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Une dynastie de cheminots (VII)

J. Delmelle.

mercredi 9 décembre 2015, par rixke

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 XII. - Les ambulants de la poste

Un autre jour, l’ vî Marcel me dit ceci : « Je garde en mémoire les visages de nombreux camarades de travail. Je revois encore, sur l’écran du souvenir, le grand Gusse, qui était porteur de bagages à la gare du Midi, et le petit Louis, qui fut garde-salle à la gare de Mons. Je me rappelle aussi beaucoup d’autres cheminots croisés au hasard, plusieurs fois par semaine ou par mois. C’est toutefois à César Girmont, qui fut le plus cher de mes collègues, que je pense le plus souvent et le plus volontiers. Quand il fut pensionné il y a trois ans seulement (il était mon cadet d’une dizaine d’années), il s’en est allé habiter à Meix-devant-Virton, en Gaume. Il avait toujours exprimé l’espoir de se retirer dans ce coin de la province du Luxembourg, bien qu’il fût originaire du Brabant wallon. Il s’était pris d’affection pour la Lorraine belge à la faveur de nombreux séjours de vacances effectués là-bas. D’aucuns rêvent de finir leurs jours au bord de la Grande Bleue, sous le chaleureux soleil du Midi. Il songeait, quant à lui, à la Gaume, à ses paysages harmonieux, à ses coteaux modérés, à ses petites rivières poissonneuses (c’est un fervent pêcheur !). Il a réalisé son dessein. Malheureusement, Meix est loin d’Esquinpont, et lui et moi avons perdu, à cause de l’âge, le goût des voyages. Nous sommes l’un et l’autre devenus casaniers, prisonniers d’un horizon limité, et il y a longtemps que nous ne nous sommes plus vus. Mais nous nous écrivons de temps en temps, deux ou trois fois l’an, parfois davantage, quand nous avons l’une ou l’autre nouvelle — se rapportant, le plus souvent, à nos souvenirs communs — à nous communiquer...

César ne faisait pas partie des chemins de fer, mais des « ambulants de la Poste ». Il a passé près de quarante années dans ces véhicules spéciaux que l’on attelle aux trains de voyageurs à marche rapide et qui sont de véritables bureaux de poste roulants. Les ambulants y trient les correspondances en cours de route et les acheminent, à chaque gare de coïncidence, vers leur destination propre. Travaillant de la sorte, debout devant des casiers et des tables, parmi des monceaux de paquets et de sacs, dans les cahots et le vacarme, ils accélèrent considérablement la remise du courrier, des journaux, des colis.

C’est aux « ambulants » à longue distance — Bruxelles/Herbesthal et Bruxelles/Arlon — que César a travaillé tout d’abord, après avoir été commis d’ordre à l’essai dans une perception de province et après avoir été trieur à Bruxelles-Nord. César, comme beaucoup de ses collègues, entendit l’impérieux appel du rail.

La tâche des ambulants à longue distance n’était pas une sinécure. Il est arrivé à César de commencer son service à 9 heures du matin et de ne le terminer qu’à 11 heures du soir.

C’est en 1929, lors de la création des brigades autonomes d’ambulants, que César abandonna le service « à longue distance » pour le Bruxelles - Manage - Charleroi. C’est alors que, travaillant assez régulièrement sur cette ligne, Marcel Barbeaux s’est lié d’amitié avec lui, passant quelquefois en sa compagnie, dans le fourgon postal, cinq ou dix minutes. César ne s’arrêtait pas, pour autant, de trier son courrier. Debout devant les casiers, portant une salopette bleue, serrée autour de la taille par un ceinturon de cuir — relique du temps passé au régiment -, il se déplaçait continuellement : un pas à gauche, un pas à droite, répartissant les lettres dans les casiers avec une rapidité et une sûreté de manipulation étourdissantes. En le regardant, Marcel pensait à ce pianiste aveugle qu’il avait vu jouer un jour, dans une fête de charité. Ses doigts couraient sur le clavier avec une agilité que nulle hésitation, jamais, ne venait freiner. César lui rappelait la virtuosité émouvante de ce subtil artiste et se demandait comment il parvenait à trier si vite un tas de lettres aux adresses parfois presque illisibles. Mystère !

Bien que ne faisant pas officiellement partie de la corporation des cheminots, César se considérait — non sans raison — comme lui appartenant en fait, et il lui arrivait de se moquer, sans méchanceté, des « sédentaires », pour lesquels tout l’univers postal se limite aux cloisons d’une étroite cellule. Et il disait : « Nous, les « nomades », nous sommes les véritables mainteneurs de la grande tradition postale, nous sommes les héritiers directs des messagers qui, aux temps des grands maîtres de la Tour et Tassis, allaient à cheval, de relais en relais, de l’un à l’autre bout de l’Europe d’alors, en portant la bougette. Le rail a remplacé le cheval. La vapeur a remplacé l’avoine. »

Malgré les inconvénients de la fonction d’ambulant, malgré l’inconfort du fourgon trop chaud l’été, pas assez l’hiver, malgré les horaires anormaux et l’obligation d’être « toujours sur ses jambes », César, pour rien au monde, n’eût voulu changer de qualification. Lui eût-on proposé son transfert en échange même d’une ascension d’un ou deux échelons dans l’échelle administrative qu’il eût refusé ! Pour lui, les ambulants formaient en quelque sorte l’aristocratie Je la Poste, les bureaux roulants dominaient véritablement l’ensemble des secteurs postaux.

César et Marcel ont mené des carrières parallèles. Il leur arrivait parfois de ne plus se voir pendant plusieurs semaines, soit que leurs prestations ne concordaient pas, soit qu’un intérim ait conduit l’un sur une autre ligne. Ils se retrouvaient avec plaisir au bout de ce temps-là. Un jour, César dit à Marcel : « J’aime mon métier, mais il y a, dans celui-ci, une chose que je n’apprécie guère : c’est de devoir remplacer un collègue malade ou en congé sur une ligne que je ne connais guère. J’ai alors l’impression d’être comme en exil. Quand je suis de service sur le Bruxelles - Manage - Charleroi, je sais à peu près, rien qu’à l’allure du train, rien qu’au son, rien qu’à la façon dont les roues tournent sur les rails, rien qu’à de tout petits indices enregistrés par la plante de mes pieds ou par mes oreilles, où l’on se trouve. Je sais que, dans douze ou treize minutes, le convoi franchira tel passage à niveau, passera sur tel pont, entrera dans telle gare. Sur d’autres lignes, cet « instinct » me fait défaut, et j’ai peur de ne pas avoir fini mon tri à temps, je m’énerve, et le fourgon m’apparaît soudain sous un aspect rébarbatif. Non, décidément, je n’aime pas de faire un intérim. »

Ainsi, pendant de longues années, César a vécu la vie des cheminots que les trains, dans leur course effrénée, conduisent un peu partout. Comme Marcel, quand l’heure de la retraite est venue, il a eu pas mal de difficultés pour s’accoutumer à l’existence du sédentaire. Il a regretté son sombre fourgon, étroit comme un boyau de mine, et ses cahots, l’incessant cliquetis de la ferraille et l’insistante chanson que font les roues en mordant l’acier du rail. L’ vî Marcel m’a montré sa dernière lettre, reçue il y a sept ou huit semaines, dans laquelle il écrivait ceci : « Je me souviens de mon laborieux bureau roulant. On y travaillait dur. Mais c’était le bon temps. C’était le temps de la peine, mais aussi de la joie, de la camaraderie, de la sympathie !

« Eh ! oui. C’était le bon temps. Je m’en souviens avec mélancolie, quoique sans regret ou, mieux, sans remords, car j’ai fait mon service de mon mieux, avec honneur. Et c’est la conscience en paix que je puis, aujourd’hui, écouter le chant des oiseaux au lieu de celui des coussinets et des bielles !... »

(A suivre.)


Source : Le Rail, juillet 1960