Accueil > Le Rail > Poésie - Lecture - Peinture > Paysages ferroviaires (V)

Paysages ferroviaires (V)

J. Delmelle.

mercredi 22 avril 2015, par rixke

Toutes les versions de cet article : [français] [Nederlands]

En 1868, l’enclenchement Saxby fut appliqué à une partie des signaux existants. En 1874, on commença l’installation du « block-system » assurant la protection des trains en ligne par les appareils de correspondance de block enclenchés avec les signaux. La généralisation de cette pratique eut d’excellents résultats que l’électricité et le téléphone ne pouvaient manquer d’améliorer encore. C’est en 1903 que l’électricité fut employée pour la première fois, à Anvers, à la manœuvre des signaux et des aiguillages. Faisant l’objet de soins attentifs, la signalisation allait bénéficier, après 1926, année de la reprise du réseau de l’Etat par la Société nationale des Chemins de fer belges, de nouvelles études approfondies et de mises au point. En 1933, la signalisation lumineuse de jour et de nuit fut appliquée, pour la première fois, sur la ligne de Charleroi à Namur. Cette signalisation à feux rouges et verts, très visibles de loin, même pendant les heures les plus claires de la journée, fut instaurée ensuite sur la nouvelle ligne électrique de Bruxelles à Anvers et sur d’autres parties du réseau. En 1934, on inaugura, à Bruxelles-Nord, une installation importante de manœuvre agissant solidairement sur les aiguilles et les signaux. En 1939, lors de la mise en service des trains omnibus sur la ligne de Bruxelles à Anvers, diverses sections de celle-ci furent dotées du block automatique. D’autres progrès encore devaient être réalisés par la suite, après la désastreuse parenthèse de 1940-45 durant laquelle les installations de signalisation avaient subi de larges destructions : 165 cabines mécaniques et 38 cabines électriques détruites ou fortement endommagées. Ces progrès portèrent, notamment, sur l’amélioration des télécommunications, sur l’installation de centraux téléphoniques automatiques avec intercommunication automatique dans les grands centres, sur l’établissement d’appareils pour ondes porteuses à haute fréquence et par l’adoption de nouveaux signaux lumineux. Tout cela devait se faire parallèlement à l’amélioration des divers services de dispatching, système permettant de suivre l’évolution des trains, de façon instantanée, continue et parlante, sur l’ensemble d’une ligne ou d’un groupe de lignes déterminées et de transmettre sur-le-champ les ordres ou avis, requis par la situation, à tous les postes échelonnés le long de cette ligne ou de ces lignes. La première installation de dispatching a été mise en service le 1er octobre 1921 sur la section de ligne de Bruxelles-Nord à Namur. Son poste principal, disposant de deux circuits téléphoniques à sélecteurs à courants alternés et de deux circuits ordinaires, était installé rue de Brabant, à Bruxelles.

Les signaux, ainsi, se sont multipliés. Et, comme les générations se bousculent, les nouveaux ont peu à peu relégué les anciens dans une ombre définitive.

On voit aujourd’hui, le long des voies, jalonnant leur tracé et le signalant au loin, quantité de sémaphores à palettes rectangulaires rouges, à palettes en forme de flèche, peintes en jaune, ou à feux de couleurs — rouge, vert, jaune orangé — tenant, à l’œil vigilant et scrutateur du machiniste, un langage n’ayant plus, pour lui, aucun secret. C’est une sorte d’espéranto international, ayant l’avantage de ne comporter qu’un nombre réduit de mots dont chacun a une signification bien précise, importante, essentielle, vitale. On voit aussi, aux abords des bifurcations ou à l’entrée des gares déployant en éventail le grill impressionnant de leurs rails, d’encombrants signaux en chandeliers à plusieurs mâtereaux de hauteurs inégales, des signaux lumineux de jour et de nuit, des portiques semblables à des arcs de triomphe rassemblant, en dessous de la corniche, une somme de précieuses indications pour les conducteurs de trains. Il y a, en outre, en avant de nombre de signaux, d’étroits panneaux de béton, généralement dressés à la verticale, quelquefois disposés en oblique, perpendiculairement à la voie ou légèrement de biais, portant — en noir sur fond blanc — d’une à cinq larges barres transversales. Ils se succèdent tous les 50 mètres et avertissent le machiniste de la proximité d’un signal dont il lui faut tenir compte.

Multiples signaux, panneaux divers : toute leur géométrie s’inscrit, en traits volontaires, accusés, précis et bien apparents, sur le paysage. Ils s’incorporent à lui. Lorsque la nuit se fait, ce hérissement singulier s’enfonce dans les ténèbres qui le diluent. Il resurgit cependant aussitôt, métamorphosé en cônes, cercles et points de lumière diversement colorée. Les poteaux continuent à tendre, à bout de bras, ces clartés qui ponctuent impérativement les multiples voies ferrées, démêlent leur écheveau d’acier, signalent l’étirement des rails, commandent et dirigent la fuite rapide des trains. Toutes ces balises affirment et maintiennent, au creux de l’obscurité la plus profonde, la victorieuse permanence de la présence ferroviaire. « Chaque matin, écrit Etienne Cattin au sujet d’un de ses personnages [4], il aime voir les signaux gai lancent leurs feux rouges, jaunes et verts dans la nuit en attendant les trains qui leur feront changer de couleur au passage. Il sait que le rouge leur barre la route, que le jaune les fait ralentir et que le vert les laisse passer... »

II y a aussi, au long des lignes électrifiées, les poteaux pour support de caténaires. Les uns ressemblent à des gibets et les autres à de grandes croix sans victimes. La plupart sont en forme de portique. D’autres encore font penser à de fines danseuses surréalistes faisant des pointes et tendant leurs bras, l’un à l’horizontale, l’autre en arc de cercle vers le bas. Leur succession forme une sorte de galerie de sculpture abstraite utilisant, de préférence, le fil de fer et la barre de soudure. La hauteur de ces poteaux, comme leur portée, est extrêmement variable. Les uns montent allègrement jusqu’à 13, 18, 23, voire jusqu’à près de 30 mètres. Ils sont fermement ancrés dans des massifs de fondation en béton armé et l’on évoque parfois, en les regardant, ces hauts arbres accompagnant dans leur lent voyage, jusqu’au bout de l’horizon, les paisibles canaux de Flandre. Ils tiennent, au-dessus de la voie, au moyen de fils de suspension, les câbles sans fin de la traction électrique. Quelles Parques, en quels lieux mystérieux, ont dévidé ces longs fils au creux desquels circule une redoutable et merveilleuse puissance ?

Au long des voies se dressent encore d’autres architectures. Voici, près de tel passage à niveau que franchit un chemin de campagne, la maison du garde-barrière. Elle est humble, sans ambition architecturale, et se dresse dans l’angle rectangle formé par le chemin d’une part et, d’autre part, par la voie, le ballast, les rails. Sa façade est tournée vers la voie qui est, tout à la fois, sa justification, son souci, son paysage. Elle est cernée par un petit jardin clôturé de vieilles traverses créosotées. Ce petit jardin, mi-floral, mi-potager, est le violon d’Ingres du locataire. Celui-ci n’est pas toujours, bien au contraire, de sexe masculin. Souvent, c’est la femme qui a la responsabilité de l’ouverture et de la fermeture du passage. Lui, le mari, est manœuvre, piocheur de voie, lampiste ou graisseur.

Voici aussi, en bordure de la voie, une « signal-box » ou cabine où sont concentrés les leviers ou manettes commandant les aiguillages et signaux par transmission mécanique ou électrique. Combien y en a-t-il de semblables entre Ostende et Arlon, entre Roosendaal et la frontière française ? Identiques par le rôle qui leur est assigné, elles ne le sont pas toujours par l’apparence extérieure. Certaines ont été édifiées il y a longtemps et ont l’air d’être de grandes cages vitrées autour desquelles, en rebord, court un balcon-promenoir protégé par une grille sur tout le pourtour. Ces serres-observatoires, à l’intérieur desquelles s’affairent — mais sans fièvre — les responsables de la signalisation, sont portées et élevées au-dessus des voies par un ou plusieurs socles en maçonnerie ou par quelques grosses poutrelles métalliques. On y accède, comme au poste de commandement d’un navire, par une échelle ou un escalier en fer. D’autres ressemblent à des maisons étroites, construites tout en hauteur. D’autres, parmi les plus récentes, font quelque peu penser — c’est le cas pour la cabine de Forest-Midi — à des villas modernes, aux lignes sobres, nettes, fonctionnelles, dans lesquelles la lumière pénètre à flot par de larges baies. Toutes ces « signal-boxes » jouent un peu le rôle de l’organiste dont le jeu, à l’église, ordonne tout le déroulement de certains offices. Les cabiniers manœuvrent un autre clavier et, de leur attentive dextérité, dépend le bon fonctionnement du chemin de fer, la sécurité de milliers de personnes.

Il y a donc les passages à niveau, les poteaux, les signaux, les maisons des gardes, les cabines de signalisation et, aussi, les auvents qui se dressent ici et là pour permettre aux ouvriers de la voie de s’abriter en cas de mauvais temps, les châteaux d’eau et, à proximité de ceux-ci, non loin des gares ou des dépôts, ces grands robinets monumentaux que sont les pompes à eau. Sans eau, du temps de la vapeur (et ce temps n’est pas encore tout à fait fini), il n’y avait plus de trains.

Leur géométrie, surtout verticale rompt l’horizontale perspective des rails.

Si les pompes n’ont pas droit à une particulière attention, il n’en est pas de même quant aux châteaux d’eau dont certains sont d’une architecture curieuse et, parfois, originale. Existent-ils encore les deux châteaux d’eau en forme de minarets, édifiés à Anvers, que nous montre une vieille photo jaunie ? S’ils ont disparu, d’autres subsistent, d’autres ont été construits tel celui, d’une élégante sobriété de lignes, de Bruxelles-Midi. Eux aussi sont des éléments de l’ample décor devant lequel le chemin de fer offre l’intense, dynamique et permanent spectacle — un vrai show non-stop ! — de ses allées et venues !

(A suivre.)


Source : Le Rail, décembre 1963


[4Dans Ceux du Rail, Collection Marabout-Junior, Editions Gérard, Verviers, 1958.