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Paysages ferroviaires (IX)

J. Delmelle.

mercredi 20 mai 2015, par rixke

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Dès 1847, celles-ci sont presque entièrement bordées de hautes et belles maisons. Des hôtels pour voyageurs sont édifiés sur les côtés de la place et à front des boulevards circulaires qui, à l’époque, sont encore d’étroits chemins serrés entre deux rangées d’arbres. Entre-temps, les frères Semet ont créé, en 1846, près de la rue du Marché, une usine à gaz. On inaugure, peu après, le premier éclairage public. Quelques lanternes au gaz — une dizaine — éclairent les abords de la gare. Par ailleurs, en face de celle-ci, de l’autre côté du boulevard, on ouvre la partie de la rue Neuve comprise entre la place et la rue de la Blanchisserie. Jusqu’alors, il n’y avait là que des prés où le linge était mis à sécher et blanchir. Le voyageur sortant de la station voyait, après avoir franchi les barrières de l’octroi — qui continuaient à séparer la ville de ses faubourgs — une cité très différente de celle d’aujourd’hui. « La Senne qui serpentait, non loin de la Station du Nord, traversant la rue des Croisades, lisons-nous sous la plume de Louis Quiévreux [4], continuait, à ciel ouvert, dans la cité, côtoyait la rue de la Fiancée, passait sous le pont de la Carpe, près de la Bourse actuelle, actionnait des moulins, recevait des eaux résiduaires de fabriques, fournissait le liquide nécessaire au brassage de l’excellente gueuze bruxelloise, baignait les pilotis sur lesquels reposait la chapelle de Notre-Dame-au-Rouge, passait par deux écluses, la Grande et la Petite... »

Le temps s’enfuit. La plus-value foncière, aux abords de la première gare du Nord, est considérable. En novembre 1849, le notaire Deudon met en vente une grande maison « ci-devant Hôtel de Prusse, place des Nations, n° 8, au coin de la rue des Croisades ». La propriété s’étend sur 761 mètres carrés. Elle est estimée 71.000 francs-or, ce qui représente approximativement 3.500.000 de nos francs actuels. Entre-temps, d’autres hôtels pour voyageurs — dont l’Hôtel de Saxe — se sont ouverts aux abords immédiats de la gare. En 1860, on démolit enfin les bâtiments de l’octroi, cette survivance de l’ancien régime. En 1862, on élargit les boulevards circulaires et, de 1867 à 1871, on procède au voûtement de la Senne et à la création des boulevards centraux. Le rail couronne sa victoire en 1869, année de l’instauration de la première ligne de tram à traction animale.

Toute la vie du quartier continue à être animée, vivifiée par le rail. Le 28 novembre 1908, la première pierre du Palace Hôtel — qui comptera 370 chambres — est posée. L’établissement est inauguré le 1er septembre de l’année suivante. Des magasins à rayons multiples se dressent à quelques dizaines de mètres seulement de la sortie de la gare. Un théâtre s’ouvre rue des Croisades. Après la guerre de 1914-1918, en 1929, on inaugure un passage pour piétons reliant, en souterrain, la place Rogier à la rive méridionale du boulevard. Finalement, la Jonction — ainsi que nous l’avons déjà dit — viendra réorganiser tout ce quartier, qui doit son existence et son développement à ce vigoureux animateur de la vie économique qu’est toujours le chemin de fer.

A Anvers, la gare de l’Est — devenue, par la suite, la gare Centrale — est édifiée en 1843. Ce n’est qu’une baraque de bois peinte en jaune. Elle est remplacée, en 1883, par un bâtiment en briques, sans étage, d’aspect plutôt banal. Finalement, l’actuelle gare monumentale est inaugurée en 1905.

La gare de 1843 se trouvait à l’orient de la ville encore cernée par son enceinte espagnole. Elle s’élevait dans la rue Van Schoonhoven, disparue lors de la création de la place de la Gare. La suivante, celle de 1883, se dressait à proximité de la rue Carnot. Quel était alors l’aspect de ce coin de la ville ? En 1894, d’après les souvenirs de Jan Verboeven [5], au coin de l’avenue de Keyser et de la rue du Pélican, s’élevait le fameux café-salle de danse du Pélican, bien connu des soldats, dont le propriétaire était, disait-on, un député connu. « Et l’on ajoutait que c’est sur ses instances que la gare Centrale fut construite à son emplacement actuel, de préférence au site face au boulevard Léopold (aujourd’hui avenue de Belgique), qui paraissait infiniment plus logique. Les voies du chemin de fer n’étaient pas surélevées comme aujourd’hui, et elles coupaient en deux une bonne partie de la ville. Le premier passage à niveau se trouvait rue du Vanneau et comme sa barrière, flanquée d’une cabine Saxby vétusté, en bois également, était presque continuellement fermée, l’administration du railway avait fini par y établir une passerelle. Plus tard, celle-ci ayant dû être démolie pour les travaux de la gare Centrale, inaugurée en 1905, on avait aménagé sous la voie an petit tunnel qui, à l’époque, passa pour une merveille du genre. On accédait dans cet humide boyau, mal éclairé par la flamme vacillante du gaz, à l’aide d’escaliers incommodes — mais enfin, le piéton n’était plus forcé de stationner pendant des heures, en pleine ville, devant une barrière fermée ! La place de la Gare actuelle n’existait pas, bien entendu. Son emplacement était occupé par la « station » comme on disait alors, et par ses dépendances, et défendu par une infâme clôture en billes de bois goudronnées. Ce fut tout un événement lorsqu’on la remplaça par une grille de fer moins inesthétique ornée de réverbères. Cette grille se prolongeait du côté de la rue Carnot... »

A Gand, commencée en 1852, pénétrant jusqu’au cœur de la vieille ville, jusqu’à son centre nerveux, la gare du Sud devait inaugurer un nouveau chapitre de l’économie urbaine. « Le milieu du XIXe siècle, écrivait Alex Pasquier [6], bouleversa Gand, comme tant d’autres villes, par la construction des chemins de fer. Le long de la ligne aboutissant à la gare du Sud fut tracé un boulevard auquel on donna le nom de Frère-Orban. »

La création de la gare de Gand-Sud provoqua donc le percement de nouvelles artères, dont le boulevard Frère-Orban et le boulevard du Jardin-Zoologique. Là aussi, des deux côtés de la voie établie au niveau du sol et coupant donc l’agglomération en deux, les terrains acquirent rapidement une plus-value considérable et Alex Pasquier, que nous venons de citer, signalait à propos du père du célèbre Maurice Maeterlinck : « Spéculateur avisé, Polydore Maeterlinck ne manqua pas d’y acheter plusieurs terrains, et y fit construire au n° 22 (du boulevard Frère-Orban) une vaste maison à la façade Louis XVI, au vestibule de marbre blanc et noir. »

Grâce à sa gare, Gand-Sud devint rapidement le centre des affaires et des promenades, du monde et des potins. De la place d’Armes à la station, le dimanche surtout, on voyait déambuler tout le patriciat local. Commerces de luxe et cafés attiraient les promeneurs. Les voyageurs trouvaient, aux alentours, de confortables hôtels. Sur les côtés de la gare, les marchands de fleurs dressaient leurs échoppes tandis que les cochers, bavardant à côté de leurs fiacres, attendaient le client. Quand il fut question de désaffecter Gand-Sud pour la remplacer par la gare Saint-Pierre, à la périphérie, ce fut un concert de protestations et un professeur de l’université, M. Hulin de Loo, y alla d’une plaidoirie vengeresse, disant notamment : « Gand-Sud est le milieu, le centre nerveux de Gand. Si vous admettez Gand-Saint-Pierre, vous admettez la thèse de ces médecins qui nourrissent un patient par le... rectum ! La vie de Gand est à Gand-Sud !... » Les commerçants constituèrent un comité de défense mais leurs protestations n’empêchèrent pas la suppression de la vieille gare.

A Liège, plaque tournante du trafic ferroviaire, le rail devait également provoquer des modifications décisives. Pour relier les usines et les charbonnages de Bressoux, de Herstal et du nord à la voie de Bruxelles, des tunnels sont percés, des tranchées sont creusées, des remblais sont édifiés. Les gares de Jonfosse, du Palais et de Vivegnis sont construites en 1868, 1877 et 1881. La tranchée de la gare du Palais éventre la vieille paroisse de Saint-Servais qui s’étend à flanc de coteau. Des dizaines de maisons sont sacrifiées à la pioche. De nouvelles rues sont tracées afin de relier les quartiers industriels aux gares. On procède à des aménagements de terrains, à des reculs de la bâtisse, à l’élargissement d’anciennes artères, à la construction de ponts. Tout le panorama citadin se métamorphose en l’espace de quelques années seulement. « Dans la vallée, la ville se dilate comme les faubourgs, comme les communes industrielles, écrit le professeur Jean Lejeune [7]. Autour des gares, autour des usines, sur les boulevards, des quartiers neufs surgissent. La population augmente rapidement : 80.000 habitants en 1848, 123.000 en 1880. Le nombre des maisons double — plus de 16.000 en 1880 — entraîné par la croissance de l’industrie... » Le chemin de fer stimule puissamment ce prodigieux développement industriel. Liège fournit, au gouvernement et aux compagnies ferroviaires privées, des rails, du matériel de voie, des locomotives, des wagons, des charpentes métalliques pour la construction de gares et d’ouvrages d’art. Son université met, au service du chemin de fer, quantité d’ingénieurs et de techniciens. La houille indispensable à la traction à vapeur vient en grande partie de ses charbonnages.

L’action polarisante du rail sur la bâtisse ne s’est pas seulement exercée à Bruxelles, Anvers, Gand, Liège et dans d’autres grandes villes du pays. Elle s’est également manifestée en milieu rural. Les exemples abondent : La Hulpe, Genval, Rixensart, Ottignies et, parmi tant et tant d’autres lieux irrigués — pourrait-on dire — par le chemin de fer, l’agglomération hennuyère de Manage et la localité ardennaise de Trois-Ponts.

Manage doit son existence au rail. Au siècle dernier, les compagnies anglaises qui entreprennent la construction de lignes nouvelles dans la région installent un de leurs centres de jonction dans un hameau de Seneffe appelé « aux Manages », c’est-à-dire « aux maisons » parce qu’il y avait là, depuis très longtemps, quelques humbles demeures paysannes. Autour du carrefour ferroviaire ainsi formé, une agglomération devait se développer. Elle compte aujourd’hui plus de 6.000 habitants. Autour des voies s’alignent des usines et des fabriques, principalement des gobeleteries.

Trois-Ponts est à présent entouré de villas et compte plus d’un millier d’habitants. Centre de tourisme situé à 3 kilomètres de la cascade de Coo, doté de six ou huit spacieux hôtels (dont un, s’élevant place de la Gare, se nomme Hôtel de la Gare), son audience s’accroît d’année en année. Avant d’être relié au réseau ferroviaire, ce n’était qu’un modeste hameau de quelques feux — douze en 1855 ! — curieusement situé sur le territoire de trois communes : Fosse-sur-Salm, Wanne (la gare se trouve sur celle-ci) et Stavelot, et au confluent de la Salm et de l’Amblève. Son développement s’est accompli principalement au détriment de Fosse, village jadis vivant et cossu qui centralisait toute la puissance agricole de la région. Depuis le passage du rail à Trois-Ponts, la population de Fosse a considérablement diminué.

Le rail, ainsi, a modifié rapidement et profondément les relations traditionnelles entre l’homme et la nature. Il a engendré quantité de phénomènes matériels. Il a agi sur le sol, les sites, les monuments, les habitations, leurs groupements et leurs modes d’installation, les voies de communications usuelles et les courants de circulation. Pour nombre de villes, il a été à l’origine d’une période de mutation peut-être dangereuse, aux conséquences imprévisibles, mais exaltante et, de toutes façons, capitale. Il a conféré une grandissante importance à des villages qui vivotaient, s’étiolaient, étouffaient, victimes de l’éloignement et de la solitude, et qui n’avaient apparemment rien à espérer de l’avenir. Il en a condamné d’autres, drainant vers lui une partie considérable de leur population. Il a perturbé, de la sorte, un ordre qui, jusqu’alors, pouvait passer pour immuable. Introduisant de profondes modifications jusqu’au cœur des cités, commandant leur urbanisme, stimulant leur expansion, accélérant la promotion d’humbles bourgades en villettes, le rail a tout changé. Il a bouleversé le rythme de la vie. Il a révolutionné tous les domaines, le technique, l’économique et le social. Il a entrepris un brassage ethnique, une rectification topographique, une concentration à haute dose du paysage urbain et rural dont beaucoup de villes, de villages et de bourgades proposent d’éloquents exemples.

(A suivre.)


Source : Le Rail, avril 1964


[4Dans le quotidien bruxellois La Lanterne du mardi 1er mars 1960.

[5Supplément au quotidien anversois Le Matin du 22 juin 1954.

[6Dans son ouvrage sur Maurice Maeterlinck, Editions de la Renaissance du Livre, Bruxelles, 1950.

[7Dans Liège et l’Occident, Editions de l’a.s.b.l. Le Grand-Liège, 1958.