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Paysages ferroviaires (X)

J. Delmelle.

mercredi 27 mai 2015, par rixke

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La gare de Josaphat, quant à elle, enfonce ses voies dans une profonde tranchée séparant le boulevard Léopold III et le Clos de l’Oasis du quartier Saint-Vincent et du vieil Evere. Elle est établie sur de basses terres spongieuses, herbeuses et boisées ayant appartenu, en partie, à la ferme Machaire. Détruite lors des troubles religieux, celle-ci devait être reconstruite et exploitée par les religieux du couvent de Nazareth à Louvain. Le reste de ces terres faisait partie d’une « warande » ou « garenne » ayant appartenu à Ferdinand de Boischot, aux comtes de Koenigsegg-Erps, puis — chose particulièrement mémorable — à la famille de la Tour et Tassis.

Ravitaillant plusieurs comptoirs charbonniers, la gare du Cinquantenaire, enfin, a été établie sur des terres impropres à la culture, gorgées d’eau, couvertes de buissons épineux et de joncs. Elle est en communication directe avec la gare Josaphat par une voie traversant, en déblai et en souterrain, les territoires de Schaerbeek et d’Etterbeek. Qui donc, suivant la rue de Linthout ou traversant l’avenue de Tervueren, soupçonne l’existence de cette liaison en tunnel ?

D’autres gares vouées aux servitudes besogneuses existent, notamment, à Anvers et Liège. Etablie dans le polder de Muisbroek, à 10 kilomètres au nord de la métropole, celle d’Anvers-Nord occupe une superficie de 315 hectares et ses voies totalisent une longueur de 130 kilomètres. Sa capacité de traitement est de 4.500 wagons par jour à l’arrivée et autant au départ. Deux séries de faisceaux — comportant chacun des voies de réception, de triage, et d’attente — correspondent aux deux courants de trafic : l’hinterland et le port. Cette gare d’Anvers-Nord est solidaire de celle d’Anvers-Bassins et Entrepôt dont les voies desservent directement le port, tissant tout au long de ses quais, de ses bassins, de ses docks, de ses darses, de ses cales, de ses canaux, de ses écluses, de ses ponts et de ses multiples hangars, une toile d’araignée serrée et compliquée. Trains et navires se côtoient, presque flanc contre flanc, truck contre coque, montants contre bastingage, et échangent leurs impressions en même temps que — à l’aide de grues et d’autres engins de levage ou aspirants — leurs marchandises. Ils se relayent pour transporter celles-ci à destination, vers l’intérieur des terres, au-delà des mers.

A Liège, les gares de marchandises de Kinkempois et de Voroux-Goreux se répartissent la besogne. La première, qui aligne les 46 voies de son faisceau de triage dans la plaine alluvionnaire, près de la Meuse, dessert la vallée tandis que la seconde assure la desserte du plateau hesbignon. Elles groupent, ensemble, quelque 6.000 wagons et ont été agrandies, après la première guerre mondiale, afin de permettre une rationalisation des activités ferroviaires de la région et libérer Liège-Guillemins des exigences l’empêchant de se consacrer entièrement au trafic des voyageurs. L’extension de Kinkempois a nécessité l’acquisition de plusieurs bandes de terrain, la démolition d’une série d’immeubles et l’établissement d’un nouveau pont-rail sur le fleuve. Ainsi, ayant déjà requis, autrefois, d’importants travaux d’aménagement, le vieux quadrilatère de Kinkempois a provoqué un nouveau recul de la bâtisse et une réorganisation partielle de l’espace. Le rail, affirme-t-on quelquefois, est en train de mourir. L’exemple de Kinkempois, comme plusieurs autres d’ailleurs, prouve qu’une semblable affirmation est, à tout le moins, fort téméraire.

Sur les gares à marchandises, davantage que sur celles à voyageurs, se greffent souvent des ateliers de réparation et d’entretien, des remises ou dépôts de locomotives et des garages de wagons. Chaque machine, bien entendu, a un dépôt d’attache. Ce dépôt, maison des locomotives, écrivait Victor Soyer [4], constitue son domicile régulier ; centre autour duquel elle rayonnera dorénavant vers les dépôts voisins où elle reçoit — entre deux voyages — une provisoire hospitalité. Un numéro matricule lui est conféré, un dossier complet de sa vie de locomotive est dressé, avec feuillets-contrôles, constamment à jour, où sont méthodiquement renseignés les kilomètres parcourus, les services effectués, les indisponibilités subies, les réparations, les accidents survenus... Le dépôt se charge en outre des réparations courantes, les réparations des avaries majeures étant du ressort des ateliers centraux de Malines, Namur, Luttre, Mons et Gentbrugge. Ces grandes réparations, consécutives à l’usure normale des locomotives, ont lieu en moyenne tous les cinq ans...

Les dépôts de locomotives sont toujours assez impressionnants. Ce sont de vastes caravansérails rébarbatifs, sans aucune élégance architecturale, montant aussi haut que les maisons à deux ou trois étages. Celui de Hasselt offre un aspect moins attristant que la plupart de ses semblables. Ses installations ont été gravement endommagées par les bombes aériennes du 8 avril 1944. Il a été réédifié : murs en maçonnerie de briques percés de lucarnes, charpente et toit en béton armé avec orifices d’aération, et adapté, en 1961, aux nouveaux moyens de traction diesel et électrique. Intérieurement, il est parfaitement aménagé pour le travail : pont roulant, plates-formes reliées entre elles par de petits ponts-levis, fosses à visite, vérins, palans, etc. Entre autres locaux complémentaires, on y trouve un dortoir, avec alcôves individuelles, réservé aux machinistes et chauffeurs des remises étrangères. D’une terrasse contiguë, le regard découvre, au-delà des installations ferroviaires, le panorama de la capitale administrative du Limbourg.

S’inscrivant avec plus ou moins de bonheur dans le paysage urbain ou rural, s’intégrant à lui, voici d’autres remises : Gouvy, Stockem, Latour, Ronet... Voici, par ailleurs, les ateliers où s’effectuent dans la coulisse, comme dans les entrepôts ou magasins de la voie, un travail également indispensable à la bonne marche des opérations se déroulant sur le plateau, indispensable à la qualité et à la régularité de la permanente activité du réseau.

Faisons une rapide visite, si vous le voulez bien, à ces autres coulisses. Près de la gare de Malines, à dix minutes à peine de celle-ci, l’arsenal du chemin de fer rassemble, sur une superficie de quelque 53 hectares, une série d’ateliers d’architecture usinière. On y effectue les travaux de grande réparation : montage, tournage, ajustage, opérations de fonderie, de chaudronnerie, etc., ainsi que ceux qu’exigent les wagons de voyageurs et de marchandises : menuiserie, peinture, garnissage, chauffage, éclairage, etc. Depuis la fin de la dernière guerre, la plupart de ses sections ont été adaptées à l’évolution de la traction. Depuis 1949, on y effectue le rebobinage des moteurs électriques jusqu’à une certaine puissance. En 1951, on y a installé un banc de sertissage avec appareil de contrôle de la tension des fils. En 1953, un banc d’essai pour moteurs de traction y a été mis en service. En 1956, en 1958 et au cours des années ultérieures, d’autres perfectionnements ont été introduits, conférant toujours plus d’importance à cet arsenal construit aux temps héroïques du chemin de fer et s’étant inséré toujours plus fermement, depuis lors, dans le paysage de la cité archiépiscopale.

Près de Louvain, à Kessel-Lo, le défunt chemin de fer du Grand Central a entrepris, en 1863, la construction d’importants ateliers. Situés en bordure de la chaussée de Diest, ceux-ci ont suscité la naissance d’une agglomération populeuse — le faubourg de Blauw-put — là où ne s’élevaient jadis, autour d’une vieille chapelle bâtie en 1441 par un Louvaniste nommé Jean Van der Merckt — serrurier enrichi —, que quelques demeures paysannes.

Anvers B.E., où trains et navires se côtoient...

Aux environs de Namur, l’atelier central de Salzinnes s’étend le long de la Sambre, à hauteur des Bas-Prés. Lui aussi existe depuis fort longtemps, mais il n’a guère exercé d’influence polarisante directe sur la bâtisse. Transformé naguère pour répondre aux nécessités nouvelles, il a été doté d’un laboratoire d’analyse des huiles de graissage des moteurs diesel avec spectographe détectant la présence, dans l’huile, de particules métalliques indiquant l’usure anormale d’un organe. C’est le premier laboratoire ferroviaire européen où le système a été d’application.

Aux points de coïncidence des lignes de chemin de fer, écrivait Roger Gillard [5], on bâtit des ateliers de réparation autour desquels s’agglutinèrent des villettes. Voici, vérifiant ce propos, les ateliers hennuyert de Luttre, de Cuesmes et de Bascoup, qui, tous, se mêlent au peuplement industriel et humain. L’atelier central de la voie, à Bascoup, près de Morlanwelz, s’occupe principalement de la réparation des ponts-bascules et des plaques tournantes. Il a été agrandi en 1956 et aménagé en vue de la fabrication de pièces métalliques pour les voies : éclisses, plaques d’appui, etc.

Les coulisses du rail, ce ne sont pas seulement les gares de marchandises, les dépôts, les ateliers. Ce sont aussi tous ces bâtiments, abritant les services administratifs, sociaux et techniques, qui s’insèrent parmi la multitude de ceux dont la réunion forme la cité. Ce sont les bâtiments imposants de la Direction générale, rue de Louvain, à Bruxelles, dans le quartier des ministères. C’est celui de la rue Belliard, qui fut le centre régional bruxellois des œuvres sociales, auquel s’est substitué le nouvel ensemble architectural, rationnellement agencé, de la rue du Progrès, à proximité du pertuis de la rue de Quatrecht. C’est le magnifique ensemble des bureaux modernes de l’avenue Fonsny.

Chaque chef-lieu de province possède, de même, un ou plusieurs édifices où s’effectuent les travaux de bureau, aussi nombreux que divers, qu’implique la vaste organisation ferroviaire. Certains sont vétustes. D’autres sont récents. Le groupe de Mons était installé, jusqu’à la dernière guerre, dans un immeuble ayant fait partie, auparavant, de la « Grande Aumône », institution d’assistance et de bienfaisance ayant de lointaines origines. Détruit en mai 1940, cet immeuble a cédé la place à un bâtiment à trois étages, d’une architecture sobre et nette, qui regarde le square Roosevelt. La collégiale Sainte-Waudru, sa proche voisine, hausse sa châsse ogivale sur le promontoire bordant le côté supérieur de ce dernier.

Paradoxalement, toutes ces coulisses : gares de marchandises, remises, ateliers, bâtiments administratifs et autres, forment des éléments importants du décor après avoir été, dans certains cas, de décisifs facteurs de transformation du site. Ils s’inscrivent dans le paysage, parfois au petit bonheur la chance, mais tellement étroitement que l’on ne s’imagine plus, désormais, qu’ils pourraient ne pas être là. D’ailleurs, on ne vit pas dans le passé : le temps présent est la seule réalité solide que les souvenirs et les rêves, qui ne sont faits que de vent, ne peuvent ébranler.

(A suivre.)


Source : Le Rail, mai 1964


[4Dans la revue du Touring Club de Belgique du 15 mai 1912.

[5Dans Le Tempa des Vacances, Editions Le Rail, Bruxelles, 1959.