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L’action des cheminots belges en Chine

D. Polet.

mercredi 8 octobre 2014, par rixke

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La participation des Belges à la mise en valeur du Congo les a initiés aux entreprises d’outre-mer. A la fin du siècle dernier, un immense empire attira les hommes et les capitaux : la Chine. Là, comme ailleurs, Léopold II poursuivit sa politique d’expansion industrielle.

« D’habiles négociations avec le Céleste Empire et avec la France, qui en avait reçu des droits, aboutirent à la concession du chemin de fer de Pékin-Hankéou en 1898, puis ceux de Canton-Hankéou et de Kai-Fong à Ho-nan, en collaboration avec des capitaux français. Si la défiance des puissances empêcha le Roi de faire participer, dans un intérêt de prestige, des contingents belges à la répression des Boxers, du moins parvint-il à obtenir, en 1902, l’octroi de la souveraineté de Tien-Tsin. Ainsi, de toutes parts, s’est réalisée la pensée de Léopold II. L’activité de son peuple déborde sur le monde ; la politique d’expansion a définitivement triomphé des craintes et des timidités des débuts « (Pirenne, Histoire de Belgique, T. VII, p. 3O7).

 Les voies ferrées construites par les Belges.

En 1914, la Chine possédait 10.000 km. de voies ferrées en exploitation, qui avaient été construites par la Russie, par l’Allemagne, par l’Angleterre, par la France, par la Chine et par la Belgique. Sur les 10.000 km. exploités à cette époque, c’est le plus petit pays, la Belgique, qui a construit le plus grand nombre de km., si l’on excepte la Russie qui, en créant le Trans-Mandchourien (ligne de Manchouli à Vladivostok), soignait spécialement ses propres intérêts.

Les lignes construites par la Belgique sont :

  1. Le chemin de fer de 1.200 km. appelé suivant les évolutions politiques : Kin-Han, Pé-Han et même Han-Pin, qui réunit Pékin à Hankow, centre commercial et port fort important sur le Yangtsé, appelé aussi Fleuve Bleu, bien que ses eaux fussent noirâtres ;
  2. La ligne de Kaifeng à Honan Fou (186 km.) dans le Honan, que l’on désigne souvent sous le nom de Pien-Lo. Cette ligne, trop courte, était peu rentable ;
  3. Le chemin de fer du Lung Tsin Yü Hai, appelé le plus souvent Lung-Hai, partait du port de Hai-Chow (sur la mer Jaune) pour aller aboutir à Lan-chow, capitale du Kansou, en traversant le Kiangsu, le Honan et le Shensi. La construction de cette grande artère est-ouest, qui devait comporter 1.800 km. de voie ferrée, était en cours quand éclata la guerre 1914-1918.

 Les grandes périodes de la construction des chemins de fer.

Pour mieux saisir encore l’ampleur des travaux entrepris en Chine par les hommes du rail de notre pays, ne faut-il pas placer leurs activités dans l’histoire générale des entreprises des chemins de fer chinois ?

Avant 1895. Le “tramway” de Kai-ping devient, au moment de la guerre sino-japonaise, un chemin de fer à voie normale, s’étendant de Tientsin à près de 100 km. au nord de la Grande Muraille.

1895-1900. Après la défaite du Céleste Empire par le Japon, la Russie obtient des concessions à la fois territoriales et économiques. Elle est suivie par l’Allemagne, l’Angleterre et la France. Cette deuxième période est marquée par la création de chemins de fer commerciaux, dans laquelle la Belgique eut une part importante. Cette participation rencontrant la sympathie de la Cour impériale chinoise — la Belgique ne pouvait être accusée de visées politiques — se traduisit par l’obtention du contrat pour la construction du chemin de fer Pékin - Hankow. Les Belges ne se contentèrent pas d’enlever de haute lutte ce contrat. Peu après, ils en signaient un second, cette fois en collaboration avec les Français, contrat qui avait pour objet la construction du Pien-Lo.

1900-1911. La révolte des Boxers [1], matée par les grandes puissances et la période troublée qui suivit marquent une transition.

1911-1914. Les révolutionnaires exploitent le mécontentement des provinces pour créer un mouvement populaire qui, en quelques mois, a raison de l’Empire [2]. La première république est proclamée à Nankin. La Compagnie générale des Chemins de fer en Chine signe un contrat pour la construction du chemin de fer du Lung-Hai.

1914-1918. La guerre paralyse le développement des chemins de fer en Chine. On remarque un manque de fonds. On souffre de la rareté du matériel. Des luttes continuelles divisent le pays (Sun Yat-sen et Tchiang Kaï-chek, du Kuoimintang, contre le général Yuan Che-kaï, qui essaye de fonder une nouvelle dynastie), sans compter l’intervention japonaise.

Après 1919. La fin des hostilités aurait pu marquer la reprise de la construction des chemins de fer s’il n’y avait eu une crise permanente, résultant des guerres civiles entre le Nord et le Sud d’abord, entre le Kuomintang et les communistes ensuite.

En 1922, M. De Vos, représentant de la Société d’Entreprises en Chine, conclut avec le gouvernement chinois un important accord pour la fourniture de matériel nécessaire à la prolongation du Pékin-Kaigan jusque Ningshiafou [3].

 Le Pékin-Hankow.

Le Pékin-Hankow et ses embranchements comportent exactement 1.348 kilomètres. Il traverse trois riches provinces peuplées de 75 millions d’habitants. C’est une ligne à simple voie à écartement de 1,435 m. La voie sillonne une immense plaine sablonneuse sur environ 3/4 de son parcours. Elle est coupée par un grand nombre de rivières aux lits mal formés, aux rives mouvantes. La ligne court, en effet, le long d’une chaîne de montagnes qui ne retient pas les eaux. La configuration du terrain aura pour conséquence une accumulation de difficultés aussi bien pour la construction que pour l’exploitation.

Le 26 juin 1898, les Belges obtiennent la concession de ce chemin de fer. Un an plus tard, les travaux débutent sous la direction de M. Jean Jadot, ingénieur dynamique, futur gouverneur de la Société générale de Belgique.

Cette ligne de 1.210 km. en voie directe, et de 1.348 km. avec ses embranchements, fut officiellement inaugurée en 1905. La construction et la mise en exploitation n’avait donc duré que sept ans, malgré les difficultés de franchir le Fleuve Jaune et malgré la révolte des Boxers en 1900. Durant celle-ci, les travaux furent stoppés, des chantiers furent détruits ou pillés, et des agents européens qui ne parvinrent pas à gagner à pied le centre de Tientsin furent tués ou portés disparus.

La ligne fut rachetée par le gouvernement chinois qui, depuis le premier janvier 1909, l’exploite directement.

 Le pont sur pieux à vis.

Quant aux difficultés, pourrait-on les compter ?

Près de mille ponts métalliques comportant des travées de S à 60 m. ont été établis. Attardons-nous un instant sur un gigantesque obstacle que les Belges ont dû surmonter : la construction d’un pont sur le Fleuve Jaune. Sa longueur laisse rêveur, 3.010 mètres. Il comprend 50 travées métalliques de 31,30 m. à voie inférieure et 52 travées de 21 m. à voie supérieure. Ces travées reposent sur des piles métalliques réalisées par des tubes en acier d’environ 25 m. de long, munis à leur base inférieure de spires hélicoïdales en acier moulé qui ont permis de visser ces tubes dans le lit sablonneux du fleuve de la même façon que l’on enfonce un tire-bouchon dans le goulot d’une bouteille. Ces tubes ont été vissés à environ 17 mètres sous l’étiage. Leurs parties supérieures ont été réunies entre elles par des caissons métalliques formant une plate-forme d’assise pour les travées de pont. Les piles comportent quatre tubes pour les travées de 21 m. et six tubes pour les ponts de 31 m. Ce pont du Fleuve Jaune est probablement la plus grande application de pieux à vis qui ait été faite dans le monde (application qui n’est possible que dans un sol sablonneux). Ainsi conçu, cet ouvrage d’art ne fut adopté que comme pont provisoire avec garantie de vingt ans.

Hélice pour pieu à vis.

Durant cette garantie, le pont du Fleuve Jaune fut une grosse sujétion pour l’exploitation de la ligne, attendu qu’en période de crue les affouillements constatés autour des piles atteignaient parfois huit à dix mètres, ce qui nécessitait la défense de celles-ci au moyen de fascinages et d’enrochements.

 La terreur d’un fleuve

Les Chinois connaissent les caprices du Fleuve Jaune, qui prend sa source au Thibet. Ils avaient appris aux ingénieurs belges les pénibles événements de l’histoire de ce fleuve terrifiant. Terrifiant, c’était bien le mot exact, en effet. En 1887, le Fleuve Jaune avait rompu ses digues, inondé 1.800 villages, réduit à la famine plus de trois millions d’habitants.

C’est un fleuve vagabond. Ses rives, nous l’avons dit, sont mouvantes. Pour se convaincre de ce phénomène, il faut comparer deux cartes de géographie, l’une montrant le visage de la Chine d’hier, l’autre celui de la Chine d’aujourd’hui. Les points indiquant les deux embouchures, la nouvelle et l’ancienne, sont distants de plus de 300 kilomètres.

Oui, en Chine, les catastrophes étaient monnaie courante. Chaque année, le fleuve débordait de son lit mal tracé. Chaque année, la ligne Pékin-Hankow était coupée par les eaux.

 D’autres caractéristiques

La ligne Pékin-Hankow franchit deux tunnels ; le premier à 667 km. de Pékin et le second à 1.040 km. Les déclivités adoptées ne dépassent guère 1 0 mm sur la majeure partie de la ligne mais atteignent 19 mm. dans la région montagneuse aux abords du km. 1.040, où se fait le partage des bassins du Fleuve Jaune et du Yangtsé. C’est aussi dans la région montagneuse que nous trouvons des courbes de 300 mètres de rayon. Partout ailleurs se présentent de très grands alignements, car on a tracé la voie sans s’efforcer d’atteindre les petites villes murées rencontrées de Pékin à Hankow. Souvent, le rail passe à 1 km. et plus de la ville, mais le commerçant est venu s’installer aussitôt près de la gare, où il s’est formé de nouvelles bourgades.

A l’origine, le ballastage de la voie était fait avec du sable de rivière mêlé de gravier.

 Un appel

En 1911, deux ans seulement après le rachat de la ligne, le gouvernement chinois lançait un appel au gouvernement belge. Envoyez-nous des techniciens, demandaient les Chinois. En Belgique, cinq hommes acceptent. Ils partent en Chine, où le service des Voies et Travaux les répartit sur les 1.300 kilomètres de la fameuse voie. Parmi eux, M. Horwart, aujourd’hui inspecteur honoraire des Chemins de fer belges et inspecteur principal honoraire des Chemins de fer chinois.

M. Horwart, noble vétéran, vit à Leuze-Longchamps dans une maison hantée par les Bouddhas, les dieux du ciel et de l’enfer, qu’il a ramenés de l’empire céleste.

 Le travail des Belges

M. Horwart a gardé la verve de sa jeunesse. Ses souvenirs de Chine sont nets. Il ne se trompe pas d’un jour sur un événement. Il ne s’égare pas sur un détail. Il raconte :

  • Après deux ans de gestion, les Chinois s’étaient aperçu que les inondations fréquentes constituaient une difficulté permanente pour l’exploitation. Notre mission était donc avant tout de réparer les dégâts causés par les crues. Mais elle n’était pas limitée à cela. Nous devions aussi équiper la ligne, compléter les cadres du personnel chinois, rechercher les améliorations éventuelles, commencer enfin les études du fameux pont sur le Fleuve Jaune, pont qui devait être jeté à l’endroit même du pont sur pieux à vis déclaré provisoire.

Enumérons les travaux les plus urgents réalisés par cette équipe de cinq fonctionnaires. Ouverture de carrières, tant au nord qu’au sud du Fleuve Jaune, pour produire des pierres concassées et les substituer au sable qui servait de ballast à la voie. Introduction de raccords paraboliques dans les courbes de faible rayon (ces deux améliorations permirent de relever la vitesse des trains). Augmentation du nombre de réservoirs et de prises d’eau pour locomotives. Réduction de la longueur des sections de bloc, pour augmenter le débit de la ligne. Au rachat, ce réseau n’avait guère que 82 gares. Le nombre fut porté à 160, ce qui permit de réaliser des sections de block de 7 à 8 km. au lieu de 16 km. A l’exploitation par bâton pilote a main fut substitué le bâton pilote électrique. Des signaux fixes de gares furent implantés d’abord, puis, en 1923 et 1924, ces signaux furent enclenchés avec les aiguillages. Plus tard, en 1927, ces signaux fixes de gares furent doublés d’un signal à distance.

« Bref, nous dit M. Horwart, il fallait parachever cette ligne et développer des embranchements, toutes choses qui n’étaient pas possibles quand la Société d’Etudes de chemins de fer en Chine visait à relier au plus vite Pékin à Hankow, jonction où subsistait un gros obstacle : la traversée du Fleuve Jaune. Il faut retenir que le tronçon de Pékin au Fleuve Jaune ou le tronçon du Fleuve Jaune à Hankow, exploités séparément, n’étaient guère intéressants. Le grand débouché, tant pour les mines du Nord de la Chine que pour les produits agricoles était le port d’Hankow, qui pouvait être touché par des bateaux de 10.000 tonnes. Il fallait donc résoudre en vitesse le passage du Hoang Ho, et la solution adoptée fut ce fameux pont sur pieux à vis, un pont provisoire qui fut un grand succès tant au point de vue technique qu’au point de vue commercial. Il a rendu des services très importants grâce à l’entretien et à la surveillance dont il a été l’objet. En 1931, à mon départ de Chine, ce pont était toujours en service... »


Source : Le Rail, décembre 1964


[1Ce sobriquet fut donné aux paysans rebelles d’après le nom original de leur société « Yi Ho Chouan », société des Poings justes, qui finit par déclarer la guerre à tous les « agresseurs étrangers ».

[2Alarmées par les troubles incessants, les grandes puissances, dont l’action en Chine dépendait du rail, avaient envisagé de faire nationaliser les chemins de fer, sous le contrôle d’un consortium où les Chinois n’auraient eu aucune place. Le régent de l’Empire s’était soumis. Le peuple se révolta. L’un des meneurs locaux, qui faisait son apprentissage de révolutionnaire, put rassembler une foule hurlant « Ne touchez pas a nos chemins de fer ! » dans une région, le Honan. qui ne possédait pourtant qu’un embryon de réseau (le Pien-Lo).

[3Cette même année, après la fameuse grève des marins de Hong-Kong, on vit se former les sections d’un « Syndicat général des Cheminots du Pékin-Hankow ». L’organisation syndicale des ouvriers sortait de l’enfance.