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Les crocodiles modernes

P. Weytens, ingénieur principal M.A. - P. De Smet, ingénieur E.S.

mercredi 7 juillet 2010, par rixke

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 A propos d’un mot heureux.

A Paris, en mai 1964, l’Office du Vocabulaire français avait convié diverses personnalités à une journée d’étude consacrée au langage des chemins de fer et de la route. L’un des orateurs insista sur le génie d’invention populaire qui a inspiré aux cheminots d’appeler crocodile un appareil de signalisation sonore qui semble accroupi, entre les rails, telle la bête sur le bord d’un fleuve.

Le crocodile moderne a tellement changé d’aspect et de nature qu’on lui a donné une autre dénomination. On l’appelle « balise », terme de signalisation utilisé déjà par la marine et l’aviation. Si le mot, quoique bien français et assez heureux, puisqu’il vient de baïf (qui observe), est plus commun, en revanche l’appareil qu’il désigne est plus original.

On trouve des balises sur la ligne Bruxelles-Herbesthal, entre Nossegem et Kortenberg. Avant de vous les décrire, nous allons vous expliquer brièvement comment on en est arrivé à cette expérience, première étape d’une suite d’essais en cours et d’améliorations qui sont déjà envisagées.

 Une idée internationale.

Aller plus vite, avec plus de sécurité, en rendant plus aisé le travail du personnel, c’est continuer la tradition commerciale et sociale des chemins de fer. Pour pouvoir augmenter les vitesses et la densité du trafic d’une part, pour aider les conducteurs de train dans leur tâche d’autre part, l’Union internationale des Chemins de fer (U.I.C.) a chargé son Office de Recherches et d’Essais (O.R.E.) d’étudier les systèmes de transmission possibles entre la voie et les engins moteurs. Ainsi a été défini un programme de travail, avec la collaboration de divers réseaux, dont la S.N.C.B., et de l’industrie privée. Voilà pourquoi la S.N.C.B. expérimente de nouveaux crocodiles, faisant intervenir des dispositifs capables de transmettre rapidement aux trains en marche les informations des installations fixes de signalisation et d’exploitation.

 Le crocodile.

Le crocodile traditionnel est une pièce métallique allongée, placée entre deux rails près d’un signal avertisseur, auquel elle est reliée. Quand une locomotive passe par-dessus le crocodile, la brosse qu’elle porte assure un contact passager, qui indique au conducteur que le signal est ouvert ou fermé. Dans ce dernier cas, le courant pris par la brosse déclenche un sifflet dans la cabine de conduite. Cette sirène peut être arrêtée en appuyant sur un bouton, et la manœuvre est enregistrée sur une bande, la bande Téloc, que certains appellent « le mouchard », parce qu’elle permet au bureau qui la vérifie de constater tout défaut de vigilance. La conscience professionnelle des conducteurs et ce système, complété par le dispositif de veille automatique (« dispositif d’homme mort »), dont il a été question dans « Le Rail » n° 81, de mai 1963, ont donné satisfaction.

 Il fallait trouver mieux.

Mais si l’on veut encore accroître la vitesse des trains sur de plus longues sections de ligne, il fallait trouver mieux encore. Pensez donc que, sur nos grandes artères, le conducteur pilotant un train qui roule à 140 km/h voit défiler un signal toutes les, 38 secondes ! Pourquoi y en a-t-il tant ? La distance d’arrêt d’un train dépend de sa vitesse, du profil de la voie et des caractéristiques de son frein. Aux vitesses élevées, la distance de visibilité des signaux d’arrêt est très souvent inférieure à la distance d’arrêt. Le conducteur doit donc connaître les indications du signal d’arrêt avant même qu’il puisse l’apercevoir : c’est pourquoi on le répète à distance par un signal avertisseur. En outre, la circulation des trains est encore régie par des signaux dits « de vitesse » indiquant en chiffres la vitesse maximale autorisée dans les zones qu’ils protègent (courbes, traversées de gares, ponts mobiles...).

Il fallait donc trouver un moyen de réduire la tension nerveuse des conducteurs et envisager déjà, pour un avenir qui se rapproche, un système d’automatisation plus poussée qui pourrait permettre, sur certaines lignes, de libérer les « pilotes » de toutes tâches autres que celles de surveiller le robot de conduite et d’en pallier les défaillances toujours possibles.

Dans ce double but, la S.N.C.B. a mis à l’étude, avec les A.C.E.C, deux systèmes :

  • le premier, celui des balises, dont nous allons vous parler plus particulièrement, était le plus urgent à réaliser ;
  • le deuxième, celui du câble, dont nous vous dirons l’essentiel, est beaucoup plus compliqué ; il sera le premier jalon de la solution idéale pour les lignes à trafic très important où l’automatisation complète deviendra nécessaire dans l’avenir, alors que le système des balises seules gardera toute son importance pour les lignes secondaires.

 Les balises.

Les balises que l’on trouve entre Nossegem et Kortenberg diffèrent du crocodile classique non seulement par leur encombrement réduit et l’absence d’une surface de frottement, mais principalement par le nombre d’indications qu’elles transmettent par couplage électromagnétique au conducteur au moyen d’un capteur (fig. 1), qui remplace la brosse de la locomotive.

Figure 1.

Les indications des balises sont traduites sur le pupitre de conduite par l’allumage de lampes colorées reproduisant exactement l’état du signal rencontré. C’est la répétition automatique des signaux en cabine.

Une paire de balises suffit pour communiquer au conducteur l’état exact du signal (vert, rouge avec ou sans œilleton de franchissement, double jaune, jaune-vert horizontal ou jaune-vert vertical et même l’état du feu de manœuvre). Nous savons que, d’autre part, sur certains signaux d’arrêt et sur les triangles de vitesse, des chiffres apparaissent qui indiquent clairement les limitations de vitesse à observer. Ces informations peuvent, à l’aide d’autres balises, être aisément reproduites en chiffres, dans la cabine du conducteur.

Cette assistance que l’on apporte au conducteur ajoute sans nul doute à la sécurité. Comme l’état du signal reste affiché dans la cabine de conduite, il n’est plus à craindre la distraction ou l’oubli ; en cas de brouillard ou de mauvaise visibilité, finie l’hésitation, finie l’incertitude !

Outre la répétition des signaux, le système des balises a une autre fonction : il permet de contrôler la vitesse réelle du convoi et de pallier automatiquement toute défaillance humaine.

Comment ? On sait que le conducteur doit non seulement maintenir la vitesse du convoi en dessous du plafond de vitesse indiqué par exemple par les signaux de vitesse, mais aussi mener le freinage de telle manière que le train puisse s’arrêter en amont du signal fermé. Il doit encore s’assurer que le train aborde toute zone de ralentissement en dessous de la vitesse permise et ne dépasse pas cette vitesse dans toute la zone. Tout l’appareillage de contrôle, qui assure le décodage des informations et les transforme en ordres, fait appel à la technique électronique la plus moderne (fig. 2). Il réalise en permanence et automatiquement une comparaison entre la vitesse permise et la vitesse réelle, ce qui donne lieu, en cas de défaillance du conducteur, à un freinage d’urgence, tout comme actuellement l’irrespect du dispositif de veille automatique intervient dans la conduite. Bien entendu, le système n’intervient que lorsqu’il y a inadvertance du conducteur.

Figure 2.

Il y a néanmoins un inconvénient à n’utiliser que des balises. C’est le cas lors de l’ouverture tardive du signal d’arrêt. En effet, un conducteur ayant franchi un double jaune peut fort bien voir le signal suivant virer du rouge au double jaune ou même au vert. Le contrôle ayant été actionné l’empêcherait d’accélérer et l’obligerait même à effectuer un freinage d’arrêt jusqu’au pied du signal ouvert. On comprend que cela soit très désavantageux quant à l’exploitation d’une ligne.

On peut remédier à cela par des appropriations plus ou moins parfaites : libération sous la responsabilité du conducteur ou bien placement de balises spéciales de libération. Mais ces dispositions risquent soit de restreindre la liberté du conducteur, soit d’entraîner des dépenses disproportionnées avec le gain apporté au système.

 Le câble.

Il est donc nécessaire que le changement d’aspect du signal, non seulement le passage du rouge au vert mais aussi les taux de vitesse présentés par un signal d’embranchement, soient immédiatement communiqués à la locomotive. C’est pourquoi le dispositif initial sera complété par un système utilisant un câble posé dans la voie. Les informations qui seront transmises par le câble auront essentiellement pour but d’accélérer la marche des trains en assurant des libérations de contraintes devenues inutiles. Ce sera un grand pas franchi vers l’automatisation complète.

Déjà, dans la première étape des essais, le système rendra des services appréciables « d’exploitation » dans les zones à bloc automatique, où il permettra de supprimer les formalités de dépassement des signaux « permissifs » : il suffira au convoi de ralentir jusqu’à 20 ou 40 km/h pour franchir un tel signal fermé et de ne pas dépasser cette vitesse jusqu’au prochain signal.

La seconde étape donnera encore beaucoup plus de souplesse à l’exploitation, en facilitant la tâche des conducteurs et des dispatchers. Citons comme possibilité immédiate : les relations téléphoniques entre dispatcher et train en marche.

 Le calendrier des essais.

La première étape des nouveaux essais débutera dans le courant de l’année 1966 sur la ligne 50 A entre Bruxelles-Midi et Denderleeuw. Des balises, analogues à celles de Kortenberg, assureront le contrôle permanent de la vitesse des trains sur les deux voies aussi bien pour le sens normal que pour la contrevoie. Quatre locomotives diesel type 200 seront équipées.

La pose du câble et des organes de transmission des informations nécessaires à la seconde étape ainsi que l’adjonction de l’appareillage supplémentaire sur les quatre locomotives seront réalisées en 1967.


Source : Le Rail n° 111, novembre 1965