Accueil > Le Rail > Histoire > Témoins d’hier > Les gares de formation

Les gares de formation

Paul Pastiels.

mercredi 17 octobre 2012, par rixke

Toutes les versions de cet article : [français] [Nederlands]

Nous ne resterons pas entassés aujourd’hui sur les quais ou dans les salles d’attente.

Nous irons rêver - ou tout au moins exercer notre curiosité - dans l’univers des gares de formation où, quotidiennement, les wagons mènent un ballet étrange ponctué d’accords métalliques secs, grinçants ou désespérés.

Nous irons chercher le « la » de cette symphonie, de ce « sons et lumières » dans une région sympathique entre toutes.

Tapie entre deux cuestas gaumaises, la gare de Virton-St-Mard dore ses vastes installations au soleil ; un soleil qu’on dirait volontiers méridional. Fatalement : nous sommes à l’extrémité sud du pays, la France est à deux pas. Deux pas que franchit aisément le machiniste qui fait escale, histoire de voir du pays...

Saint-Mard.

C’est le début du siècle : notre industrie sidérurgique connaît un essor foudroyant. Aussi, les expéditions de minerai lorrain, de coke se font chaque jour plus importantes à destination des aciéries de Liège et de Charleroi. Le rail s’adapte avec souplesse aux nouvelles charges : des locomotives toujours plus puissantes se mettent à sillonner le réseau. Les faisceaux de voies élargissent leur surface dans les gares de formation et se parent volontiers de noms exotiques : le Congo, le Madagascar... Vous voyez que le rêve se niche où il peut.

Virton-St-Mard participe largement à cette brusque croissance du trafic.

La « formation » draine journellement la plupart des convois de « charges complètes » de minerai de fer en provenance du bassin de Briey et se charge de les lancer vers Charleroi par la ligne Athus-Meuse, vers Liège par les lignes du Luxembourg et de l’Ourthe via Marbehan, Marloie et Rivage.

Il est assez curieux de suivre par la pensée un de ces trains lourds dans sa progression vers le nord. Après plusieurs ravitaillements en eau, nous voici arrivés à Libramont. A l’époque, cette gare de belle importance connaît une affluence considérable. Les files de wagons s’alignent presque à perte de vue dans les brumes du lointain. Pas moins de cinq convois de marchandises attendent le signal du départ. Les machinistes jettent un dernier coup d’œil à leur piaffante loco, les chauffeurs préparent les briquettes, les gardes et les chefs gardes s’affairent le long des rames, les serre-freins regagnent leur vigie. Tous ces trains s’éparpilleront aux quatre coins du pays, stationneront de-ci de-là dans quelque gare pour céder poliment le passage aux trains de voyageurs harcelés par le respect de l’horaire. On notera par parenthèse que, en ce temps-là, les prestations du personnel roulant atteignent fréquemment une amplitude de seize heures...

Libramont.

Dans les gares, l’encombrement est général. Fin 1906, un plan d’aménagement définitif des lignes du Luxembourg est approuvé. Le relief accidenté de l’Ardenne limite la charge comme la vitesse des trains de marchandises. Afin d’exploiter de manière rationnelle et économique la ligne 162, des trains de forte composition (138 unités, un wagon plat de 10 t comptant pour une unité) sont organisés en triple traction avec des locomotives type 32 S Etat ou en double traction avec une locomotive Décapod et un moteur type 32 S Etat. Ces lignes du Luxembourg connaîtront l’ère des locomotives Belpaire type 25 Etat, étudiées primitivement pour la traction de charges de 230 t sur rampe continue de 16 ‰ à la vitesse de 30 km/h, des moteurs type 32 S. Etat, des imposantes locomotives types 36, 25 et 26.

En remontant la vallée de la Sambre, au détour d’un méandre, Châtelineau-Châtelet nous accueille. Nous sommes en plein Pays Noir : les panaches des locomotives paraissent dérisoires auprès des fumées que vomissent les cheminées des nombreuses usines de l’agglomération. Des gerbes d’étincelles jaillissent des fonderies dans un crépitement assourdissant. Pendant ce temps, les trains se font et se défont. Les wagons chargés ou vides circulent en tous sens, les roues geignent sous l’action des blocs d’arrêt, les butoirs s’entrechoquent, les rames vibrent, les appels résonnent.

Châtelineau.

Jour et nuit, ces grandes gares - que les indicateurs ignorent superbement - ne connaissent pas une minute de répit. Les locomotives de manœuvre halètent fiévreusement et égrènent leurs wagons sur les bosses de triage, les manœuvres accrochent et décrochent, les freineurs placent leurs blocs d’arrêt sous la roue des wagons brusquement stoppés dans leur course folle, les facteurs de gare répertorient la composition des trains, les visiteurs tâtent le pouls du matériel, les lampistes s’affairent autour des disques de queue, tandis que les gardes gagnent leur fourgon : un ultime essai des freins et le train sera prêt pour sa longue randonnée...

Alost.

Rien ne nous arrêtera dans notre ruée vers le nord. Compte tenu de l’importance de leurs installations, les gares de formation s’établissaient là où le terrain coûtait le moins cher. C’est la raison pour laquelle la gare de marchandises d’Alost est aussi éloignée de celle d’Alost Nord réservée aux voyageurs. Nous arrivons à temps pour y voir une locomotive type 15 Etat manœuvrant une rame tandis que l’aiguilleur, près de ses contrepoids, attend les directives. Les aiguillages triples ne manquent pas, il ne s’agit pas de se tromper de voie...

Gand Sud

D’Alost à Gand, le chemin n’est pas bien long. Les sveltes silhouettes de St-Nicolas, du Beffroi et de Saint-Bavon, se profilent au loin ; nous sommes dans la formation de Gand Sud aujourd’hui disparue. Bien sûr ici, comme à Courtrai, ce sont les mêmes voies, embranchements, traversées jonction double, sémaphores, lampadaires, poteaux télégraphiques...

Courtrai.

Bientôt le soir tombera sur toutes ces gares de formation. Les rails luiront dans le soir comme des lames de rasoir. Le clair de lune y déversera des lueurs laiteuses comme on en voit sur les toiles de Delvaux ! Le rêve - qui sait ? - trouvera peut-être Ià son apothéose.


Source : Le Rail, janvier 1973