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Hommes du rail (I)

Marthe Englebert.

mercredi 14 janvier 2015, par rixke

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Le train, qui jusqu’alors filait à toute allure entre champs et prés, se mit à ralentir. L’équipe de travailleurs se tenait le long de la voie, au bas dit talus piqué de coquelicots.

La chemise entrouverte sur le cou et le haut de la poitrine hâlé par le soleil, un homme trapu essuyait du dos de la main son front perlé de sueur. Sans même lever la tête au passage du train, un autre au torse nu roulait une cigarette entre ses doigts caleux, tandis que son compagnon, les deux mains sur sa pioche, esquissait un vague sourire à l’adresse de ces voyageurs qui, le nez à la fenêtre, les regardaient.

J’étais dans cet express de Cologne, abandonnée aux rêves imprécis d’un rythme qui vous berce ; cette haie d’hommes immobiles comme à un défilé me tira des brumes de ma songerie et me fit redescendre sur terre.

Passaient-ils le plus clair de leur temps à regarder s’enfuir les trains, ces hommes alignés en bordure des voies, tannés, noueux, que l’on surprend ici, un peu plus loin encore, différents chacun bien que d’allure semblable, sauf celle de l’homme en blouse blanche, hissé sur le talus pour scruter l’horizon ?

Curiosité de femme, intérêt de journaliste, je ne sais pourquoi naquit peu à peu en moi l’envie de pénétrer dans ce monde des cheminots que nous côtoyons sans rien en connaître, d’y rôder au hasard des circonstances, glanant de-ci de-là une sensation, notant une remarque ou drôle ou pertinente, campant en quelques mots un personnage typique. Le hasard, ce bon génie des journalistes, a permis que ce souhait se réalisât, et voici comment j’ai vu, dans leurs multiples fonctions et leurs innombrables devoirs, des hommes du rail.

 Dans la tranchée, avec les poseurs de voies

Un matin de novembre. Il bruine. De nombreux voyageurs entourés de bagages attendent frileusement le train de Paris. J’avance le long du quai, les rejoins, les dépasse, marche jusqu’au bout, là où les voies s’entrecroisent, bifurquent, choisissent déjà chacune leur direction et s’allongent jusqu’à l’horizon. Cette vaste toile d’araignée, c’est le « gril » en langage de cheminot.

J’ai froid et je peste contre mes habitudes de citadine : pourquoi avoir mis des hauts talons, grands dieux, alors que mes souliers grincent sur le gravier ou pataugent dans la boue ? Mais quoi, irai-je m’en plaindre quand ces hommes vers qui je me rends travaillent toute l’année sur le gravier noirâtre, la terre poussiéreuse ou détrempée ?

Ce sont les poseurs de voies, tour à tour harassés par la chaleur, trempés sous la pluie et fouettés par le vent d’hiver, alors qu’ils sont courbés sur un joint qu’ils règlent, des attaches à resserrer, de la grenaille qu’ils répandent pour niveler la voie.

C’est eux que j’ai voulu rencontrer les premiers puisque par eux m’était venu le désir d’entreprendre cette enquête.

Comme nous nous faisons complaisamment une idée fausse des métiers que nous ne connaissons guère ! Les poseurs de voies semblent faire halte tout au long du jour, pour nous qui les voyons le menton dans la main, le coude fléchi sur le manche de la pelle. Mais ils viennent de quitter précipitamment la voie où, pour notre sécurité à nous, les voyageurs insouciants, ils peinent, mesurent, ajustent, vissent, contrôlent.

Fourches, pelles, pioches, et aussi pinces, curseurs et moulinets sont leurs rudes outils, qu’ils manient des heures durant tout au long de la semaine et de l’an. Une forte constitution, le respect de la discipline, un esprit d’équipe total, la conscience d’une responsabilité qui ne faillit jamais, voilà les qualités exigées de ces hommes, en plus de la connaissance parfaite de leur métier.

Nous causons, le factionnaire et moi

Mais que fait donc celui-là qui se singularise étrangement et, au lieu de se courber sur les rails avant et après le passage du train, comme tous ses compagnons, reste debout, toujours tourné vers le lointain, comme sœur Anne en haut de sa tour ?

C’est le factionnaire, m’avait-on dit.

J’aurais aimé lui parler. C’est interdit. J’ai donc ; patiemment attendu qu’il eût terminé son service et j’ai pu alors engager une conversation, si l’on peut ainsi qualifier le très court dialogue entre cet homme calme, mesuré, qui enroulait avec grand soin ses drapelets, les pieds dans les cailloux piles, et moi, cette fois, perchée sur le talus.

Il semblait n’avoir cure du vent sournois et glacial qui nous fouettait et m’obligeait presque à crier pour me faire entendre.

— Quel est votre rôle, à vous, factionnaire ?

— Je veille.

— A quoi ?

— Sur eux.

Son menton me les désigne, dos arrondis ahanant sous l’effort.

Qu’ils aient un ange gardien me paraît fort rassurant, mais je l’aurais choisi un rien plus bavard. A très haute voix, je poursuis mon laconique interrogatoire, par la tangente cette fois :

— A quoi sert votre trompette ?

— C’est un cornet ; quand je vois un train...

Voilà bien ma veine, le vent a emporté ses derniers mots. N’importe, le geste ayant cette fois suppléé à la parole, j’ai compris qu’il sonne pour avertir ses compagnons du danger, comme le fit Roland à Roncevaux, en d’autres temps et d’autres circonstances.

Du plus loin qu’il aperçoit le train, il s’apprête à emboucher le cor, et c’est pourquoi, au plus haut du talus, dressé face au ciel dans l’immensité des campagnes, il veille. En contrebas, les poseurs de voies s’affairent : il est leurs yeux, leur sauvegarde, leur sécurité.

— Vous ne pouvez pas être distrait un instant ?

— Non.

C’est bref, mais c’est toute la grandeur de sa tâche.

Il n’a le droit ni de suivre le vol d’un oiseau ni d’écouter son chant ; ce vers quoi il tend l’oreille, c’est la rumeur assourdie que perçoit son oreille exercée : le grondement grandissant du train. Le chef poseur peut jeter à tue-tête ses ordres à sa brigade, les pioches et les pelles peuvent grincer dans l’air doux du printemps, le rail sonner sous les coups de marteau, il n’entend rien, hormis la voix que lui seul perçoit ; il ne voit que cette chenille qui se tortille au loin sur le rail, grossit à vue d’œil et devient ce bolide qui sèmerait la mort dans le fracas de son passage si les appels réitérés du cor n’avaient éloigné les hommes de la voie.

— N’êtes-vous pas crispé de vivre ainsi des heures sur le qui-vive ?

Il médite longuement sa réponse, hausse enfin les épaules et dit presque avec gêne :

— J’ai l’habitude.

L’habitude d’être seul le rend sans nul doute laconique ; pourtant, dans la sobriété de ses paroles, je devine aussi un caractère uni, dépouillé, un homme conscient que de lui seul dépend la vie de tous ses camarades. Que de gens, d’actes et de propos doivent lui sembler vains, y compris ma curiosité admirative !

L’homme est rude, taciturne, indifférent sans doute aux plaisanteries de ceux qui n’ont pas éprouvé combien l’attente est épuisante quand siffle le gros vent d’automne, par temps de gel, sous les bourrasques de neige ou l’ardent soleil de midi.

Il dispose dé deux cornets, par mesure de sécurité si l’un venait à se détraquer. Il tient en main un drapeau rouge qu’il agiterait à bout de bras pour faire arrêter le train qui se présenterait lorsqu’un travail de réfection doit s’achever pour rendre la voie libre ; en pareil cas, des avertissements jalonnent le ballast bien avant l’endroit critique, enjoignant au conducteur de ralentir la vitesse du train. Le factionnaire dispose aussi de pétards qu’il placera sur le rail pour doubler l’avertissement d’arrêt donné par le drapeau rouge.

Il sait qu’une défaillance de la vue ou de l’ouïe peut entraîner la mort de ses compagnons. Il a pris la responsabilité de ce risque, et le regard qu’il pose sur ses camarades de travail me révèle cette étroite solidarité entre gens du rail que je vais retrouver tout au long de mon enquête.


Source : Le Rail, février 1963