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L’Histoire Des Wagons-Lits

Hélène, Ed. Julliard.

mercredi 5 novembre 2008, par rixke

Nous avons fêté en décembre dernier le centième anniversaire de la Compagnie internationale des Wagons-lits ; le 4 décembre 1876 est, en effet, la date officielle de sa naissance.

« En cette fin 1876, la Belgique cesse d’être un petit pays », écrit fort justement Jean des Cars qui a célébré l’événement en publiant un livre, « Sleeping Story », à la gloire de la CIWL et avant tout de son illustre fondateur Georges Nagelmackers.

Georges Nagelmackers

C’est un livre écrit avec beaucoup d’enthousiasme et de brio, qui nous retrace l’histoire fascinante des grands trains romantiques, avec un souci d’authenticité que viennent appuyer maintes anecdotes parmi les plus piquantes. C’est ainsi que, en filigrane, nous pouvons déchiffrer le bulletin de santé de toute une société, de tout un siècle ; entendons-nous bien : en filigrane seulement.

« Les voies ferrées sont les plus parlantes des cartes de géographie ». Jean des Cars va avoir à cœur de nous faire rêver sur ces cartes-là. Comme « en direct ». Cet écrivain sait de quoi il parle : non seulement il s’est solidement documenté, mais, pour mener à bien son entreprise, il a entendu exercer l’ingrate condition de « conducteur des wagons-lits » pendant un certain temps. Tout programme gagne à être vécu de l’intérieur : le « vécu » paye cash !

Donc, avant tout, un livre à la gloire de G. Nagelmackers ! Mais, même s’« il se trouve que, pour une fois, la vieille Europe va damer le pion à l’Amérique », l’auteur se gardera bien d’oublier Georges Mortimer Pullman qui fut le premier à avoir eu l’idée de faire voyager les gens « couchés » dans les trains. C’est un hommage dont il s’acquitte avec pas mal de verve.

Les grandes inventions naissent souvent d’une imperfection. Parce qu’il avait gardé un souvenir cauchemardesque d’une nuit en train - c’était en 1855 - entre Chicago et New York, l’aîné des Pullman avait décidé de faire quelque chose. Il était arrivé fourbu, sale et furieux. Et, en brossant le manteau de poussière qui le recouvrait, il avait juré que les hommes ne voyageraient plus comme les troupeaux du Middle West.

De son père charpentier, il avait hérité le goût du bricolage. Alors, il bricole. En 1858, ayant jeté quelques coups de crayon sur un papier, il aménage quelques bancs pour s’allonger dans le train. Et le 1er septembre 1859, le premier wagon-lit fait une apparition discrète dans l’Etat de l’Illinois, de Bloomington à Chicago. Personne n’a retenu le nom du premier agent chargé du confort des voyageurs à bord de la voiture. Il s’appelait Jonathan Barnes. L’événement est historique mais les voyageurs n’en ont guère conscience. Le progrès est, en effet, très relatif : pas de draps, l’éclairage de la chandelle est incertain, le poêle fume tellement que les gorges sont encore plus asséchées qu’à l’ordinaire, bien que - et cela aussi c’est nouveau - il y ait un réservoir d’eau potable. Mais cela ne suffit pas à déchaîner l’enthousiasme des voyageurs auxquels le jeune Pullman demande un supplément de 50 cents par nuit.

Heureusement pour lui et pour nous, les armées de l’Union - le Nord - réquisitionnent tout ce qui roule pour mieux écraser les Confédérés - le Sud. Cette chance nous permet de constater que Pullman « évite » de prendre parti. Business d’abord. Il s’installe loin, dans le Colorado, et vend à prix d’or du matériel aux chercheurs d’or... qui n’en trouveront pas. Première fortune. Mais, têtu, au fond d’un baraquement, il griffonne ce qu’on n’ose guère appeler des plans d’où sortiront le plus grand, le plus gros, le plus long et le plus beau wagon du monde. Il a coûté 20 000 dollars. Avec ses panneaux en noyer, ses miroirs en cristal taillé et ses cuivres briqués comme pour une inspection, il ressemble à l’un de ces luxueux bateaux du Mississipi qui sentent bon le bois précieux. Il s’appelle le Pioneer et il est très bien baptisé car il inaugure l’ère des palaces du Rail.

Hélas ! Pullman n’est pas ingénieur. Il a tellement vu grand que son Pioneer ne peut pas rouler facilement, malgré ou à cause de ses huit roues. Mais la chance, surtout en Amérique, est avec les audacieux. Un soir d’avril 1865, l’homme qui avait tout fait pour éviter la guerre civile el accessoirement donné le feu vert au Transcontinental, Abraham Lincoln, est assassiné par un Sudiste fanatique. Comment transporter son corps de Washington vers son Kentucky natal ? On songe au train. Un certain colonel Bowen, chargé d’organiser le convoi, fait semblant d’avoir une idée :

  • Seul le Pioneer est digne de la dépouille du président, dit-il.

Ce que peut de gens savent, c’est que le colonel Bowen est président de la Chicago’s Third National Bank, la banque où Pullman a déposé sa montagne d’or. L’idée séduit mais comment faire rouler ce monstrueux wagon relégué à cause de ses dimensions sur une voie de garage ? On peut compter sur l’incroyable audace de son constructeur.

  • Le wagon ne va pas sur les rails ? Eh bien, les rails s’adapteront au wagon !

Il fallait y penser ! Et le faire ! En un temps record, des équipes atténuent les courbes de la voie, consolident les ponts, élargissent les passages encaissés et déplacent les quais de gare. Car Pullman voit loin ; transporter le défunt président est un honneur, faire admirer le Pioneer est un investissement. A l’aller, les foules pleurent Lincoln, de loin, par respect. Au retour, elles acclament Pullman qui fait visiter son salon roulant, invite les journalistes locaux et les notables à faire un petit trajet. Tous se déclarent enchantés, au point que la compagnie Chicago Alton, puis la Michigan Central accrochent ce fleuron à leurs trains. Pullman a gagné ; son ambassadeur itinérant est très demandé. Et lui devance la demande. Ayant appris que le président Grant, successeur de Lincoln, va se déplacer, il met son wagon sur l’itinéraire officiel.

Le premier-né de Nagelmackers, c’est l’Orient-Express, le premier des trains de rêve. L’Orient-Express qui conduit le voyageur des quais brumeux, de la Seine jusqu’au pays des charmeurs de serpents. Que de snobisme, que de mondanités, que de frivolités, que d’excentricités sur bogies !

Nous vous invitons à assister au tout premier départ.

Affairés, empressés, les valets en livrée portent des bagages sous l’œil du conducteur galonné d’or. Pendant que l’orchestre joue, les diplomates en redingote, des politiciens qui serrent des mains et des ingénieurs admiratifs contemplent ce qui depuis le début de la soirée attire la foule des curieux.

Nous sommes le jeudi 4 octobre 1883. Le long d’un quai de la gare de Strasbourg - qui s’appellera plus tard la gare de l’Est - « il » est là. Derrière la machine et le tender, deux wagons-lits, un wagon-restaurant, et deux fourgons à bagages composent le premier Train Express d’Orient.

Le premier des grands express.

Le premier train de luxe.

Le premier palace du rail.

Il va être 7 h 30 du soir.

Les portières sont refermées. Les voyageurs, des hommes uniquement, découvrent l’univers qu’ils vont partager pendant - en principe - quatre-vingts heures, le temps de rallier Paris à Constantinople...

Les longues voitures - elles mesurent dix-sept mètres et demi - sont en bois de teck, chauffées à la vapeur, brillamment éclairées au gaz, largement aérées et, note un témoin, « aussi confortables qu’un riche appartement de Paris ».

Dans des jets de vapeur, ce train historique part. Sur le quai, parmi ceux qui restent, on trouve quelques sceptiques. « C’est une folie ! Les Balkans ne sont pas sûrs... » Pour certains, aller de Paris à Constantinople est aussi insensé que de prétendre aller dans la lune.

Il est évident que, si l’on dort dans l’express, on s’y restaure également ; il faut avouer que les menus qu’on propose à bord ne manquent pas de consistance. En voici un échantillon (gratuit).

Potage tapioca

Olives et beurre

Bar sauce hollandaise

Pommes au naturel

Gigot de mouton à la Bretonne

Poulet du Mans au cresson

Epinards au sucre

Fromages

Tarte aux fruits

Monsieur Nagelmackers est un homme qui sait vivre. Autre innovation : la cuisine épousera la géographie, les mets et les vins variant selon les pays traversés. Les estomacs voyageront autant que les imaginations.

Maintenant, si vous désirez de l’anecdote, en voici !

Un soir de juillet 1896, parmi les voyageurs montés à Constantinople, il en est un qui se fait remarquer par son allure misérable. Petit, timide, le regard levantin hérissé de sourcils à la Méphisto, l’homme erre dans le couloir en tenant un tapis enroulé sous son bras. Un marchand qui aurait confondu l’Orient-Express avec le Grand Bazar ? Non. Un homme qui a peur. C’est un Arménien qui fuit les effroyables persécutions qu’Abdul Hamid, sultan de Constantinople, vient d’entreprendre et qui lui vaudront le triste surnom de Sultan Rouge.

Quelques voyageurs trouvant ce tapis - du moins ce qu’ils peuvent en voir - de qualité, insistent pour l’acheter. Non, répond le jeune Arménien en secouant la tète et en tenant contre lui son tapis. Ce colis insolite dans ce train de luxe est son bien le plus précieux : dedans est enroulé un nourrisson, âgé de quelques semaines, son fils. Le jeune père se prénomme Calouste Sarkis. Le fils Nubar. Ils seront célèbres l’un comme l’autre sous leur nom de famille : Gulbenkian.

Calouste Gulbenkian, issu d’une famille aisée de commerçants, s’est intéressé très tôt à une huile suintante et nauséabonde qu’on trouve dans la région de Bakou. On l’appelle « huile de naphte ». C’est du pétrole. Le jeune Gulbenkian a déjà pris l’Orient-Express pour venir à Paris, à l’Exposition Universelle de 1889. Il en a profité pour rédiger un article suggérant à la France de bien se placer dans l’exploration pétrolière du Caucase, l’une des « clés du monde », assure-t-il. L’article, paru dans la Revue des Deux Mondes, n’eut aucun écho. La France jugeait inintéressante cette boue noire... Déjà, elle n’avait pas de pétrole. Déjà, elle n’avait pas d’idées.

A son nouveau voyage, définitif cette fois, Gulbenkian - et son fils enroulé dans le tapis - ne s’attardera donc pas à Paris qui l’a déçu. Il ira jusqu’à Londres. Et on sait que, en 1920, il dirigera les transactions du consortium irakien. Seul particulier face à quatre puissances (France, Grande-Bretagne, USA et Hollande), il cédera ses droits contre un pourcentage de 5%, d’où son nom de Monsieur 5%. Quant à son fils, le petit Nubar enroulé dans le tapis, il héritera de son père une fortune légendaire et un sens surprenant de l’économie : il fera un procès à l’auteur de ses jours parce qu’il avait refusé de régler la note d’un poulet à l’estragon et aux pointes d’asperges !

Pour Gulbenkian, le trajet de l’Orient-Express fut la route de la fortune.

Voici maintenant un roi en bleu de chauffe.

Si l’Orient-Express est le roi des trains, il est aussi le train des rois.

Le train vient de quitter Vienne. En principe, le prochain arrêt est encore loin mais, soudain, le convoi s’arrête en pleine campagne. Interloqués, les conducteurs et les voyageurs se penchent aux fenêtres. Que se passe-t-il ? Un obstacle, un animal sur la voie ? Non. D’une limousine qui stationnait, on voit descendre un petit homme. Modestement vêtu, un rouleau clair glissé sous le bras gauche, il agite la main droite et monte à bord de la locomotive. Le train repart. Entre le mécanicien et le chauffeur, l’inconnu s’agite ; sur son complet veston, il passe un bleu de chauffe, ou plus exactement un blanc de chauffe car sa tenue immaculée a été coupée par un grand tailleur parisien. Il ajuste une paire de grosses lunettes, tire le sifflet et s’installe aux commandes, scrutant la voie.

  • Ce sera sans doute quelque inspecteur ou fonctionnaire, dit-on dans le train.

Erreur. L’inconnu est célèbre, c’est le roi Ferdinand 1er de Bulgarie. Il a trois passions : les papillons, les oiseaux et les locomotives. Le train prend de la vitesse, et Sa Majesté s’en donne à cœur joie, s’amusant du sifflet comme d’un jouet. Mais voici des courbes. Il faut ralentir, il faudrait ralentir. Le train est lancé à toute vapeur. Protestations du mécanicien et du chauffeur. Protestations des voyageurs, secoués, ballottés, bousculés, car le roi s’amuse à freiner brutalement.

Il y aura des plaintes. Elles arriveront sur le bureau de Georges Nagelmackers. Que faire ? La clientèle d’abord. Poliment, prudemment, diplomatiquement, on demande à Sa Majesté de bien vouloir s’abstenir de conduire le train. Ce n’est pas un divertissement !

Mais le roi a fait semblant de ne pas comprendre. Il monte à Belgrade - où l’on a raccroché sa voiture - attend patiemment que le convoi arrive à la frontière bulgare, tire le signal d’alarme et bondit sur la machine.

  • Nous sommes en territoire bulgare, dit-il pour se justifier. Puis, avec fierté, comme un propriétaire parlerait de ses vastes domaines, il ajoute :
  • L’Orient-Express met quatre heures à me traverser !

La géographie triomphait de la diplomatie.

L’auteur ne recule pas devant les bonnes blagues. Et tant pis si on y voit autre chose qu’un jeu de l’esprit...

« Un Américain fort riche passe près de trois hommes, un fonctionnaire turc, un changeur grec et un marchand arménien. Ils regardent l’Américain et parlent entre eux :

Le Turc : - Je vais prendre son portefeuille...

Le Grec : - J’ai pris son portefeuille...

L’Arménien : - Je t’ai pris son portefeuille ! »

Il est temps de sauter dans un autre train fabuleux : « Le Transsibérien ». Nous allons d’abord faire route, au départ de Moscou, avec deux bacheliers. Dujardin Marius et Thomas Albert qui, grâce à leurs succès scolaires, faisaient partie du premier voyage. En 1898, c’est ainsi qu’on récompensait les bons élèves !

Sur le quai de la gare de Samara, voici le Premier train sibérien de communication directe. C’est son nom officiel, avant de devenir le Transsibérien-Express, puis le Transsibérien tout court, en 1906.

Il n’est pas remarquable par sa vitesse : 30 km/h de moyenne, cent vingt-six heures de trajet pour aller de Moscou à Tomsk, soit près de quatre mille kilomètres. Mais la ligne est à voie unique, les arrêts pour les croisements et le ravitaillement en combustible sont très longs. Les locomotives fonctionnent au bois : la forêt sibérienne sert de réservoir.

En revanche, il est très remarquable par son aspect. Nos amis vont de surprise en surprise. Le train compte cinq voitures. Dans le grand wagon-salon, qui sert de salle à manger, il y a un piano doré et une bibliothèque avec une centaine de volumes ! Le soir, l’ensemble est brillamment éclairé par seize lampes à incandescence.

Dans un angle, on remarque une icône devant laquelle brûle une petite lampe à l’huile. En queue du train, un autre salon permet une vue panoramique. La steppe, les forêts, la toundra s’y succéderont. Après les deux voitures-lits, le fourgon à bagages en tète du convoi est certainement le plus insolite du genre. Ses aménagements spéciaux comportent une chambre noire pour les amateurs de photographie, une salle de bains équipée d’une grande baignoire et d’un système de douches. Mais le plus inattendu est la salle de gymnastique. Un vrai gymnase avec différents appareils pour s’entretenir les muscles, tels un bateau de chambre et un vélo-room. Il ne s’agit plus seulement de luxe, il s’agit de lutter contre la monotonie qui risque de se dégager d’un trajet aussi long et d’assurer le confort tant moral que physique des voyageurs. Comment ne pas rapprocher cette précaution de celles prises sur les pétroliers géants d’aujourd’hui où l’équipage, pour se délasser en mer, fait de la bicyclette sur le pont du tanker  ?


Source : Le Rail, juillet 1977