est cependant le Comité de gérance de l’U.I.C., composé des directeurs généraux, qu’on informe et qui décide.

Pour vous expliquer en quoi consiste le deuxième stade, celui des essais O.R.E., il faudrait deux numéros de cette revue, au moins.

Je me limiterai plutôt à vous citer quelques conditions auxquelles l’attelage automatique doit satisfaire, étant entendu que les essais ont notamment pour but de vérifier si elles sont satisfaites et, dans la négative, de rechercher et de discuter avec les constructeurs les modifications à apporter aux prototypes utilisés pour les essais.

 Conditions à réaliser.

L’attelage automatique doit :

  • S’accrocher, sans aucune intervention manuelle, et cela pour des vitesses d’impact variables ;
  • Réaliser l’accouplement simultané de deux conduites pneumatiques et de quelques canalisations électriques ;
  • Permettre la circulation en courbe de faible rayon, sur les bosses de triage et sur les rampes d’accès aux « ferry-boats » ;
  • Ne pas dépasser certaines dimensions pour ne pas gêner des dispositions de construction existantes (passerelles d’intercommunication entre voitures, par exemple) ;
  • Résister à 200 t à la compression et à 150 t à la traction ;
  • Posséder des éléments élastiques répondant à des conditions déterminées (course et travail absorbé) ;
  • Etc., etc.

 Fonctionnement.

La suite de trois dessins reproduits d’autre part montre schématiquement comment l’un des modèles à l’essai fonctionne à l’accouplement. L’un des wagons est poussé vers l’autre, sur une voie en courbe ou en alignement, et les têtes se trouvent dans une position quelconque par rapport à l’axe des wagons. Ces têtes glissent d’abord dans le sens des flèches (fig. a) et elles vont donc finir par entrer l’une dans l’autre. En deuxième étape (fig. b), le glissement se poursuit sur d’autres faces des têtes, et les verrous (en noir) sont partiellement effacés. Sur la fig. c, l’opération est terminée, les verrous sont libérés, les têtes ne peuvent plus se décrocher... Sauf si l’on intervient, et cela peut se faire sans devoir pénétrer entre les wagons.

Phases d’un accouplement dans un système d’attelage à l’essai.

Ce qui a été brièvement expliqué ci-dessus montre que, dans le plan horizontal, une tête « cherche » l’autre pour s’y accrocher. La même chose est vraie dans le plan vertical, et c’est tout aussi important parce que, même pour des wagons de même type, mais chargés différemment, les têtes ne sont pas rigoureusement au même niveau.

 Choc et traction ou traction simple.

Dans ce qui précède, on a supposé que l’attelage central automatique remplace l’attelage à vis et les tampons. Cela implique que son système élastique soit constitué de manière à remplir les fonctions des tampons actuels et qu’il réponde donc à certaines conditions de course et de capacité d’absorption d’énergie.

Un attelage de simple traction (remarquez le pivot dans le bras court) avec dispositif pour attelage mixte.

Il serait aussi possible de garder les tampons et de se contenter de remplacer l’attelage à vis par un attelage central automatique, mais de simple traction. Les tampons continueraient à absorber les efforts de compression. Des essais de ce genre sont en cours. C’est une solution qui, pour divers motifs, n’enchante pas les spécialistes, mais elle est peut-être utile pour une étape intermédiaire de la « reconversion » du matériel, étape pendant laquelle une partie des véhicules serait encore munie de l’attelage à vis (avec tampons !), et une autre partie des véhicules de l’attelage central (également avec tampons, pour s’appuyer sur les précédents !). Mais il faut alors trouver un moyen d’accoupler ces équipements hétéroclites, c’est-à-dire réaliser l’attelage mixte.

On a imaginé et réalisé des solutions. A l’heure où j’écris ceci, aucune n’est entièrement satisfaisante, mais l’inspiration (la bonne) viendra peut-être demain.

 Il faut conclure.

A part quelques détails, vous en savez maintenant autant que nos experts.

Je m’aperçois cependant que je ne vous ai rien dit de ce que coûtent ces études, ni de ce que coûtera l’introduction de l’attelage automatique en Europe, ni des études relatives à la transition de l’attelage à vis à l’attelage automatique, ni des modifications à apporter au matériel existant, ni des délais encore nécessaires avant que nous soyons au bout de nos difficultés.

Autre dispositif d’essai pour attelage mixte (il peut être rabattu pour un attelage normal).

Ces difficultés sont réelles, et les décisions prises engagent une responsabilité énorme : le parc des véhicules à équiper en Europe occidentale est de l’ordre de 1,3 million de véhicules, auquel il faut ajouter un million de véhicules des Britanniques, qui s’intéressent déjà au problème, en attendant la réalisation... du tunnel sous la Manche.

Mais il faut laisser de la matière pour un autre article.

Je veux aussi terminer par une parole d’espoir. Quand on constate que les chemins de fer européens ont énergiquement repris l’étude d’un problème d’une telle envergure, il faut bien admettre qu’ils ne sont pas prêts de mourir !


Source : Le Rail, mai 1964