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L’action des cheminots belges en Chine

D. Polet.

mercredi 8 octobre 2014, par rixke

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 Une adjudication

Puisque nous sommes au pont du Fleuve Jaune, disons qu’en juin 1921 eut lieu à Pékin, sur décision du ministre des Communications, une adjudication concours pour l’établissement d’un pont définitif en remplacement du pont sur pieux à vis. Les instances répétées du personnel belge en service à cette époque sur la ligne du Kin-Han avaient finalement convaincu l’administration chinoise de l’impérieuse nécessité de construire un pont définitif. Pour rendre possible pareille adjudication concours, il fallait donner tous les éléments nécessaires aux soumissionnaires.

M. Horwart nous donne des précisions : « C’est ainsi que le cahier des charges donnait une coupe de la stratification des terrains, coupe résultant de nos sondages faits tous les 100 m. dans le lit du fleuve jusqu’à une profondeur de 50 m., avec le graphique des hautes eaux et celui des affouillements constatés autour de chaque pile du pont provisoire, etc. En un mot toutes nos constatations faites durant une série d’années d’observation. Pour le classement de cette adjudication concours, le ministre des Communications créa une commission spéciale composée d’un président, d’un vice-président, d’un secrétaire général, de cinq conseillers supérieurs et de secrétaires techniques. Ces conseilleurs supérieurs furent Ménager (France), Wilmer (Angleterre), Woddel (Etats-Unis), Omhra (Japon), Dethieu (Belgique) en remplacement de Virendeel, empêché. Je fus l’un des secrétaires techniques de cette commission. A ce concours participèrent les plus importantes firmes du monde entier, dont la Société belge de Chemins de fer en Chine, qui présenta un projet de pont métallique avec piles en maçonneries descendues à 30 m. sous l’étiage. Cette société fut déclarée adjudicataire de l’ouvrage pour dix millions 881 mille dollars. Ce fut une belle victoire pour le prestige et la renommée de la Belgique. Pour des raisons financières, résultant des événements en Chine, la construction de ce pont définitif n’était pas commencée en 1931, date à laquelle je quittai la Chine. J’ignore comment s’est résolue cette affaire d’adjudication. »

 D’autres difficultés

« Chaque Européen, ajoute M. Horwart, était presque toujours doublé d’ingénieurs chinois pour leur apprentissage, et parfois cela ne manquait pas d’intérêt...

Les guerres civiles, qui durèrent jusqu’à la prise du pouvoir par le Kuomintang, en 1928, créèrent bien des problèmes sur la ligne du Kin-Han. Celui de la réparation des ponts métalliques dynamités ne fut pas un des moindres.

En 1916, le parc aux locomotives du Pékin-Hankow était devenu insuffisant. L’impossibilité d’en acquérir en Europe amena la direction de cette ligne à faire l’achat d’une série de locomotives type Consolidation, en Amérique. Celles-ci, quoique d’un poids très voisin de celles en service, de construction européenne, créaient des tensions assez élevées dans les grands tabliers métalliques établis lors de la construction de la ligne, de 1899 à 1905. L’utilisation de ces locomotives créait un nouveau gros problème : il fallait renforcer les travées métalliques de grande et moyenne portée, et ce en les maintenant en service, attendu que le Kin-Han était à simule voie. Ce problème n’était que partiellement résolu en 1931, quand je décidai de rentrer en Belgique.

En 1918, par suite d’inondation, un besoin urgent de ponts métalliques se fit sentir. Or, à cette époque, ni l’Europe, ni l’Amérique n’étaient en mesure de les procurer à la Chine. Je fus chargé de tenter l’essai de construire sur place six tabliers métalliques avec poutres en treillis de 31 m. 30 de portée. Cet essai fut réalisé a Hankow, avec de la main-d’œuvre uniquement chinoise et avec des aciers fabriqués aux laminoirs d’Hanyang. Aux essais, ces ponts donnèrent des flèches oscillant entre 22 et 24 mm. Ces épreuves étaient donc concluantes. C’était les premiers ponts métalliques construits par le Kin-Han ».

 Echec aux crues

Les ingénieurs devaient combattre les effets désaatreux des crues. Il fallait construire les ponts emportés par les eaux bouillonnantes du Fleuve Jaune, édifier à nouveau les digues submergées.

« Je me souviens d’une crue particulièrement violente, précise l’inspecteur. On m’avait alerté un matin. J’étais parti immédiatement en draisine. Les eaux avaient basculé plusieurs ponts. Ce jour-là, noua avons retrouvé un tablier de 30 mètres de long dans un affluent. Des 30 mètres, deux mètres seulement dépassaient du lit. Ce jour-là aussi, les Chinois sont partis à la recherche d’un autre pont que les eaux avaient emporté, ils ne l’ont pas découvert. C’est seulement deux ans plus tard que des paysans l’ont retrouvé enfoui... »

L’inspecteur me parle de sa vie lointaine, éloignée de tout, de cette vie qui ne ressemble pas à la nôtre. Sur le chantier, M. Horwart loge dans un wagon-service. Il y a une salle à manger, un salon, une chambre à coucher, une petite cuisine. Sur les chantiers chinois, on ne songe ni aux 45 heures, ni aux jours de congé. Sur les chantiers de Chine, on travaille tous les dimanches. Les « jours de récupération » ne sont pas connus là-bas.

Les Chinois ne connaissaient pas de repos sauf à la nouvelle année chinoise. Cette fête, ils la célébraient durant 10 à 15 jours suivant l’argent qu’ils avaient pu amasser ».

 La fourmilière et son tâcheron

« Comment recrutiez-vous les travailleurs ?

  • C’était très simple, répond l’inspecteur. Le soir, j’appelais le tâcheron, c’était le fournisseur d’hommes. Je lui disais : « II me faudrait pour demain 100 coolies ». Le lendemain à l’aube, les hommes étaient rassemblés. Malgré les difficultés que je viens d’esquiser, tous les vétérans regrettent la Chine et son soleil.
Fourmilière...
  • Comment expliquer ces regrets ?
  • Quoi de plus passionnant dans la vie que tout travail que l’on conçoit, que l’on étudie et que l’on réalise en pleine liberté et en pleine initiative ! Et puis comment ne pas aimer ce peuple d’artistes, si poli, si courtois et qui était si pacifique. Bien sûr que ce peuple a comme tous les autres ses qualités et ses défauts, qualités et défauts qui sont souvent opposés aux nôtres, mais pour l’apprécier, il faut savoir le comprendre. Et cela demande du temps... »

 Un autre écho

« J’avais 22 ans quand j’ai quitté mon pays. Je suis parti pour ne pas rester sous mon clocher. »

En 1903, le jeune Depaive quitte son bureau, où il était employé aux Chemins de fer belges. Il avait déjà travaillé pendant deux ans et demi au service des pensions.

Soixante ans plus tard, je le retrouve dans un appartement bruxellois.

« Je ne voulais pas moisir ici, avoue-t-il très simplement. Je suis parti le 15 septembre exactement à destination de Moscou d’abord, via Cologne, Berlin, Varsovie, pour continuer via la Sibérie, le Baïkal, la Mandchourie et la Corée, jusqu’à Dalny (Dairen en japonais), la mer de Chine, Shanghaï et, enfin, via le fleuve Bleu, jusqu’à Hankow, où je débarquai le 14 octobre, par une température de 25° C, après 29 jours de voyage. »

A Hankow, il est reçu par Jean Jadot.

« Qu’est-ce que vous avez fait en Belgique ?

  • J’étais au service des pensions du chemin de fer.
  • Oui, je vois, vous avez fait du chiffre. Puisqu’il en est ainsi, vous débuterez au service de comptabilité. Et dites-vous bien qu’ici, il n’est pas question de hiérarchie ni de cadres. Ici, ce sont ceux qui travaillent qui avancent et qui arrivent. »

M. Depaive se souvient de cet accueil comme si c’était hier. Il s’est levé pour mimer la scène de ce rendez-vous militaire.

« Me voici donc, poursuit-il, au service de comptabilité. Ça a duré deux ans et demi. Je suis nommé ensuite sous-inspecteur au service de l’exploitation, puis, deux mois après, inspecteur. En 1909, je quitte le Pékin-Hankow, ligne reprise par les Chinois. Je reviens à la deuxième ligne, le Pien-Lo, où je suis promu inspecteur principal. Après la guerre de 1914-18, je deviens chef d’exploitation de la ligne prolongée sous la dénomination de Lung-liai. »

M. Depaive passera ainsi par tous les échelons. En 1927, il est conseiller au ministère des Communications à Pékin. En 1929, agent général à Shanghaï de la ligne de Lung-Hai.

« A cette époque, précise-t-il, je m’occupais de la réception de tout le matériel. J’examinais tous les problèmes de liaison. Ainsi, nos locomotives, montées à Woo-Sung, étaient acheminées par la ligne anglaise Shanghaï - Nankin. »

En 1931, M. Depaive décide de rentrer en Belgique pour reprendre du service. Il avait travaillé 28 ans en Chine.

 Des souvenirs

Quelle était la vie d’un cheminot belge en Chine ? A cette question, M. Depaive devient songeur. Une foule de souvenirs passent devant les yeux de son imagination. Pense-t-il au cheval mongol qu’il montait, aux bungalows où se pressaient ses quatre domestiques, à la chasse a la bécasse, au petit caboulot où les cheminots belges jouaient aux cartes, le soir ? Ces souvenirs ont frôlé sa pensée.

Son épouse intervient : « Nous ne pourrons jamais plus retrouver l’atmosphère de là-bas. Là, c’était l’été, la chaleur torride, 45 à 46 degrés à l’ombre aux bords du fleuve Bleu ; l’hiver, à Pékin, un froid cinglant, moins 20° quand soufflait le vent jaune de Mongolie.

  • Mais comment partagiez-vous vos heures de travail ?
  • En général, on travaillait de 7 heures à 11 heures. Après le repas, c’était le moment sacré de la sieste. Le soir, on travaillait à la lampe à pétrole. L’été, l’air devenait étouffant. Combien de fois ai-je vu l’encre dégouliner sur mon papier parce que ma main moite l’avait effleuré ! »

 Un kilomètre par jour

M. Depaive me parle de la fourmilière, de ces 2.000 à 3.000 Chinois, de ces 2.000 à 3.000 paniers en osier balançant à bout d’épaule. Il m’explique le déroulement des différents travaux : charger les rails, poser les billes, fixer les traverses.

« Nous parvenions à réaliser un kilomètre par jour, sans compter la construction des ouvrages d’art, souvent confiés aux Italiens, spécialistes en béton. Nous allions enfin vérifier, de gare en gare, si tout fonctionnait normalement. Nos trajets, nous les effectuions en draisine, de petites draisines aux extrémités desquelles deux hommes pompaient. Bien qu’elles fussent mues à bras d’hommes, elles marchaient bien. Leur vitesse atteignait 30 km à l’heure. Puis venait le jour solennel de l’inauguration d’un tronçon. Le train passait. Les chefs de gare saluaient ou se courbaient. Les milliers de travailleurs agitaient leurs paniers d’osier. Au début, un train partait chaque jour de Pékin vers Hankow et de Hankow vers Layang (Honan fou) sur le Lung-Hai. »

J’allais dire un mot, mais M. Depaive reprend : « Pardon, j’allais oublier de vous expliquer. Ah ! ces tombeaux... il faut Savoir que les Chinois enterrent leurs morts non loin du village, en pleine campagne, n’importe où, sur une de leurs terres. Il n’y a pas de cimetière, mais des milliers de petits cimetières. Chaque sépulture est recouverte d’un tumulus. Là-bas comme ici, la tombe est un objet de vénération et de respect. Pour poser les lignes, nous n’allions pas contourner chaque tumulus. Il fallait donc les déplacer. Ces déplacements se faisaient à l’intervention des délégués chinois du gouvernement : aux termes du contrat, les terrains devaient être quittes et libres. »

 L’indicateur de 1925

M. Depaive ouvre le tiroir de son bureau. Et comme on prend en Belgique un indicateur de chemin de fer de l’année, il retire un indicateur aux pages quelque peu déchirées, un indicateur marqué de signes chinois et du millésime I 925. L’inspecteur dénombre les chiffres compliqués.

« En 1925, dit-il, il y avait cinq trains par jour dans les deux sens sur la ligne Pékin-Hankow. »

 Une bien curieuse armée

« Quels spectacles avez-vous rencontrés ?

  • Pas beaucoup. Vie assez uniforme, sinon monotone, loin des remous. Si vous le voulez, je vous parlerai des brigands. . L’armée chinoise était, à vrai dire, une bien curieuse armée. On déplaçait un général. D’accord I Mais alors, il emmenait avec lui toute sa troupe. Ou encore un chef vaincu licenciait sa troupe. Dans ce cas, les soldats devenaient brigands. Ils partaient vers une autre contrée pour la piller, la dévaster. Ainsi, d’année en année, voyait-on défiler des bandes désorganisées à travers sa région mais aussi à travers ses gares. J’ai reçu quelques fois la visite de ces bandes de pillards. »

M. Depaive n’a pas l’air effrayé.

« Mais ils n’étaient pas méchants avec les Européens. Ils ne nous ont jamais attaqués de peur d’avoir des ennuis avec les légations, ce qui aurait entraîné des représailles de la part des puissances alliées.

« Naturellement, ajoute M. Depaive avec bonhomie, il était nécessaire de parlementer. On leur donnait à manger, et ils s’en allaient satisfaits. J’ai eu la désagréable compagnie d’un de ces généraux rebelles pendant tout un voyage. Il était venu me présenter ses respects. Puis, il est monté dans ma voiture privée pour pouvoir voyager à l’œil, en échange de la politesse qu’il me faisait. J’ai assisté à trois mutineries. Les gros propriétaires étaient pillés... » [4] .

 Et aujourd’hui !

Que sont devenues ces lignes ? Ces ponts ont-ils été emportés ? A ces questions, un Chinois me répondra. Il appartiendra, en effet, à M. Kio Bien, ancien ingénieur des Chemins de fer chinois, de me donner un aperçu de la situation actuelle. M. Kio Bien a fui son pays en 1949, mais, récemment, il eut l’occasion de découvrir à nouveau les lieux de son enfance. En qualité d’ancien agent des Chemins de fer chinois, son intérêt devait tout naturellement se porter vers l’exploitation des voies ferrées qu’il avait connues autrefois.

Le pont « provisoire » sur le fleuve Jaune.

« J’ai été frappé par l’extension prise par le réseau ferré chinois. Entre Pékin et Hankow, la ligne à sens unique a été remplacée par une ligne à double voie. Les courbes ont été élargies. Le tracé de nombreux tronçons a été rectifié. Le pont sur pieux à vis, déclaré provisoire, existe toujours. Mais il sert de pont routier.. Les Chinois ont détourné la ligne de quelques kilomètres pour jeter un pont métallique à un endroit où le fleuve se rétrécit. »

Les chemins de fer ont pris un nouvel essor.


Source : Le Rail, décembre 1964


[4Nous avons eu le regret d’apprendre le décès de M. Depaive, survenu quelque temps après cette entrevue.