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Plaidoyer pour les petits trains et les petites gares

Bernard Clavel (avec l’autorisation bénévole de l’auteur)

mercredi 9 février 2011, par rixke

Passion engendrée par le souvenir des quelques voyages de mon enfance : j’aime les trains et les gares. Et tout particulièrement les petites gares d’où de petits trains partent pour de petits trajets.

Plus soucieuses de profit qu’éprises de poésie, les compagnies suppriment des lignes d’intérêt local (qu’elles nomment secondaires), vendent ou démolissent les stations, arrachent les rails entre lesquels l’herbe avait commencé de pousser. Il en reste pourtant qui continuent de vivre et de vivre vraiment, point du tout pour le folklore, mais en jouant leur rôle de vraies lignes au service de vrais voyageurs. En ces lieux-là, un vent souffle encore qui porte le parfum subtil de la plus belle aventure, celle qui garde un visage tendrement humain.

La gare du Locle, en Suisse, est l’un de ces joyaux devenus si rares qu’on n’en sait plus le prix.

Si vous y arrivez en voiture à la saison d’été, vous trouverez place à l’ombre des arbres, sans aucun problème, et l’air embaumé tout bourdonnant d’abeilles vous apprendra dès l’abord que vous prenez pied dans un petit bourg qu’envahit la campagne. En hiver, parce qu’il faut songer au passage du chasse-neige, un employé tout sourire vous indiquera un môle pareil à ceux des petits ports de pêche, où vous pourrez laisser votre voiture. Quand vous reviendrez, si elle a disparu sous la neige, on vous prêtera de quoi la dégager.

Ici, tout semble avoir été placé une fois pour toutes sous le signe de la gentillesse. Personne ne bouscule personne. Nul n’est pressé. Le travail comme le plaisir se prennent sans fièvre. Le personnel aura toujours le temps de vous renseigner et d’ajouter aux horaires ces mots qui rendent la vie agréable et ouvrent une belle lumière les matins les plus gris.

Au guichet, vous trouverez comme une invite à davantage de calme encore, les cartes des sentiers pédestres de la région.

N’arrivez pas à la dernière minute. Ne venez pas, avec vos mauvaises habitudes de citadins énervés, troubler le rythme d’une vie encore si douce. Accordez-vous le temps d’une halte au buffet, il en vaut la peine. Durant les mois de blancheur, le grand froid tout pétillant qui enveloppe le pays ajoute encore à la saveur du chocolat chaud, des croissants moelleux et des petits pains croustillants. Le cadre est douillet. Des habitués sont là, pas pressés du tout, qui vous passeront les journaux enroulés autour de leur long manche de bois.

Et puis, un train viendra vous prendre. Un train d’un confort d’hier et d’une parfaite propreté. Un train qui ne compte que trois wagons aux fauteuils de velours vert et rouge, dont la locomotive électrique s’amuse à siffler comme si elle fonctionnait encore à la vapeur. Dans chaque compartiment, des dessins et des gouaches de qualité annoncent le terme du voyage où scintillent les eaux grises du lac de Neuchâtel.

Car ce merveilleux train tout aussi rapide et silencieux que les plus modernes TEE, s’en va des sapins au vignoble, de la neige à la brume la plus subtile en s’accrochant aux flancs de ces montagnes où tout demeure à l’échelle de l’homme. Ce train-là vous emporte en un rien de temps, des hauteurs qu’habitent les plus fins horlogers du monde, aux rives d’un lac où des artistes créent des boîtes à musique et des automates dignes du grand siècle.

Terre de l’ouvrage bien faite et de la longue patience, cette contrée garde jalousement ses gares où subsiste un je ne sais quoi d’à peine réel, une espèce de féerie du quotidien qu’il ne nous est plus guère donné de retrouver ailleurs. Quelle divinité des montagnes et des forêts a-t-elle touché de sa baguette magique ce coin du Jura pour lui conférer cette grâce souriante, cette amitié sereine des gens et des choses qui parle au cœur et à l’esprit ? D’ici s’élancent des trains qui descendent jusqu’à un lac de lumière, un lac que longent d’autres chemins de fer raccordés à l’infini réseau qui sillonne l’immensité du monde encore ouvert à l’aventure.


Source : Le Rail, février 1981