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Paysages ferroviaires (XII)

J. Delmelle.

mercredi 10 juin 2015, par rixke

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Le rail, dès sa prime jeunesse, déclenche une véritable révolution industrielle. Tout le potentiel latent du pays est révélé, valorisé. La vieille métallurgie forestière de l’Ardenne se déplace vers les régions de la houille où, le temps aidant, s’opèrent d’importantes concentrations humaines. Les villes grandissent, s’étendent, éclatent. L’occupation industrielle se fait toujours plus envahissante. Ici et là, élément par élément, elle plante le décor le plus fantastique que l’on puisse imaginer. Ses fabricats sont toujours plus nombreux et plus variés. Les conditions de vie s’améliorent peu à peu. L’homme se découvre de nouveaux besoins. Il recherche le confort. Toute l’économie en est stimulée. Dans toute l’histoire de l’humanité, il n’y a qu’une seule autre période à avoir déterminé, mais sur un plan presque exclusivement spirituel, un bouleversement semblable. C’est celle de la Renaissance et de la fin du Moyen Age étriqué dans sa scolastique, paralysé par ses préjugés.

Le train entre peu à peu dans les habitudes de tous et de chacun. L’homme prend conscience que le monde ne se limite pas à son village, à sa ville, à sa petite province. Il apprend à voyager, y prend intérêt et plaisir. Des centres de villégiature se créent dans la vallée de la Meuse et au littoral. Une très ancienne mais languissante industrie se met à revivre, à se développer, à prospérer : l’hôtellerie. L’évolution se poursuit, inéluctable, et c’est en pure perte de temps qu’Emile Verhaeren écrit, en 1883, dans un petit journal fondé à Knokke : La Plage, par quelques littérateurs appréciant le calme et la sablonneuse beauté du lieu : Non, Monsieur, non, Madame, le train ne vous amènera pas jusqu’à Knocke. Il s’arrête à Heyst et, franchement, fasse Dieu et Messieurs les Ministres que jamais il n’aille au-delà... Prolonger le train jusqu’à Knokke eût été, aux dires du poète, un crime de lèse-pittoresque. C’eût été la fin de ce bourg le plus caractéristique de la côte flamande encore sauvage, farouche, hérissé et habité par... un peuple de rustauds ! Le train, qui poussait jusqu’à Heyst depuis 1868, devait finir par atteindre Knokke et faire, du vieux village situé près de l’embouchure du Zwin, l’un des endroits de séjour les plus en renom de tout le littoral belge. En 1830, l’agglomération ne comptait que 1.005 habitants, pêcheurs, agriculteurs, artisans, meuniers, commerçants. Peu après le raccordement de la localité au réseau vicinal d’abord, à celui des chemins de fer ensuite, ce chiffre s’élève à 2.000. Au cours des années ultérieures, il ne cessera de s’accroître pour atteindre 3.000 en 1910, 4.025 en 1918, 6.000 en 1925, 7.000 en 1930, 8.500 en 1935, 9.500 en 1940, 10.000 en 1945, 11.000 en 1947, 14.000 en 1959. En pleine saison, on évalue actuellement de 130 à 150.000 le nombre de « vacanciers » rassemblés, en ce lieu jadis situé au bout du monde, par la grâce du soleil, du chemin de fer et, bien entendu, de la route. Toutefois, si cette dernière fournit à présent — à la cité balnéaire — une part importante de sa population estivale, c’est le rail qui se situe à l’origine du prodigieux développement pris par le « jardin de la mer du Nord ».

Incitant au voyage, le rail a été au point de départ de l’extraordinaire carrière de cette forme moderne d’évasion qu’est le tourisme. On sait l’importance économique acquise par celui-ci. On connaît ses incidences sociales. On n’ignore pas, non plus, quelle influence il a exercée et ne cesse d’exercer, notamment, sur la littérature, donnant naissance à quantité de livres qui sont tant d’apologies du dépaysement. Mais là n’est pas l’essentiel du point de vue qui nous occupe ici ! Ce qui doit nous intéresser au premier chef, c’est tout ce que le tourisme a créé et aménagé : voies d’accès aux principaux sites naturels, mise en valeur de ceux-ci, plaines de sports et de jeux, musées, belvédères, télésièges et téléfériques, auberges de jeunesse, terrains de camping... Et c’est aussi tout ce que l’amour du plein air et du changement — deux choses que le chemin de fer a fait découvrir — a suscité : chalets et villas d’un certain « retour à la terre » qui jettent, dans le paysage de bruyères de la Campine comme dans celui de nos vertes Ardennes, leurs notes colorées, souvent un peu trop voyantes.

On n’en finirait pas de s’enquérir de tout ce que le rail, directement ou indirectement, volontairement ou incidemment, a produit, dans le seul domaine paysager, de changements, de transformations, de substitutions, d’évolutions et d’innovations. Au commencement, dit la Genèse, la terre était informe et vide... Paraphrasant le texte sacré, on pourrait dire que, avant le rail, la terre était uniforme et impassible. Inconsciente de sa riche diversité, elle se complaisait dans un sédentarisme sans grandeur. Bloc de glaise attendant d’être travaillé par la main ou l’ébauchoir du sculpteur, elle ne soupçonnait pas quel attachant visage se cachait sous son masque traditionnel.

Le chemin de fer a fait son apparition et s’est mis, aussitôt, à dégrossir ce bloc, à modeler la glaise, à faire sortir de cette masse les traits majeurs, les lignes de force de ce monde dont les hommes d’aujourd’hui sont les héritiers en indivis. Ce monde, nous l’aimons parce qu’il est nôtre. Et parce qu’il a la forme de notre destinée !

FIN.

Source : Le Rail, juillet 1964


[1Les Grands Travaux da Siècle, Librairie Hachette, Paris 1907. Plus de la moitié de ce copieux ouvrage d’environ 450 pages est consacrée aux chemins de fer dans le monde et aux multiples travaux : tranchées, rampes, tunnels, ponts, viaducs, etc., nécessités par son établissement. Il y est question, notamment, entre autres sujets non traités ici, des chemins de fer de montagne.

[2Ouvrage cité.

[3L’Architecture, Librairie Hachette, Collection « Encyclopédie par l’Image », Paris, 1935.

[4Ouvrage cité.

[5Carlo Bronne dans La Comtesse Le Hon, Editions La Renaissance du Livre, Bruxelles, 1952.

[6Jules Yernaux dans Mons et le Borinage, Editions I.N.R. (brochure-programme n° 1), Bruxelles, 1936.

[7Dans Liège et l’Occident, Editions de l’a.s.b.l. Le Grand Liège, Liège, 1958.