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Ce rail qui continue de naître

mercredi 7 janvier 2015, par rixke

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Tout d’abord, ils n’avaient pas voulu croire au rail : cela répugnait à leur sens des convenances, de l’ordre des choses, de la décence sociale. Ils aimaient ne rien changer, ne rien bousculer, et, comme ils savaient manier l’ironie, ils ne manquèrent pas d’entourer le nouveau-né de termes malsonnants. Plus tard, quand le rail eut imposé sa présence, il leur fallut déchanter quelque peu, mais ce serait méconnaître cette sorte de gens que de croire que leurs yeux s’étaient enfin dessillés ! On peut être sot et avoir de la suite dans les idées : « Ce chemin de fer, disaient-ils, n’a aucune chance, aucun avenir, c’est un condamné qui s’ignore. » En quoi, bien sûr, ils se trompaient derechef. Mais cela, ils ne le surent jamais, pour la bonne raison que la somme des ans nous est parcimonieusement comptée.

Le rail, pendant ce temps, poursuivait joyeusement sa carrière. Après s’être annexé l’Europe, il jetait des têtes de ponts sur l’Afrique, sur l’Asie, sur les Amériques. Bientôt, il couvrait la moitié de la planète de ses parallèles d’acier.

Aujourd’hui, le chemin de fer est devenu une entreprise colossale dont les incidences, sur les multiples aspects de la société, sont d’une importance vitale. Un instant, d’aucuns purent croire qu’il allait se laisser vivre, en attendant de décliner peu à peu ; c’était mal connaître ses ressources, son dynamisme, son génie. Merveille de l’art et de l’industrie, il n’a de cesse qu’il accroisse sa puissance, qu’il multiplie ses performances, qu’il perfectionne ses formes. Dans un monde moderne, il est éminemment moderne.

Mais là ne se bornent pas ses réalisations. Cette prodigieuse machine, tout en consolidant ses assises, ne cesse d’étendre son empire. Chaque jour, de nouveaux rails sont posés, de nouvelles gares sont édifiées. Voilà l’un des aspects du phénomène ferroviaire sur lequel on s’étend généralement fort peu, auquel, à la vérité, on n’accorde pas l’attention qu’il mérite.

Saviez-vous qu’en Australie, cet admirable continent dont le cœur est pratiquement encore vierge, 2.130 kilomètres de voies ferrées sont actuellement en construction ou en projet ? L’été dernier ont commencé les travaux de la voie normale, longue de 528 kilomètres, qui ira de Kalgoorlie, par Perth, à la grande région industrielle et côtière de Kwinana et Fremantle. On continue la construction des 970 kilomètres de ligne allant de Mount Isa à Townsville, sur la côte orientale. On a dressé les plans d’un chemin de fer de 201 kilomètres en vue de l’exploitation des riches gisements de fer du nord-ouest australien. On étudie aussi plusieurs autres projets et notamment celui d’une ligne de 161 kilomètres pour relier les mines de charbon de Kianga-Moura, au centre du Queensland, à Gladstone, sur la côte ouest.

Le Canada, lui, prévoit l’inauguration d’une ligne de 340 kilomètres qui partira de Grimshaw, dans la province d’Alberta, et aboutira à Hay River, au-delà du 60°’ parallèle, sur les rives du grand lac de l’Esclave. Sur cette ligne se greffera une voie secondaire qui mènera à Pine Point, parmi d’importants gisements de zinc et de plomb. A son fleuron, le rail ajoute une pierre précieuse ; au livre du Grand Nord, il apporte une page nouvelle.

En Asie, là encore le rail ne reste pas inactif. Tandis que l’Inde et d’autres vieilles terres d’Orient complètent des réseaux ferrés déjà très fournis, la Chine s’apprête à réaliser sa première liaison par le fer avec le Thibet. Quant au Japon, haut lieu incontesté du génie ferroviaire, il compte mettre en circulation, dès 1964, une rame aérodynamique de dix voitures qui couvrira les cinq cents kilomètres qui séparent Tokyo d’Osaka en trois heures. Pour cette performance, il envisage la construction d’une ligne plane qui ne comptera pas moins de soixante-cinq tunnels et de trois mille cent ponts : première image du monde ferroviaire de demain, quand la voie, libérée de ses derniers servages et de ses dernières faiblesses, permettra à des machines de plus en plus puissantes des vitesses de plus en plus grandes.

Ces dernières années, riches de tant de révolutions techniques de toutes sortes, ont connu d’étonnants bouleversements politiques. Tirée d’une multimillénaire torpeur, l’Afrique est entrée dans une ère nouvelle. De nouveaux Etats ont vu le jour, de nouveaux drapeaux, de nouvelles promesses, de nouvelles richesses, mais aussi de nouvelles responsabilités, de nouveaux problèmes. Des hommes, après des millions d’autres, apprenaient qu’il ne suffit pas d’être libre pour vivre, mais qu’il n’y a d’épanouissement possible que dans une perpétuelle visée.

Le sous-sol africain recèle d’incomparables trésors qui n’avaient été exploités que partiellement. Les jeunes Etats africains ont à cœur de faire fructifier ces richesses. Ils se heurtent toutefois à maints problèmes, et celui des transports n’est certes pas un des moindres.

Au nombre de ces régions privilégiées, il faut citer le Libéria. Sa province de Nimba, entre autres, aux confins de la Guinée et de la Côte-d’Ivoire, est particulièrement riche en charbon. Mais Nimba est distante de l’océan de trois cents kilomètres, et l’évacuation de la production doit être absolument orientée vers les pays d’outre-mer. Depuis des temps immémoriaux, une route de terre, traversant la forêt vierge, unit la ville à la côte. On tenta l’acheminement du minerai par cette voie ; elle se révéla inefficace. Les Libériens firent alors appel au rail. C’est ainsi qu’est entreprise aujourd’hui, parallèlement à une ligne qui joint Monrovia à Bong Range, autre centre minier, la construction d’une voie ferrée reliant Nimba à l’océan, qu’elle atteint à Grand Bassa, au confluent de la rivière Saint-Jean. Le matériel roulant et les installations fixes seront fournis par une firme internationale et amenés à pied d’œuvre par des bâtiments spécialement affrétés à cette fin ; quant au Libéria, il fournira le ballast et les traverses.

L’Ouganda, lui aussi, travaille à son expansion ferroviaire. La ligne de Tororo à Soroti ira sous peu retrouver Gulu, et l’on propose de la pousser jusqu’à la frontière du Congo, à la pointe sud-ouest du Soudan. Cette ligne de Tororo à Soroti n’est d’ailleurs qu’un tronçon de la grande et magnifique voie de communication qui traverse le Kenya dans sa largeur et aboutit à Mombasa, sur l’océan Indien. Le Tanganyika, de son côté, construit une ligne qui permettra au Congo, en empruntant une partie du système ferroviaire du Kenya, d’avoir un accès direct au célèbre port de Dar es-Salam. Quant au Kenya, si riche déjà en chemins de fer, il se propose de rattacher les villes industrielles de Meru et de Kisii au temple cheminot.

Soucieux de ne pas être en reste, le Gabon, pour sa part, vient d’entamer la construction d’une ligne de 289 kilomètres qui desservira les fabuleux gisements de manganèse de Mianda. Le Mozambique a posé les premières traverses d’une ligne qui conduira à la frontière du Nyassaland, tandis que le menu Zwaziland achève sa première route de fer. Cette voie, qui lui assurera un contact avec le Mozambique, lui permettra en outre de toucher ses mines de fer de Bomvu Ridge, à la frontière de la République sud-africaine.

Le Nigeria, le Tchad, le Ghana et la Mauritanie participent de même à la grande envolée ferroviaire. Partout, dans la toute jeune Afrique, l’admirable épopée bat son plein.

Plus près de nous, enfin, reprenant un projet vieux de cent ans, les Allemands et les Danois sont sur le point de terminer une nouvelle liaison ferroviaire et maritime entre leurs deux pays. Cet itinéraire, dit « ligne des migrations », qui abrégera de quatre-vingt-dix minutes le trajet de Hambourg à Copenhague, part de Grossenbrode, en Allemagne, et conduit par l’île Fehmarn à Puttgarden, d’où des ferry-boats transporteront voyageurs et marchandises à Rodbyhaven, au Danemark. De là, une autre ligne, actuellement en construction, se dirigera vers l’île Falster, où se fera le raccordement avec le réseau ferré danois.

Mais n’allions-nous pas oublier le fameux tunnel sous la Manche qui précipitera Paris à moins de quatre heures de train de Big Ben, œuvre audacieuse, attendue, nécessaire, qui ne serait, du reste, que l’ébauche d’un projet ferroviaire combien plus gigantesque encore, à savoir la liaison par le rail de Londres à New York via Paris, Berlin, Moscou et le détroit de Behring ?

Ainsi le rail, après cent cinquante années d’existence, nous paraît plus vivant que jamais, plus remuant, plus entreprenant.

Non seulement il affermit sa puissance et sa notoriété, mais il recule sans cesse les limites de son royaume. Non seulement il demeure, mais il se renouvelle. Non seulement il vit, mais il continue de naître. Et n’est-ce pas là, après tout, le secret du génie, de son génie, que cet éternel renouvellement, que cette éternelle naissance ?

Que cette éternelle jeunesse...


Source : Le Rail, janvier 1963