Accueil > Le Rail > Histoire > Le train fantôme du 2 septembre 1944

Le train fantôme du 2 septembre 1944

G.Feron.

lundi 2 septembre 2019, par rixke

Texte réalisé sur la base des rapports rédigés à l’époque par MM. Verheggen, Masquelier, Ugueux, Lokker et Handelsberg.
Si les côtes françaises ont bien
été libérées le 6 juin 1944, il n’en
fut pas de même, pour la
Belgique qui dut attendre le
mois de septembre pour saluer
l’arrivée des Alliés. Cependant
l’espoir ravive la fougue
offensive des résistants, plus
actifs que jamais. Par ailleurs, de
nombreux bombardements des
aviations alliées endeuillent le
pays, ce dont les Allemands se
félicitent car ils servent leur
propagande.
C’est dans ce climat de fébrilité
et de chaos que se déroulent les
péripéties que nous voulons
vous rappeler à l’occasion du
50e anniversaire de la
Libération.

 Contexte

Si de nombreux « feldgraus » regagnent par tous les moyens possibles leur pays, il en existe d’autres décidés à tout. Ils détiennent malheureusement quelques milliers de compatriotes et 1 500 détenus de nationalité belge, française, anglaise, américaine et russe à la prison de Saint-Gilles.

Certains d’entre eux, incarcérés pour des délits mineurs, ont été libérés au cours de la dernière quinzaine du mois d’août. Les autres sont virtuellement condamnés à mort. L’autorité nazie a décidé de les envoyer dans les sinistres camps d’extermination allemands où leur sort sera vite réglé.

En coulisse opèrent, depuis le 25 août, des diplomates belges (dont le vicomte Berryer) et étrangers, appartenant aux ambassades de Suède, de Suisse et d’Espagne, en vue d’obtenir la libération de tous les détenus.

Ils obtiennent des garanties de l’ambassadeur d’Allemagne, Mayr-Falkenberg, qui promet d’intervenir au moment opportun. Le 1er septembre, le baron Kuudse de Verchou, consul général de Suède, apprend que le chef de la Gestapo locale, le général SS Jungclaus, a fait certaines promesses allant dans le sens désiré.

Mais peut-on s’y fier quand on sait qu’il expédie le même jour 130 femmes à Ravensbruck et quatre groupes de 800 à 900 hommes vers Sachsenhausen ?

La réponse tombe dans la nuit du 1er au 2 septembre quand des Allemands surarmés font irruption dans les cellules de la prison en criant : « Transport » !

Munis de deux colis de la Croix-Rouge, les détenus sont embarqués, sans espoir pour leur sort, dans des camions vers la gare de Bruxelles-Midi. Durant leur transfert, ils chantent des airs patriotiques et lancent des boulettes de papier avec leur ultime message.

 Mobilisation

A la gare du Midi, pourtant contrôlée et commandée par des cheminots allemands, le personnel belge, pressentant une catastrophe, prend une série de contre-mesures. En effet, le sous-chef de gare, Michel Petit, a remarqué l’arrivée, insolite dans une gare de voyageurs, de 32 wagons à bestiaux. De plus, des nazis armés et agressifs occupent les installations. Il alerte aussitôt le chef de gare principal Léon Petit et, en collaboration avec des collègues résistants ou dignes de confiance, ils expédient au loin toutes les locomotives disponibles. Lorsque les prisonniers arrivent en gare vers huit heures du matin, les soupçons des Belges se confirment. Michel Petit et ses hommes sabotent les aiguillages tandis que le personnel de la remise des machines détériore les locomotives.

Au nez et à la barbe des Allemands, les responsables de la Résistance et un délégué du général de Gaulle se réunissent dans le bureau du chef de gare. Ils décident d’employer la ruse plutôt que la force pour déjouer les plans de l’ennemi. Ils apprennent que le convoi portera le numéro 1.682.508. C’est une information essentielle car, lorsque les Allemands réclameront une locomotive MP 1.682.508, on saura de quel train il s’agit. Son itinéraire est aussi connu : l’Allemagne via Malines, Essen et les Pays-Bas.

Les prisonniers sont entassés par dizaines dans les wagons tandis que les gardiens se sont réservé des voitures confortables en prévision d’un long voyage. Tous les groupements de résistance de Bruxelles et de la ligne sont alertés.

 La valse des locomotives

Dès 8 h 30, les Allemands réclament une locomotive en ordre de marche. A Forest Midi, où la demande est transmise, le mot d’ordre des résistants est de gagner du temps. On apprend aussi que le 30e corps de l’armée britannique est entré dans Tournai et on espère qu’il foncera vers Bruxelles à la vitesse de l’éclair. Il n’arrivera que le 3 septembre, dans l’après-midi. On trouve une machine que l’on s’efforce de rendre inutilisable aussitôt. Puis on met la main sur la 3302, une locomotive de type américain de 1918, destinée aux trains de marchandises et aux trains omnibus de voyageurs. C’est une machine inadaptée à la vitesse, mais n’est-ce pas une aubaine dans ces circonstances ?

Insensibles à l’impatience des Allemands, les résistants en sabotent les tuyaux de graissage, la rendant inapte à tout service. La 1202 est alors dénichée : c’est une Atlantic conçue par l’ingénieur Notesse et mise en service en 1939. Elle est idéale pour les trains rapides et relativement légers, sur des lignes à profil favorable. Or, le train à remorquer est long et lourd. En temps de paix, on aurait beaucoup hésité à utiliser une « type 12 » pour un tel train. Mais c’est la guerre et le but n’est pas d’aider l’ennemi. Mieux, sa pompe Westinghouse n’est pas en bon état et, à tout hasard, on sabote les sablières... Très judicieux, comme on le verra plus tard.

Pendant ce temps, on désigne les malheureux machinistes : M. Georges, le premier, se porte malade. Le second, M. Vanderveken, simule une chute du tender. Il hurle de douleur, il faut l’évacuer. Le troisième, Louis Verheggen vient prendre son service à 14 h. Il est requis d’office avec son collègue Léon Pochet, chauffeur. Sous bonne garde, ils sont conduits à leur poste et ne peuvent éviter le départ du convoi. Ils connaissent les installations comme leur poche et s’aperçoivent rapidement que le signaleur de Forest les dirige vers une voie en impasse, appelée cul-de-sac de Ruisbroeck. Arrêté, Verheggen feint la surprise et engage une longue discussion avec le sous-chef de gare. On va les renvoyer vers Forest. Mais l’itinéraire à suivre est occupé par un long train allemand, conduit par des cheminots allemands qui, malgré les menaces de leur ingénieur, refusent de libérer la voie. Au lieu d’avancer ou de refouler, les Allemands scindent leur train et en évacuent la queue pour dégager l’itinéraire de Verheggen. La locomotive est finalement accrochée et le machiniste exige l’essai réglementaire des freins, lequel est refusé par un surveillant. Il faut partir. A 16 h 50, le train s’ébranle avec déjà plus de huit heures de retard. Verheggen confie au sous-chef de gare Decoster que le train ne franchira jamais la frontière : le message est transmis aux prisonniers.

Mais le commandant a encore une exigence. Il faut ajouter un wagon Flak en queue du train. Voilà un ordre qui tombe à pic. Rappelons, pour mémoire, qu’un wagon Flak est armé de canons antiaériens et de mitrailleuses. Ce fameux wagon se trouve à Forest. Quand il est accroché, Verheggen demande à faire le plein d’eau. Il faut bien lui accorder satisfaction. En cours de route, le machiniste et le chauffeur feront tout pour perdre de la vapeur.

A 17 h 45, le départ est donné vers Bruxelles Ouest et à 19 h 35, le train arrive à Schaerbeek. Il lui a fallu plus de deux heures pour faire moins de 10 km !

A Schaerbeek, les signaux sont au passage. Pourtant Verheggen s’arrête. Il prétend ne pas bien connaître la ligne et descend de la machine pour quérir un pilote. Les Allemands refusent, le contraignent à remonter au poste et l’avertissent : « Machine kaput, du kaput » !

On repart vers Vilvorde où le signaleur retient le train au signal. Verheggen propose d’aller s’informer et de demander un ordre de dépassement. Le commandant du train lui ordonne de franchir le signal fermé et de poursuivre sa route. Verheggen se rebiffe, discute, évoque le règlement et la sécurité. Rien n’y fait. « Vorwarts ».

Eppegem est dépassé. A 23 h, le signal d’entrée de Malines est atteint. Il est fermé. Les Allemands sont assez futés pour comprendre que franchir ce signal pourrait entraîner un déraillement. Sous escorte, Verheggen peut aller discuter. Le train est finalement reçu sur une voie occupée, ce qui signifie qu’il ne pourra pas repartir de sitôt. Verheggen sait aussi qu’il n’est pas possible de prendre de l’eau à Malines : raison de plus pour en demander ! Il pourra en obtenir s’il va la prendre à Muizen, c’est-à-dire sur un itinéraire dévié. Le train arrive à Muizen peu après minuit. A ce moment des coups de feu éclatent : la Résistance du coin se manifeste.

Le commandant du train veut repartir immédiatement vers Malines mais il faut changer de front. De Malines à Muizen, la ligne est posée en courbe et ce qui devait arriver à une locomotive de type 12 avec une forte charge se produit à cet endroit. Les roues motrices, d’un diamètre de 2,109 m patinent. Il faudrait sabler... mais les sablières ont été sabotées. Dans l’impossibilité de repartir, Verheggen se déclare en détresse. Une locomotive Pacific type 1 circule HLP d’Anvers à Bruxelles. On lui donne l’ordre d’aller remorquer la 1202 et son train.

 Epilogue

Pendant ce temps, à Bruxelles, Jungclaus, soumis aux pressions internationales et au jeu habile des forces de l’intérieur, a finalement accepté que les prisonniers de Saint-Gilles soient libérés. En fait, ce criminel les croit bel et bien en route vers l’Allemagne, tandis que les autorités allemandes du train ignorent l’accord de leur chef. La locomotive type 1 a été placée en tête du train. Son machiniste Gérardy et Verheggen se connaissent. Ils complotent rapidement ; les Allemands ont cru comprendre qu’ils ne pourraient pas atteindre la Hollande via Essen, ni Louvain via Muizen, car les tirs des résistants leur font croire la zone occupée. Aussi choisissent-ils d’atteindre le Reich via Schaerbeek et Louvain. Ils ordonnent le départ.

A Malines, les Allemands s’aperçoivent que le wagon Flak est en tête, derrière les deux locomotives. Ils exigent une manœuvre pour le remettre en queue. Cet ordre est le bienvenu et, pour une fois, la manœuvre est exécutée docilement. On décroche le train et on part garer le wagon Flak sur une voie de garage. Les machines reviennent au train, pour aller reprendre ensemble le wagon Flak. Au lieu de cela, les deux machinistes ouvrent tout grand le modérateur et le train file à toute allure vers Bruxelles, abandonnant le wagon Flak et ses occupants !

Pourquoi les SS du train ne réagissent-ils pas à ce piège ? Sans doute ont-ils appris l’avance des Alliés et veulent-ils s’éloigner au plus vite de Bruxelles. Ils savent qu’à Schaerbeek, une voie conduit à Louvain, direction qu’ils espèrent que le train suivra.

Mais à Schaerbeek, l’itinéraire tracé mène directement vers la ceinture ouest. Le 3 septembre à 10 h 15, le train s’immobilise à Bruxelles Petite-Ile. La gare est bourrée d’Allemands, de collaborateurs et de convois de blessés. Un train a été préparé pour évacuer les Allemands et leurs valets, mais ils n’ont pas de locomotives. Ils réquisitionnent la type « 1 ».

Machinistes et chauffeurs du train fantôme ont été décorés.

Verheggen descend de sa machine, se dirige innocemment vers les bureaux, dévale le talus de la Senne et quitte les installations. Il pense que les Allemands l’attendent chez lui, mais ses voisins le rassurent.

Pochet s’éclipse discrètement aussi.

Les SS veulent toujours emmener leurs prisonniers en Allemagne. Devant leur intransigeance, la Résistance menace de massacrer les Allemands capturés et les blessés. S’ils acceptent de les libérer, ils bénéficieront du statut de prisonniers de guerre. Le marché est presque conclu lorsque parvient l’ordre de Jungclaus de les relaxer.

Le soir, vers 19 h, les Anglais et la brigade Piron entrent à Bruxelles. Les biens dérobés aux prisonniers et découverts par un cheminot leur sont restitués.

Le train fantôme est entré dans l’histoire sous ce nom ; pourtant, on a toujours su où il se trouvait. On aurait pu l’appeler aussi le train miracle.


Source : Le Rail, Septembre 1994