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Chemin de fer et cinéma (VI)

J. Delmelle.

mercredi 17 décembre 2014, par rixke

VI. Le cadre ferroviaire est aussi celui de la vie.

Constituant l’argument principal d’un grand nombre d’œuvres cinématographiques, le thème de l’amour — mis à toutes les sauces — ne fournit, à beaucoup d’autres, qu’un support décoratif, une toile de fond ou un éclairage n’ayant d’autre utilité que celle de leur conférer plus d’attrait. Si la plupart des films d’aventures développent — souvent accessoirement — quelque intrigue amoureuse, c’est parce que le public est un grand sentimental bien plus sensible au langage du cœur — même lorsque ce langage n’est pas cautionné par une brûlante ardeur et n’est, en fait, que paroles prononcées du bout des lèvres ! — qu’à tout autre. L’amour n’est-il pas, au demeurant, le principe même de la vie ? Ne lui donne-t-il pas du relief et du sel, une raison et un but, une justification et une excuse ?

Au-delà de l’amour et de l’une ou l’autre de ses manifestations multiformes, le cinéma s’efforce généralement de rejoindre la vie et de la recomposer, de se mettre à son diapason et d’être à son image. S’il lui arrive de céder à certaines tendances idéalisantes, n’illustre-t-il pas à son insu, ce faisant, le besoin instinctif que l’homme éprouve d’embellir son existence et de lui conférer plus de charme ?

La vie est, tour à tour ou tout ensemble, rêve et réalité, violence et douceur, gloire et misère, drame et comédie. Si le cinéma — ainsi que nous l’avons vu ! — recherche fréquemment les effets percutants et même sanglants, il cultive également la petite fleur bleue et, à l’occasion, se métamorphose en psychologue ou en psychanalyste, emprunte des voies inhabituelles dont — parmi tant d’autres — celle d’un certain surréalisme suggestif, et exploite d’innombrables filons dont, en particulier, celui de l’humour.

Nous avons consacré notre précédent chapitre au cinéma de l’aventure. Il nous faut en venir, à présent, à un cinéma puisant à d’autres sources. Ce cinéma-là fait souvent appel, lui aussi, à la collaboration du chemin de fer, c’est-à-dire du train — qui est un lieu de rencontre, un endroit où se nouent et se dénouent les intrigues, une mouvante scène où se jouent quelques-uns des cent actes divers de la comédie humaine, un instrument de dépaysement... — et du décor ferroviaire constitué par la voie et ses abords, les gares et leurs quais, voire les hôtels et les maisons qui, construits à proximité, vérifient la réalité du pouvoir polarisant du rail.

Quantité de films procédant de ce cinéma-là témoignent, eux aussi, du parti que le septième art a tiré et ne cesse de tirer du fait ferroviaire. Défigurant un roman de notre compatriote Georges Simenon, un film d’Harold Frank s’intitule L’Homme qui regardait passer les Trains. A notre tour, observons les convois qui passent sur l’écran, pénétrons dans leurs compartiments et mêlons-nous pendant quelques courts instants aux hommes et aux femmes qui, souvent rassemblés par le plus capricieux des hasards, composent d’attachants microcosmes d’humanité !

Ces trains filent dans toutes les directions. Celui que l’on voit dans Le Diable au Corps, un film tourné en 1947 par Claude Autant-Lara, se dirige vers Quimper. Réunissant une jeune femme et un officier de marine dans un de ses compartiments, un autre, porteur de l’emblème soviétique, est Le Rapide d’Extrême-Orient. Il y a aussi, parmi beaucoup d’autres, Le Train pour Venise et celui ayant pour Destination San Remo. Un jeune montagnard et une jeune botaniste y ont pris place, mêlés à tout un groupe de « fans » endiablés se rendant au célèbre festival de la chanson qui se déroule traditionnellement sur la Riviera italienne. Avant d’atteindre son but, le train va être contraint de s’arrêter, à la suite d’une avalanche ayant obstrué la voie, dans une petite gare alpestre où ne font habituellement relâche que les transports de marchandises. Cet incident va faire le bonheur de nos deux jeunes gens et, aussi, du chef de gare, célibataire endurci, qui aura de la sorte l’occasion de lier connaissance avec une maîtresse veuve ayant déjà réussi à enterrer quatre maris !

Les trains, pas plus que les voyageurs qu’ils véhiculent, ne se ressemblent. Celui de Destination San Remo est fait de wagons de bois. Ceux que l’on aperçoit dans de nombreux films américains, dont That Kind of Woman et Don’t give up the Ship, sont à rames métalliques. Et puis, il y a le Train populaire, conduit par Rafaello Matarazzo, à côté de beaucoup d’autres, dont celui des permissionnaires roulant dans La Bataille devant Tobrouk et celui des pèlerins de Lourdes qui roule dans Horizon en Flammes, de Roberto Montero. Manuela, l’héroïne de cette palpitante histoire d’amour, y soigne les malades en qualité d’infirmière.

Des trains, il y en a encore dans cent autres films, dans La Belle et le Tzigane de Jean Dreville, dans C’est arrivé à Naples de Shavelson-Rose, avec — comme interprètes principaux — Clark Gable, Sophia Loren et le petit Marietto, dans L’Enfant perdu (Little Boy lost) où jouent Bing Crosby et Claude Dauphin, dans le Landru auquel Charles Demer prête ses traits, dans Je pleure mon Amour de Lewis Allen, dans Le Chanteur de Mexico de Richard Pottier, dans Le Rat d’Amérique animé par Charles Aznavour, dans Babette s’en va-t-en Guerre avec Brigitte Bardot et, aussi, dans Le Petit Soldat de Jean-Luc Godard, dans Le Professeur (The Music Man) de Da Costa, qui nous conduit dans une minuscule cité de l’Iowa, dans Tschau, Tschau Bambina de Sergio Grieco, dans L’Homme de Rio de Philippe de Broca, dans L’Amour difficile réalisé par quatre jeunes cinéastes italiens, dont Nino Manfredi... Ce dernier est l’auteur du dernier des quatre sketches vaudevillesques de cette œuvre collective. L’action a pour cadre un compartiment où se retrouve toute la faune voyageuse des chemins de fer : un militaire hardi, un peu lubrique, spécialiste dans l’art de la séduction ; une mère et sa fillette de dix ans ; un vieillard édenté ; un dormeur qui ronronne doucement ; un fumeur invétéré et, enfin, une dame en noir à laquelle le soldat va livrer une bataille galante... qui se terminera piteusement sur le quai d’une gare où le trop ambitieux conquérant n’a que faire.

Bing Crosby dans “Little Boy Lost” (“L’Enfant perdu”).

Des trains, il y en a encore beaucoup d’autres, parmi lesquels ceux de L’Album de Famille, de Panique dans le Train et du Miroir à deux Faces, un film d’André Cayatte réunissant Michèle Morgan et le célèbre Bourvil, vedette de tant d’autres œuvres cinématographiques à incidences ferroviaires dont Tout l’Or du Monde de René Clair, Le Magot de Josepha de Claude Autant-Lara et Les Culottes rouges d’Alex Joffé. Il y a, dans cette dernière bande, une scène d’évasion qui, censée se passer en Allemagne, a été tournée sur la ligne de Courcelles, en France. Une autre scène d’évasion figure dans La Vache et le Prisonnier, une œuvre de Jacques Antoine réalisée, en grande partie, en bordure d’une pittoresque petite ligne bavaroise et dont la tête d’affiche est Fernandel. On sait que ce dernier a joué dans plusieurs films où les trains tiennent un certain rôle, à commencer par Le Train de 8 h 47, un vaudeville militaire tiré de Courteline et dont un autre grand interprète était Bach, pour continuer, notamment, par Le Caïd.

Carrette et Bourvil dans « Le Miroir à deux faces ».

Le cinéma, nous l’avons fait remarquer, n’a pas manqué d’exploiter le filon de l’humour, et plus d’un vaudeville destiné à l’écran s’est servi du rail. Incidemment, nous avons déjà cité quelques-unes de ces œuvres divertissantes. Ajoutons-leur, entre autres films, L’Hôtel de la Gare, réalisé par Léonce Perret à l’époque du muet, et ce classique du genre qu’est Le Contrôleur des Wagons-Lits, qui nous rappelle que l’initiative de notre compatriote Georges Nagelmackers a donné naissance à toute une littérature, dont la comédie d’Alexandre Bisgon, ayant servi de point de départ au film que nous venons de remettre en mémoire. Ne pouvant plus supporter sa belle-mère, qui lui reproche sans cesse de ne pas travailler et de délaisser sa femme, Georges Godefroid annonce à celle-ci qu’il est devenu contrôleur des wagons-lits, ce qui lui permettra de s’absenter trois ou quatre jours par semaine... et de tomber amoureux d’une charmante jeune fille.

Le filon de l’humour ! Il y aurait beaucoup de choses à dire au sujet de sa mise à profit par le cinéma, qui, déjà au temps du muet, le creusait avec une consciencieuse ardeur. Nous pensons aux filins de Mack Sennet, de Max Linder, de Charlie Chaplin, de Buster Keaton — dont Le Mécano de la Générale et Les Lois de l’Hospitalité étaient pleins de gags et de trouvailles — et d’Harold Lloyd, victime maladroite, pitoyable mais d’esprit raffiné, de tant de bandes, grandes et petites, qui ont fait rire bien des habitués des salles obscures durant les années vingt et trente. On l’a vu comme conducteur involontaire d’un tram en folie et, poursuivi par la police, se cacher dans un sac postal. On l’a vu se livrer aux bouffonneries les plus extravagantes, aux cabrioles les plus audacieuses et, chauffeur d’une vieille guimbarde, avoir des démêlés avec une gigantesque locomotive. Un « digest » de l’imposante collection de ses films a été réalisé sous le titre de Fous Rires et constitue un vrai festival d’humour. On y voit plusieurs séquences ferroviaires d’un effet comique irrésistible.

Il y eut d’autres réalisateurs et d’autres acteurs de films burlesques utilisant également, de temps à autre, le chemin de fer : Doublepatte et Patachon, Stan Laurel et Oliver Hardy, puis, avant Abott et Costello, les frères Marx, déguisés en chercheurs d’or dans Go West, qui, croyons-nous, date de 1938. Dans cette bande, les quatre inséparables comiques échouent dans une ville du Far-West abandonnée depuis une cinquantaine d’années et où tout semble encore solide, mais se désagrège dès que l’on y touche. Le film contient une trouvaille : un train irréel tourne en rond dans la savane, se replie, s’étire, s’ébroue, caracole, n’ayant pour tout combustible que les wagons que l’on brûle, les uns après les autres, dans la chaudière, et qui, finalement, s’évanouit.

En France, la tradition comique, moins ancienne, est défendue par Fernandel, Bourvil, Darry Cowl et d’autres. Louis Male, essayant de la renouveler, a produit l’insolite Zazie dans le Métro, une œuvre qui lui a été suggérée par Raymond Queneau. Le fantaisiste Francis Blanche, mettant l’œil à l’objectif, a mis en scène un tonitruant Tartarin de Tarascon où l’on assiste au débarquement du héros d’Alphonse Daudet, passager d’un compartiment de troisième classe, dans sa ville natale. D’autres films sont à rattacher à ce courant sympathique essayant d’opérer une sorte de fusion entre le burlesque éruptif et dynamique des premiers figes du cinéma et un comique plus lucide et réfléchi. Tel est-il le cas de l’œuvre tirée d’un livre de Christophe par Yves Robert : La Famille Fenouillard, au service de laquelle se dévouent Jean Richard et Sophie Desmarets ? Agénor Fenouillard, un bonnetier de Saint-Rémy-sur-Deule, décide de rompre la monotonie de sa vie de boutiquier et propose aux siens un voyage à Paris. Malheureusement, arrivé à la gare, il tombe dans un panier de fromages blancs. Il s’ensuit une bataille rangée à l’issue de laquelle les Fenouillard se trompent de train. Au lieu de rouler vers Paris, ils roulent en direction du Havre. Leurs aventures ne font que commencer. Elles les conduiront en Amérique du Sud, dans les solitudes glaciales de la banquise puis au Japon. Par les antipodes et les détours les plus inattendus, Agénor et les siens, escortés de deux hardis jeunes gens brûlant d’amour pour les deux demoiselles Fenouillard, regagneront enfin Saint-Rémy-sur-Deule, où la population leur réservera un accueil triomphal.

Il y a des trains dans tous les films dont il vient d’être question et aussi dans beaucoup d’autres parmi lesquels nous retenons, en raison de la qualité de ses images ferroviaires, un film d’amour, sensible et lyrique, du réalisateur soviétique Grigori Tchoukraï : Ciel pur. Ayant obtenu l’un des grands prix du Festival de Moscou en 1961, cette œuvre romanesque, qui décrit l’évolution sentimentale et psychologique d’une jeune fille à travers les épreuves de la guerre (et, par ailleurs, requiert l’attention pour des motifs politiques car elle fait le procès du stalinisme), a pour principal interprète masculin l’acteur Evgneni Ourbanski, qui, à un certain moment, occupe l’écran en même temps qu’une locomotive dont les bielles semblent rythmer le déroulement de ses pensées.

Il y a donc des trains dans de très nombreux films. Les uns roulent à toute vitesse tandis que les autres, comme celui de Babette s’en va-t-en Guerre, demeurent immobiles. Dans certains d’entre eux, c’est à peine si l’on aperçoit, de manière très fugitive, un garde-contrôle ou quelque autre représentant de l’administration du rail. Tout se passe comme si les trains roulaient par l’intervention de quelque puissance divine, sans participation humaine. Et quand on voit apparaître un membre du personnel des chemins de fer, c’est quelquefois pour constater certaines anomalies vestimentaires très regrettables. Parlant de la version française du Train fantôme, dans laquelle Georgius occupait la tête de la distribution, George Fronval [1] a fait remarquer que le contrôleur du fameux train portait notamment une casquette de l’ancien réseau du Nord sur laquelle on avait brodé les lettres Great Western. Faisant allusion à un autre film illustrant une des enquêtes du fameux Maigret, le même auteur signalait qu’on y voyait le préposé à la consigne de la gare du Nord, à Paris, coiffé d’une casquette des chemins de fer britanniques sur laquelle on avait simplement cousu un écusson de la S.N.C.F. Peut-être pour racheter cette erreur et pour faire plus vrai, l’accessoiriste de la production avait placardé, sur l’un des murs, une affiche « Lisez La Vie du Rail »...

Il y a des trains dans de très nombreux films et, par voie de conséquence, des gares, des salles d’attente, des quais. Il a déjà été question, dans nos précédents chapitres, de quantité de gares, grandes et petites, notamment de celles de La Ciotat, Aix-les-Bains, Vierzon, Le Havre, Brunoy, Ambérieu, Champigny, Joinville, Charensol, Vincennes, etc. Nous en avons découvert beaucoup d’autres, mais n’avons pas toujours pris la peine de les nommer, dans les filins cités dans ce chapitre-ci : San Remo, Naples, Rome, Paris-Austerlitz, etc. Combien d’autres fois ces gares-là et d’autres n’ont-elles pas servi aux cinéastes ? Les gares de Paris, lisons-nous sous la plume de George Fronval [2], servent souvent de cadre à des prises de vues, et la plus prisée des réalisateurs de films est, sans contredit, la gare de Lyon. On y vit notamment Billy Wilder diriger Gary Cooper et Audrey Hepburn dans « Ariane », et Gilles Grangier, Serge Reggiani, dans « Echec au Porteur ». Bourvil et Michèle Morgan y tournèrent une importante séquence du « Miroir à deux Faces », et Fernandel y prit le train pour Marseille, sous la direction de Bernard Borderie, tandis qu’un autre jour, pour les besoins de la Télévision, Jean Thielment reprenait le visage de M. Suwki, agent secret... Les metteurs en scène ne dédaignent nullement les autres gares. On en vit souvent à la gare Saint-Lazare pour une arrivée de train transatlantique reconstituée spécialement à leur intention sur le quai. Michel Boisrond dirigea Brigitte Bardot sur le quai de la tranquille petite gare du bois de Boulogne, laquelle pour la circonstance accueillait un train royal. Quant à la gare d’Orsay, elle a eu le privilège d’être transformée en studio de cinéma pendant plusieurs jours par Orson Welles, qui y dirigea d’importantes scènes du « Procès » avec Anthony Perkins et... Orson Welles. Et, selon les besoins de leurs scénarios et aussi les possibilités du trafic, les réalisateurs de films se dispersent aux alentours de Paris, dans de charmantes petites gares tranquilles où ils peuvent installer leurs caméras et leurs projecteurs sans troubler la marche des trains.


Source : Le Rail, juillet 1965


[1Dans son article sur le Cinéma ferroviaire publié dans l’Almanach du Rail, 1964.

[2Dans l’article cité en (1).