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Foyers sans feu

L. G.

mercredi 30 novembre 2011, par rixke

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 Les effets d’une conversion

La Société remplace la traction vapeur par la traction diesel ou électrique, et vous connaissez les raisons principales de cette « conversion » : simplification des conditions d’exploitation, confort du personnel de remorque et d’entretien, salubrité des lieux de travail, assainissement du voisinage des remises et diminution du prix de revient du kilomètre-train. Un train assuré en traction diesel ou électrique permet de réduire de plus de 60 % la dépense qu’engendre le même convoi remorqué par une locomotive à vapeur.

La conversion, commencée il y a de nombreuses années, se poursuit à un rythme accéléré. Alors qu’il y a dix ans, le parcours annuel des trains remorqués par les locomotives à vapeur s’élevait à près de 78 millions de kilomètres, il ne sera plus, pour l’année 1959, que d’environ 40 millions de kilomètres.

La mise hors service des locomotives à vapeur n’est pas pour autant laissée au gré du hasard. La Société - c’est son intérêt - abandonne, d’abord, les véhicules moteurs dont le prix de revient kilométrique est le plus élevé et ceux qui ne répondent plus aux exigences du trafic. Au 31 décembre 1948, 2.024 locomotives assuraient des trains ou effectuaient des manœuvres en gare. Dix ans plus tard, on en comptait 1.020 ; aujourd’hui, il en reste 953.

Quant à la productivité des locomotives à vapeur, elle se détériore de plus en plus. Il ne leur restera bientôt plus à remorquer que des trains de moins en moins importants. Le parcours moyen journalier d’une locomotive à vapeur de route, qui était de 176 km. en 1950, est tombé actuellement à 125 km., alors qu’il atteint 390 km. pour les autres types de locomotives. Le parcours moyen par journée de personnel de conduite, qui s’élevait à 88 km. en 1950, n’est plus que de 76 km., tandis qu’il se chiffre à 160 km. pour une locomotive diesel ou électrique.

 Départ en beauté...

Et pourtant, telle la chèvre de M. Seguin qu’immortalisa Alphonse Daudet, la locomotive à vapeur veut partir en beauté ; elle continue à faire front vaillamment, en donnant le meilleur d’elle-même.

Alors qu’il Y a dix ans, le parcours compris entre deux réparations successives en atelier central atteignait parfois 150.000 km., certaines locomotives d’aujourd’hui ont parcouru 540.000 km. depuis la dernière réparation et sont encore fumantes de santé. A la suite de cet accroissement des parcours effectués entre deux réparations et de la diminution des parcours quotidiens, les réparations de locomotives à vapeur en atelier central sont, en 1959, dix fois moins nombreuses qu’en 1949.

 ... avant la mitraille

Que deviennent ces « machines » qui faisaient partie de notre décor quotidien ? Il est bien peu enviable le sort de ces anciennes avaleuses de kilomètres ! A celles qui n’ont connu que le rôle obscur des manœuvres dans une gare de formation comme à celles qui eurent la faveur d’assister aux cérémonies fastueuses, il ne peut être question d’allouer un parc de retraite où elles pourraient jouir, en paix, du repos définitif, en regardant hier leurs sœurs qui ne fument pas.

Toutes celles qui sont mises définitivement hors service sont vouées au même destin : après avoir été placées en parc d’attente, elles partent, lorsque l’instant inexorable est là, vers l’ultime voyage. Chaque mois, une dizaine d’entre elles retournent en atelier central : cette fois, ce n’est plus pour une toilette neuve, comme elles en avaient l’habitude, mais pour succomber sous l’action dévorante des chalumeaux coupeurs. D’autres, « vendues sur roues », n’ont même pas la satisfaction de finir là où elles venaient puiser une jeunesse sans cesse renouvelée ; lorsque la grille d’une firme privée se referme derrière elles, elles revivent, en un court instant, les millions de kilomètres qu’elles ont parcourus depuis le moment où, pour la première fois, elles avaient été délicatement posées sur les rails, et leur dernier coup de piston n’est plus qu’un pauvre éternuement, dans lequel elles laissent toute leur angoisse et leur gloire défunte...

COMPLAINTE...

Du soleil de l’été dont j’ai tant dans la poitrine,
Du vent et de la plaie qui tant ont fouetté ma face.
De tous ces kilomètres d’acier dans mes jambes,
Que reste-t-il ?

Toutes ces courses joyeuses ou pénibles.
Tous ces travaux brillants ou obscurs.
Tous ces compagnons attentifs ou pressés
Disparaîtront de la mémoire des hommes.

Ah ! souvenir du chant rythmé de mes efforts tenaces...
Ah ! souvenir des sifflets alertes des amis rencontrés...
Et cette somme de tous les fugitifs instants que j’aimais
Vont avec moi mourir.

Je ne connaîtrai plus ta secrète joie des préparatifs nocturnes à la lueur voilée des lampes de l’atelier.

Je ne connaîtrai plus le jeu sauvage des équipées fantastiques dans l’accomplissement des volontés tendues et conjuguées.

Je ne connaîtrai plus la bienfaisante torpeur des repos d’étapes au battement secret de mon souffle apaisé.

Je ne sentirai plus l’affectueuse caresse de ceux qui me soignaient et ne partagerai plus la peine de ceux qui souffraient avec moi.

J’étais belle, choyée, aimée.

J’étais la vie.

Et je suis la machine à vapeur qui demain subira le chalumeau.



Jean VILLETTE


Source : Le Rail, septembre 1959