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Physiologie du chemin de fer ... ou comment un journaliste français voyait le chemin de fer il y a cent ans

P. Vankeer.

mercredi 22 décembre 2010, par rixke

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Ce fut sans doute le hasard - dieu des collectionneurs - qui me poussa à franchir le seuil de cette bouquinerie bien connue des Bruxellois. Au milieu d’un amas hétéroclite de vieux volumes, un livre à reliure verte attira mon attention. Le titre, qui se détachait en lettres dorées, avait de quoi surprendre : Physiologie des chemins de fer. Puis, plus bas, Hetzel, éditeur à Paris, 1867. Ce n’est pas tous les jours qu’on a la chance de tomber sur un ouvrage vieux d’un siècle et consacré aux chemins de fer. Intrigué au plus haut point, j’en commençai la lecture sur place. Après une dizaine de pages, je lâchai dans la main du bouquiniste les quelques francs réclamés et m’en fus, mon trésor sous le bras.

Trésor ? Oui, le mot n’était pas trop fort, car ma découverte me procura le plaisir de faire un merveilleux voyage cent ans en arrière. Page après page, l’imagination aidant, je parcourus la France ferroviaire au temps des dames en crinoline et des messieurs portant moustaches à la Napoléon III, dans un décor fleurant délicieusement l’atmosphère des pièces de Labiche.

L’auteur était un certain sieur Edouard Siebecker, journaliste au Figaro - une référence prestigieuse à l’époque. Quant au titre de l’ouvrage - Physiologie des chemins de fer -, il faut se rappeler l’engouement d’alors pour tout ce qui touchait à la « médecine expérimentale » que le savant Claude Bernard venait de révéler au public. Les Chemins de fer, comme les Mines et les Ponts et Chaussées, ne constituaient-ils pas un des « corps » de l’Etat et, dès lors, n’avaient-ils pas droit à une étude de leur physiologie ?

Mais Siebecker était journaliste et non médecin, et - heureusement pour le lecteur - ce n’est pas un rapport de dissection anatomique mais un reportage qu’il nous livre.

Reportage dont les feuilles sont tour à tour humoristiques ou émouvantes, mais dont l’intérêt ne se dément pas jusqu’à la fin.

Suivons donc notre cicérone et commençons notre randonnée ferroviaire en entrant au

 Bureau des Renseignements.

Vous voulez savoir ce que va coûter votre voyage, quand vous pouvez partir, quels sont les endroits où vous pourrez vous arrêter si vous prenez un billet de touriste ?

Notez en passant que jamais un voyageur ne se trouve suffisamment renseigné. Quand l’employé aux renseignements lui a bien expliqué son affaire, il court vers un autre agent dont ce n’est pas la spécialité et qui d’ordinaire brouille tout. Alors il retourne vers le premier et lui fait la critique de sa réponse. Quand cela n’arrive qu’une fois, celui-ci recommence mais, à la troisième fois ou à In quatrième, à moins qu’il ne soit en sucre, il vous envoie au diable et, ma foi, vous ne l’avez pas volé. Néanmoins, comme de raison, vous allez vous plaindre et vous lui faites passer un savon.

C’est votre droit, vous êtes voyageur.

Si l’on envoyait, de là-haut, un des bienheureux du paradis dans un bureau de renseignements du chemin de fer, il serait damné au bout de trois jours.

A présent, notre guide s’adresse au

 Receveur aux billets.

Vous allez prendre enfin votre billet et, vous vous étonnez du ton bref et de la façon leste avec lesquels on vous dit les prix, et l’on vous jette les bulletins.

(Le) receveur... doit avoir présents à la mémoire :

  • le prix des trois classes de 200 à 300 stations ;
  • l’heure de départ pour chacune d’elles ;
  • la place qu’occupe chaque billet dans son immense casier.

Il ne peut prendre un crayon pour faire votre compte, attendu que tous les gens qui sont derrière vous pousseraient des cris déchirants, se figurant qu’ils ne partiront jamais. Et cependant, il y en a qui calculent de tête avec une rapidité incroyable.

Munis enfin des précieux billets, nous nous dirigeons vers la salle d’attente, où les billets sont examinés par

 Le surveillant.

Son service exige une présence d’au moins dix heures par jour.

Il lui est interdit de s’absenter, de fumer, d’accepter aucune gratification du public, et tout cela sous peine d’amende.

L’embarcadère du Chemin de fer du Nord vers 1860.

C’est ordinairement un ancien militaire, marié et père, de famille ; on fait bien de l’habiller, autrement il est probable qu’il irait tout nu.

Le surveillant est inflexible dans sa consigne, et les voyageurs récalcitrants l’appellent parfois gendarme !

Dix-neuf fois sur vingt, le surveillant hausse son col, redresse la tête et répond fièrement :

« Je suis été gendarme et je m’en fais-t-honneur ! »

Nous voilà enfin sur les quais, « ces immenses trottoirs qui bordent les voies et le long desquels sont formés les trains ».

« Sur le quai, des messieurs en casquettes brodées se promènent et surveillent l’entrée en voiture. L’un est le chef de gare : c’est le plus brodé, naturellement. C’est à lui que vous pouvez adresser vos réclamations et demander de petites faveurs. »

Plus loin, « vous apercevez sur la voie poussant les wagons, sur le quai, roulant de petits wagonnets chargés de bagages, un peuple de gens en bourgerons de toile bleue, maintenus aux flancs par une large ceinture : c’est l’équipe. Ces hommes risquent tous les jours de se faire hacher par une locomotive dans un moment de distraction. »

Enfin, voici notre train, et, tel un capitaine de vaisseau, se dresse

 Le chef de train.

Il est responsable des voyageurs, de leurs bagages, des valeurs financières qui lui sont confiées, des lettres de service qu’il a à remettre sur la ligne, des articles de messagerie, des accidents.

S’il oublie de descendre un colis ou une lettre à sa destination, amende !

S’il arrive en retard, amende !

S’il arrive en avance, amende !

Le chef de train doit consigner tous les événements du voyage dans un rapport qu’il remet à l’arrivée. S’il parle peu, en revanche il écrit beaucoup et il a des rapports qui sont des chefs-d’œuvre.

Le chemin de fer d’Enghien à Montmorency en 1865 avec, aux extrémités de l’impériale. ses vigies munies de trompettes d’avertissement.

Source : Le Rail, n° 150, février 1969