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Chemin de fer et cinéma (I)

J. Delmelle.

mercredi 29 octobre 2014, par rixke

I. Nés d’une même besoin...

Aucune invention moderne n’est le produit d’un phénomène de génération spontanée.

Esquissant l’histoire de nos chemins de fer, O. Petitjean [1] écrit que tels que notre génération les connaît, les chemins de fer constituent, non pas une invention homogène, mais bien la coordination raisonnée de nombreuses découvertes qu’il a suffi de mettre au point en les associant.

Cette même remarque, on peut la répéter à propos du cinéma. Le cinéma ne devait pas échapper à la loi commune, note Ernest Coustet [2], et sa vogue actuelle nous étonnera moins quand, recherchant ses lointaines origines, nous constaterons le charme singulier, l’attrait irrésistible qu’ont offert à la plupart des peuples les projections animées même les plus rudimentaires.

Les deux inventions qui nous occupent ici : le chemin de fer et le cinéma, sont issues, en réalité, d’un même et vieux désir. L’homme a toujours cherché à se distraire des soucis et des contingences du quotidien. Dès l’origine, le rêve lui a fourni un facile moyen d’évasion auquel, de nos jours encore, il ne manque pas de recourir fréquemment. Beaucoup plus tard, le rail lui a ouvert lei portes du vaste monde et lui a donné le dépaysement, l’évasion dans l’espace, tandis que la photographie animée, après le théâtre d’ombres, lui a offert d’autres échappatoires dont celles, par exemple, du recul historique et de l’anticipation.

Nés d’un même désir informulé, d’un même besoin aussi imprécis qu’impérieux, le chemin de fer et le cinéma n’ont pas vu le jour dans un même berceau. Toutefois, c’est presque simultanément qu’ils ont inauguré leurs deux carrières. Comme la radio et l’auto, l’un et l’autre sont devenus, au terme de périodes de croissance de durées très inégales, des « faits sociaux » dont il est superflu, pensons-nous, de souligner l’importance.

Cette quasi-simultanéité de l’apparition du chemin de fer et de la technique de la recréation visuelle du mouvement est un phénomène qui n’a pas échappé à l’attention de Georges Sadoul, auteur d’une Histoire générale du Cinéma [3]. Les premières locomotives ahanent sur les rails de fer, écrit-il en commençant le chapitre qu’il consacre aux recherches du Belge Joseph Plateau sur la persistance des images rétiniennes, recherches qui devaient amener notre compatriote à poser avec netteté le principe sur lequel se fondent la projection et la vision des films.

Nous sommes en 1829, à Liège, par un beau jour d’été. Pendant vingt-cinq secondes, Plateau fixe le soleil et arrache de la sorte, à la lumière, le secret qui va lui permettre de recréer le mouvement dans la nature. Peu de temps auparavant, en mai 1829, notre physicien a présenté et soutenu, à la Faculté des-Sciences de l’université mosane, une Dissertation sur quelques propriétés des impressions produites par la lumière sur l’organe de la vue, faisant remarquer, en particulier, que la durée de ces impressions modifie les apparences. Abandonnant la théorie pour la pratique. Plateau (qui n’en est pas à son coup d’essai puisqu’il a déjà créé, en 1828, un disque à créneaux) construit, en 1832, un petit appareil décomposant et reconstituant le mouvement. Ce jouet, appelé le « phénakistiscope », consiste essentiellement en un disque de carton percé vers sa circonférence d’un certain nombre de petites ouvertures et portant des figures peintes sur l’une des faces. Lorsque l’on fait tourner ce disque autour de son centre vis-à-vis d’un miroir, en regardant d’un œil à travers les ouvertures, les figures vues par réflexion dans la glace, au lieu de se confondre comme cela arriverait si l’on regardait de toute autre manière le cercle tournant, semblent, au contraire, cesser de participer à la rotation du cercle, s’animent et exécutent des mouvements qui leur sont propres... Le savant, qui vient de découvrir le principe du cinéma et de réaliser effectivement — en outre — le premier dessin animé, ajoute : Si plusieurs objets, différant entre eux graduellement de forme et de position, se montrent successivement devant l’œil pendant des intervalles très courts et suffisamment rapprochés, les impressions qu’ils produisent sur la rétine se lieront entre elles sans se confondre, et l’on croira voir un seul objet changeant graduellement de forme et de position... [4].

L’année même où, commettant une imprudence qu’il paiera plus tard de ses yeux, Plateau inaugure à son insu l’ère cinématographique, un ingénieur anglais nommé Stephenson présente, au jury du concours de Rainhill organisé en vue de la création du chemin de fer Liverpool - Manchester, sa locomotive « Rocket ». Primée, cette locomotive commencera sa carrière utile le 15 septembre 1830.

Marquant le début de la célébrité de Stephenson et de Plateau, l’année 1829 voit donc le chemin de fer prendre un départ spectaculaire et le cinéma devenir une promesse assurée d’une réalisation plus ou moins rapide.

Bien sûr, avant l’année en question, nombre de chercheurs ont dépensé beaucoup d’efforts pour essayer d’atteindre le niveau auquel sont enfin parvenus Stephenson et Plateau. Cugnot, en 1763, a expérimenté un véhicule mû par la vapeur, et William Hedley, en 1813, a construit une première locomotive sur rails présentant malheureusement un grave inconvénient, un manque de stabilité provoqué par les réactions de la vapeur agissant dans des cylindres placés verticalement. Par ailleurs, l’idée de l’ « image vivante » a fait un certain bout de chemin. On a vu le Liégeois Robert, dit Robertson, lointain émule de Cagliostro, faire courir le Tout-Paris, de 1797 à 1803, au Pavillon de l’Echiquier ou au Couvent des Capucines, grâce à son « phantascope » tellement suggestif que, effrayées de ces visions, de nombreuses personnes sortaient précipitamment en poussant des hurlements affreux [5]. Une telle réaction, soit dit par parenthèse, ne devait-elle pas être également celle des premiers usagers du rail, généralement épouvantés par la vitesse des convois, le vacarme, les trépidations, les chocs, la fumée et les dangers, plus imaginaires que réels, du nouveau moyen de locomotion ?

A l’heure où Stephenson et Plateau s’illustrent par leurs travaux, grandit, dans un village de la Hesbaye hutoise, à Jehay-Bodegnée, un enfant qui, arrivé à l’âge mûr, va ouvrir, devant le chemin de fer déjà fermement entré dans les mœurs et devant le cinéma qui se cherche encore, des perspectives extrêmement fécondes. Cet enfant se nomme Zénobe Gramme. Après avoir étudié à Hannut, Huy et Liège, attiré par la mécanique de précision, notre Hesbignon part pour la France. En 1857, il s’installe à Paris, où il prend, en 1867, un premier brevet concernant des perfectionnements apportés aux machines magnéto-électriques. L’année suivante, au cours d’un séjour à Londres, il conçoit sa première dynamo à courant continu. Peu après, de retour dans la capitale française, il dépose le brevet de sa machine génératrice d’électricité qui, relativement simple, pratique, est susceptible d’applications industrielles immédiates. Dès lors, les perspectives de l’énergie électrique apparaissent quasiment illimitées. Le rail ne va pas manquer de tirer parti et profit de l’invention qui, à plus ou moins longue échéance, influencera ses destinées. Le cinéma, dont le développement commercial est tributaire des progrès de l’électro-technique, va bientôt franchir, aidé par d’autres découvertes, une étape décisive. Signalons que, à la même époque, un de nos compatriotes, le chimiste Van Monkhoven, perfectionne notablement le procédé photographique au gélatino-bromure, substituant à la plaque humide au collodion une plaque sèche parfaitement instanlunée, qui pouvait se conserver durant des mois et des années [6]. Ce faisant, il collabore utilement, lui aussi, à la victoire du cinéma, qui, sur le plan de la technique en particulier, devait être encore servi par plusieurs Belges dont, voici peu d’années, l’ingénieur Edmond Noaillon, auquel on est redevable de la mise au point d’un procédé de cinéma en relief à trois grilles en éventail.

Extrait du film « Union Pacific », de Cecil B. De Mille.

Produits d’une même époque, le chemin de fer et le cinéma ne pouvaient manquer d’entretenir de fructueux rapports. Nous avons fait allusion, plus haut, à Robertson, dont le « phantascope » intrigua tant les Parisiens, qui avaient consenti de bon gré une dépense de six livres — somme fort élevée pour l’époque ! — afin d’être admis au Pavillon de l’Echiquier, aux Capucines et, par la suite, de 1814 à 1831, au Pavillon de Tivoli, près de l’actuelle gare Saint-Lazare. Sait-on que, pour réaliser ses fantasmagories, notre Liégeois utilisa une lanterne magique montée sur roues et se déplaçant sur rails à l’effet de présenter, aux spectateurs, des figures croissant et décroissant sous leurs yeux ? Fin du siècle, à Montreuil, Georges Méliès aura recours à un système analogue, se servant de rails pour transporter sa caméra de la chambre noire jusqu’au lieu de la prise de vues et vice versa, ainsi que pour obtenir certains effets spéciaux en approchant ou en éloignant l’appareil selon l’ampleur du décor ou les nécessités de l’action. On le constate : la technique du « travelling », à laquelle on a communément recours aujourd’hui, n’est pas neuve ! Il y aurait quantité de choses à dire à ce sujet. Au passage, nous aurons plus d’une fois l’occasion de rappeler l’aide fournie, au cinéma, par le rail considéré comme surface de manœuvre. Toutefois, il faut reconnaître que ce n’est là qu’un des aspects mineurs, bien que très intéressants, d’une collaboration ayant emprunté des formes très variées.

Une soixantaine d’années séparent la révélation de Plateau de l’avènement du spectacle cinématographique authentique, c’est-à-dire public et payant, et du démarrage de l’industrie du film.

L’expérience décisive de Plateau date de 1829. Dès lors, les progrès se succèdent, s’ajoutant les uns aux autres. A partir de 1851, la photographie reproduit l’image de corps animés d’un mouvement rapide. Les premières caméras apparaissent bientôt, mais elles sont encore incapables, ne disposant pas de films pelliculaires, d’enregistrer le mouvement de façon continue autrement que par expositions successives. Ces caméras prennent, sur plaques, des séries de clichés isolés mais qui, par leur succession, permettent la recréation de la vie.

Des esprits clairvoyants, n’ignorant pas qu’une découverte en introduit généralement une autre et qu’une invention pousse la suivante, pressentent déjà l’avenir. Pour fonctionner normalement, le chemin de fer a eu besoin du télégraphe, ancêtre obligé du téléphone. Le développement des différents réseaux ferroviaires a stimulé celui de maintes entreprises, engendré une profonde mutation paysagiste, modifié les conditions d’existence et posé des problèmes de financement résolus, presque toujours, par la création de grandes banques. La victoire du rail, déterminant une évolution irréversible dans bien des secteurs, devait favoriser celle du cinéma. Comment ? La question mérite qu’on s’y attarde quelque peu.

Aux Etats-Unis, la découverte de gisements aurifères a déterminé, dès 1847, une gigantesque et fiévreuse ruée en direction de la Californie. Ce paradis, hélas ! ne pouvait être atteint, au départ de New York, qu’au terme d’un voyage de plus de six mois à travers des territoires parsemés de dangers de toutes sortes : tribus indiennes, troupeaux de bisons, etc. On se mit alors, en haut lieu, à envisager la création d’une liaison ferroviaire transcontinentale. La décision de construire cette ligne intervint finalement à la veille de la guerre de Sécession. Deux compagnies rivales, l’Union Pacific et la Central Pacific, l’une opérant en venant de l’est, l’autre de l’ouest, furent chargées de l’établissement de la voie.


Source : Le Rail, février 1965


[1Pour le Centenaire des Chemins de Fer — Les Origines et le Développement du Réseau belge, dans la Revue du Touring Club de Belgique, 41e année, n° 4, 15 février 1935.

[2Le Cinéma, Librairie Hachette, Bibliothèque des Merveilles, Paris, 11e mille, 1921.

[3Premier volume : L’Invention du Cinéma, 1832-1897, édition revue et augmentée, Ed. Denoël, Paris, 1948.

[4Dans Des Illusions d’optique sur lesquelles se fonde le petit Jouet appelé récemment phénakistiscope, Annales de Chimie et de Physique, Bruxelles, 1833.

[5Voir Emile Poumon : Les Artistes liégeois à Paris, Imprimerie André Mees, Vilvorde. 1950. Voir également Ernest Coustet, ouvrage cité en (2).

[6Georges Sadoul, ouvrage cité en (3).