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Ce qui échappe à la cybernétique

Louis Armand, J. Rens, Paul Valery.

mercredi 8 décembre 2010, par rixke

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Notre grande raison d’entrevoir l’avenir avec optimisme se fonde sur les applications de l’automatisme et de la cybernétique au chemin de fer.

Les chemins de fer en sont d’ailleurs si parfaitement conscients qu’ils ont organisé, en 1963, un premier symposium international sur l’emploi de la cybernétique et qu’une deuxième manifestation de même nature s’est tenue à Montréal en octobre dernier. Qu’il s’agisse de réseaux appartenant à des pays à économie dirigée ou à économie concurrentielle, tous, sans exception, ont désormais placé leur confiance dans la cybernétisation.

En Grande-Bretagne

Aucun secteur essentiel de l’activité ferroviaire ne pourra, du reste, échapper à l’avenir de la cybernétique, qu’il s’agisse de la régulation des trains, de la répartition du matériel, de la gestion des stocks, de la location des places, de la tarification, etc. Dans tous ces domaines, la cybernétique se présente naturellement comme un facteur de puissance mais, plus encore sans doute, elle apportera la souplesse dans les conditions d’exploitation. Il en sera ainsi notamment de la rotation accélérée des wagons, de la circulation des trains grâce à l’amélioration de la signalisation et, surtout, de la tarification puisque le tarif cybernétique se présentera comme un montage dans le cadre duquel l’ordinateur calculera le tarif en fonction du prix de revient de l’opération.

Aux Pays-Bas

Rien de tout cela ne serait possible, ni même pensable, sans un développement continu de la collaboration internationale. Comment pourrait-il en être autrement, d’ailleurs, puisque les réseaux nationaux sont nécessairement complémentaires et qu’ils ont le privilège unique de n’être pas concurrents ? C’est, en effet, leur force de pouvoir forger ensemble et sans arrière-pensée un avenir commun...

En Allemagne (R.F.)

Est-il nécessaire d’ajouter que l’indispensable collaboration au niveau des réseaux doit trouver son prolongement naturel dans la sympathie entre ceux qui en ont la charge ? Nous avons la satisfaction de penser que cette sympathie, qui est probablement l’un des rares domaines qui puisse échapper à la cybernétique et dans lequel l’ordinateur ne pourra jamais apporter aucun progrès à l’humanité, fait d’ores et déjà partie du patrimoine international des chemins de fer et que l’U.l.C. pourra poursuivre, à cet égard, ce qui est l’une de ses missions essentielles : resserrer les liens d’amitié entre tous les cheminots du monde.

Louis Armand

En Suède

Le travail mécanisé et automatisé à outrance finit par perdre tout attrait en soi. L’ouvrier industriel s’acquitte de sa tâche pour qu’elle lui assure sa subsistance, mais la tâche en soi ne présente pour lui que rarement de l’intérêt. Sa journée de travail accomplie, il ne songe qu’à s’enfuir de la machine et de son atelier. Nombreux sont les auteurs qui ont décrit les dangers que cette relation absurde représente pour la société.

En France

... Je sais bien que, dans nos sociétés industrielles modernes, les citoyens frustrés en tant que travailleurs trouvent des compensations en dehors de leur travail. Les loisirs, les vacances, l’auto, le foyer apportent à l’individu des satisfactions qu’il trouve de plus en plus rarement dans son travail. De même essaie-t-on par une variété de moyens de restituer aux travailleurs l’intérêt qu’ils ne peuvent plus éprouver pour leur tâche individuelle en le reportant sur leur entreprise ; les conseils d’entreprise, les œuvres sociales, la participation aux bénéfices, etc., visent cet objectif. Il me semble qu’aucune de ces pratiques ne peut combler l’insatisfaction profonde, la sensation de la futilité de soi qu’éprouvent de nos jours beaucoup d’ouvriers, d’employés, de fonctionnaires, surtout parmi les jeunes. Aussi l’effort d’organisation ne doit pas seulement viser le meilleur rendement, mais le meilleur rendement par des méthodes qui ne sacrifient pas l’intérêt des travailleurs. C’est la satisfaction des travailleurs pour leur tâche qui doit désormais faire l’objet des principaux efforts des organisateurs d’entreprise et ceux-ci ne doivent jamais perdre de vue que les travailleurs, en exécutant des tâches industrielles, sont des personnes humaines. Ceci est heureusement de plus en plus reconnu, mais il s’ensuit que l’effort d’organisation ne doit pas porter essentiellement sur l’atténuation des effets qu’exerce sur les travailleurs la perte d’attrait de leur tâche, mais bien sur les moyens par lesquels on peut restituer à celle-ci son attrait, son intérêt. Cela me parait d’autant plus nécessaire que, pour reprendre une pensée de Simone Weil, « l’écœurement, la lassitude, le dégoût » restent la grande tentation de ceux qui travaillent dans des conditions inhumaines. Or, quand la tâche d’un ouvrier est tellement parcellaire ou tellement mécanisée qu’elle n’offre pour lui plus d’attrait et qu’elle perd tout sens en soi, sa condition en tant que producteur n’est plus humaine.

En Finlande

Est-ce à dire que ce problème est insoluble ? Nullement. Il n’y a pas de problèmes de production que l’organisation ne peut pas résoudre. Un auteur américain dont le livre consacré à ce sujet a fait sensation, William H. Whyte jr, émet quelques pensées qui peuvent aider les organisateurs confrontés avec ce problème. Elles tournent toutes autour de l’Idée centrale que, plutôt que la société, c’est l’individu qui est souverain, et l’effort d’organisation doit assurer son épanouissement et sa dynamique. C’est dans ce sens qu’il faut orienter l’organisation des relations humaines. C’est en ayant toujours à l’esprit que le travailleur est une personne humaine, un individu, qu’il faut étudier la possibilité de lui rendre une tâche moins fragmentaire, moins parcellaire, plus entière.

J. Rens.

En Italie

L’exercice d’une profession peut valoir à son homme un autre avantage que son traitement ou son salaire, son avancement ou son renom : mais un accroissement et une édification de son être.

Paul Valery.


Source : Le Rail, n° 141, mai 1968