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Chemins de fer et recherches
F.B.
mercredi 29 mai 2013, par
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Depuis septembre 1967, des conférences d’information sont organisées tous les mois par la direction de la Voie. Elles ont pour but de donner aux fonctionnaires supérieurs :
- des connaissances sur un sujet qui leur est peu familier ;
- des renseignements relatifs à des travaux importants en préparation ou en cours d’exécution, et qui méritent d’être connus.
C’est dire que les sujets traités sont très variés. On y aborde aussi bien les travaux ferroviaires liés à la construction de l’autoroute de Wallonie que ceux qui intéressent l’électrification des lignes Namur - Liège et Saint-Nicolas - Anvers ; on y traite aussi d’autres problèmes, notamment : les dégâts miniers, les « maladies » des tunnels, l’importance des chemins de fer dans les installations portuaires, la destruction des rats et autres bestioles, les tables de solutions économiques pour les tabliers de ponts en poutres préfabriquées.
Ces conférences - faut-il le préciser ? - sont suivies avec intérêt, et le cycle 1968-1969 s’est terminé par un exposé sur « la recherche aux chemins de fer nationaux japonais ».
Nous croyons que nos lecteurs seront intéressés par ces souvenirs de trois voyages effectués au Japon en 1962 et 1963.
Depuis lors, les trains y circulent en service régulier, à 210 km/h sur la nouvelle ligne Tokaido, et certains chiffres qui seront cités ci-après sont nettement dépassés.

Les chemins de fer japonais.
Le Japon a une superficie de 370.000 kilomètres carrés, où grouille une population de plus de 100 millions d’habitants, concentrée dans les plaines ; la densité réelle atteint de ce fait environ 1.400 habitants par kilomètre carré.
La longueur des lignes des chemins de fer nationaux était de 20.665 km en 1963, la plupart à simple voie. Il y a environ 5.000 gares, 40.364 passages à niveau.
Le pays est tout en longueur, et les parcours moyens effectués par fer sont importants : 433 km pour les denrées alimentaires, 275 km pour les produits chimiques, 411 km pour les produits industriels, 705 km pour la viande et les produits laitiers, etc. On croit rêver.
Le voyageur de grande ligne parcourt en moyenne 44 km ; le « navetteur », environ 17 km.
Selon le programme prévu, la traction « vapeur » disparaîtra en 1975 (en 1963, il y avait encore 3.471 locomotives à vapeur contre 1.048 électriques et 383 diesel avec, en plus, 3.797 motrices électriques et 3.680 autorails diesel).
La recherche.
La première ligne de chemin de fer a été établie en 1872 entre Tokyo et Yokohama.
L’Institut de Recherches ferroviaires a été créé en 1907. En 1958 a débuté la concentration des laboratoires, installés maintenant à Kunitachi, dans la banlieue de Tokyo. Neuf cents personnes, dont 300 universitaires et environ 200 techniciens, y travaillent dans 36 laboratoires occupant une surface totale de 35.000 mètres carrés.
Le domaine d’activité de ces laboratoires est très varié. Il englobe tout ce qui intéresse directement la voie, le matériel moteur et remorqué, les installations fixes de traction électrique, de signalisation et de télécommunications. Une activité importante est également consacrée aux essais physiques, chimiques et électriques. On y étudie aussi, et l’énumération n’est pas limitative, les sujets suivants : prévention des accidents, recherche opérationnelle, techniques de mesure, mécanique des sols, architecture. La simple énumération des objets de recherche occuperait plusieurs pages de cette publication.
Il y a lieu de noter que certains travaux de recherche sont effectués dans des « divisions » de la direction générale, et d’autres encore dans les universités.

Dans l’organisation telle qu’elle existait en 1963, c’est-à-dire avant la mise en service de la nouvelle ligne Tokaido, les objets de recherche se différenciaient en deux classes : principaux (au nombre de 12) et... autres (qui eux comportent 275 titres). Dans les objets principaux, certains avaient un caractère prioritaire parce qu’ils devaient permettre de trouver les solutions adéquates pour la circulation à très grande vitesse : voie, matériel roulant, lignes caténaires, signalisation, contrôle automatique de la circulation, confort dans son sens le plus large, etc. Ainsi, tous les problèmes classiques que connaissent bien les cheminots-techniciens sont passés en revue.
Nous citerons plus particulièrement la recherche de l’application des techniques les plus avancées de la science des télécommunications (détection d’obstacles, emploi de guides d’ondes, etc.) et de la physique nucléaire (détection des trains et comptage d’essieux par isotopes du cobalt). Citons encore les problèmes liés aux phénomènes de fatigue dans les rails et leurs attaches et les bandages, à l’amélioration des performances du matériel à moteur diesel, à l’accroissement de la durée de vie du matériel, à la réduction du bruit.
Les études relatives au matériel roulant (caisse, bogies, équipement moteur, frein) ont fait l’objet d’une vingtaine de sous-questions se rapportant à des sujets très différents : aérodynamique, allégement, soudure, essieux, frein électrique à récupération, conditionnement d’air, etc.
Parmi les « autres » questions, il me paraît intéressant de mentionner celles qui se rapportent aux sujets suivants : isolement acoustique des gares, appareillages de contrôle des défauts aux rails, étude des courants de circulation des voyageurs dans les grandes gares, protection des passages à niveau, durée de vie des roulements à rouleaux, normalisation des emballages et, bien entendu, tout ce qui se rapporte à des solutions particulières pour le transport des marchandises (« containers », « piggy-back », équipement des gares pour le chargement et le déchargement des marchandises, etc.).
Le choix des questions à inscrire au programme de recherches se fait une fois par an, par le Comité des directeurs. Le directeur de l’Institut est responsable de l’avancement. Les directeurs de service examinent les rapports d’avancement et donnent des instructions pour la poursuite des travaux.
Est-ce une conséquence de la patience qui caractérise l’Orient ? Aucune solution n’est rejetée a priori.
Publications.
L’Institut de Recherches publie : 60 rapports techniques par an (40 pages en moyenne) ; 350 rapports d’avancement (30 pages en moyenne) ; une édition mensuelle d’un « Journal de recherches ferroviaires » (48 pages en moyenne) ; 4 rapports trimestriels (80 pages en moyenne) ; des extraits bibliographiques.
Les rapports trimestriels sont édités en langue anglaise ; tous les autres documents, en japonais (très jolis à regarder, bien qu’on n’y comprenne strictement rien).
Dans la bibliothèque du centre d’information, on trouvait en 1963 mille revues techniques, 17.000 livres et 530.000 microfilms.
Pour être documentés, ils le sont.
La nouvelle ligne Tokaido.
L’ancienne ligne Tokyo - Osaka dessert une population de 40 millions d’habitants (environ 43 % du total) et a une longueur de 550 km (2,9 % du réseau).
Les études ayant montré que le trafic serait doublé en 1975, on décida de construire une nouvelle ligne. Contrairement aux autres lignes, qui sont à l’écartement de 1.067 mm, elle a l’écartement normal (1.435 mm).
Sa longueur est de 515 km. Les trains y circulent en traction électrique (25 kV - 60 Hz) à 210 km/h.
Elle est équipée de longs rails soudés posés sur traverses en béton précontraint. Le rayon minimal des courbes est de 2.500 m. Il y a 65 km de tunnels et 44 km de ponts et viaducs, mais pas de passages à niveau.
Pour l’ensemble des autres lignes, il y a en moyenne deux passages à niveau par kilomètre. Les « barrières » sont parfois constituées de câbles avec petits drapeaux de couleur. Très romantique.
Tout comme nos TEE, les trains portent des noms mais, en japonais, cela paraît encore plus poétique qu’en Europe (Hikari, Kodama, etc.).
Les travaux ont commencé en 1959. Un tronçon d’essai de 30 km était prêt en 1962 et, en mars 1963, on y atteignit la vitesse de 256 km/h. On avait accès à ce tronçon au départ de la gare d’Odawara, où trône une magnifique copie du... « Manneken-Pis » bruxellois dans un jardin de style japonais : arbustes verts, poissons rouges.
La ligne a été mise en service en 1964 (Jeux Olympiques de Tokyo).
Les convois sont constitués d’automotrices accouplées ; on forma des trains de 12 voitures (plus tard, 16). Tous les essieux sont moteurs (4 X 170 kW par voiture - un redresseur au silicium par deux voitures). Le freinage est électrique jusqu’à 50 km/h, pneumatique avec freins à disques en dessous de cette vitesse.
La ligne est alimentée par vingt-sept sous-stations.
On peut téléphoner dans le train ; les Japonais adorent cela.
On applique un contrôle automatique de la vitesse du train avec des « paliers » de 210, 160 et 30 km/h.
Il existe déjà des projets pour dédoubler la nouvelle ligne.
L’attelage automatique.
Les Chemins de fer japonais ont l’attelage automatique depuis 1925. Ils ont adopté une solution simple pour le matériel à marchandises (celle que nous connaissons en Belgique sur nos automotrices électriques). Moyennant une préparation soigneuse - ne perdons pas de vue qu’ils avaient l’avantage d’être isolés sur des îles -, ils ont pu réaliser la conversion attelage à vis/attelage automatique en quelques heures.
La préparation de cette conversion a cependant commencé en 1918. Des exercices d’entraînement étaient organisés dès 1924, avec conférences, trains-écoles, articles dans la presse, etc.
Le service des marchandises a été totalement arrêté durant vingt-quatre heures seulement, et le matériel (52.650 wagons) fut concentré dans 223 gares.
Conséquences de cette technique nouvelle : réduction massive du nombre de ruptures d’attelage et du nombre d’accidents de travail.
Ajoutons à cela qu’un triage tel que celui de Suita (dans la banlieue d’Osaka) est équipé de freins de voie et d’une commande automatique des aiguilles, ce qui complète l’automatisation du service.
Les renseignements relatifs à la composition des trains (413 par jour) sont reçus par téléscripteurs. On en déduit la liste des « coupes », et ces renseignements, mis sur bandes perforées, sont introduits dans l’appareillage de commande des 479 aiguillages.
Aimer le progrès.
Les Japonais aiment leurs chemins de fer et tout ce qui a trait à la modernisation des transports. Un musée des transports, créé à Osaka avec la collaboration de l’industrie, avait reçu cent dix mille visiteurs après deux mois d’existence.

Dans les grandes villes, la majorité des jeunes assistent à des cours du soir en vue d’apprendre des choses nouvelles (langues, électricité, optique).
Les Chemins de fer japonais consacrent du temps et de l’argent à la recherche ferroviaire, fondamentale et appliquée (en 1961, environ 0,6 % des dépenses totales). L’industrie japonaise, axée sur l’exportation avec le succès que l’on connaît, fait de même. Deux importants groupes industriels du domaine de l’électricité consacrent à la recherche plus de 2 % du chiffre de ventes. Dans l’un de ces groupes, comprenant 15 usines ayant chacune leur division de recherches, il existe par ailleurs un service central de recherches qui occupe 3.000 personnes, dont 800 universitaires.
Il n’est dès lors pas étonnant que 75 % de la production sont exportés et que le monde entier est noyé dans les « transistors », enregistreurs et autres équipements Hi-Fi « made in Japan ».
Depuis 1946, il existe aussi une association mixte d’électrification des chemins de fer, groupant des personnalités des chemins de fer et de l’industrie, fréquemment aidée par les universités. Tout cela a le plus souvent un caractère très scientifique. Il mérite d’être signalé que ce groupement a passé cinq années à l’étude complète des effets de la neige et de la glace sur les lignes électriques. Vous comprendrez l’importance du problème par quelques chiffres ahurissants : en 10 ans, il est arrivé deux fois que neige et glace formaient des cylindres de 21 centimètres autour des fils, et 86 fois des cylindres de 8 centimètres de diamètre. Imaginez cela dans le paysage des lignes caténaires qui couvrent la gare de Bruxelles-Midi.
Souvenirs.
De tels voyages laissent des souvenirs.
Le jour où l’on m’a fait visiter une installation toute moderne de dispatching automatique, un avion est tombé sur les voies. Ma visite a été « expédiée » en quelques secondes. Et pourtant je ne pouvais rien comprendre aux violentes exclamations proférées en japonais.
Une nuit, à Tokyo, j’ai été brutalement réveillé par le bruit et les vibrations qui me paraissaient provoqués par un convoi de lourds camions. M’inquiétant le lendemain du mouvement que cela avait provoqué dans les couloirs de l’hôtel, on m’a annoncé : tremblement de terre ! Il y en a un par mois à Tokyo.
Avant l’ère du « Jet », le voyage Amsterdam - Tokyo par le pôle Nord se faisait en un peu plus de 32 heures, avec escales en Islande et en Alaska. A l’aller, les deux tiers du voyage se passaient dans l’obscurité. Pour faire prendre patience à ses clients, la compagnie d’aviation sert des repas aux heures les plus impossibles : on ne sait d’ailleurs jamais s’ils sont réglés sur l’heure de l’endroit du départ, l’heure locale ou l’heure de l’endroit d’arrivée. Mauvais régime pour le foie. Qu’on guérit aussitôt en avalant à Tokyo du thé vert, bouillant, amer, sans sucre.
Atterrir à Tokyo, en fin d’une tornade, m’a paru être une opération pleine de risques, mais je persiste à croire qu’il est tout aussi dangereux de confier son existence à un chauffeur de taxi. C’est à juste titre que certains Japonais leur donnent même le nom de « Kamikazé » (pilotes de la mort).
La langue japonaise est pleine de mystère, mais tout le monde fait au moins semblant de comprendre l’anglais. A Tokyo, comme ce sont les quartiers et non les rues qui portent un nom, il faut toutefois se méfier des chauffeurs de taxi. Sinon on peut avoir la surprise d’être déposé devant la porte d’un établissement de nuit plutôt que devant celle de son hôtel.
Les fraises ont la dimension d’une mandarine, et les mandarines les dimensions de... pamplemousses.
Il n’est pas difficile de manger du riz avec des baguettes car, contrairement aux normes des ménagères européennes, il est très collant au Japon.
Méfiez-vous des repas à la japonaise : on vous imposera la pose accroupie pendant deux ou trois heures. Il ne vous reste que la ressource de faire suivre cela par un bain de vapeur avec massage. Cela coûte 1.500 yens, et on perd un kilo de graisse superflue.

En plus de l’ancienne écriture japonaise (caractères du type chinois), il existe deux types d’écriture phonétique : le « Chiragana » et le « Katakana ». Souvent les trois sont savamment mélangés sur les panneaux publicitaires !
Une machine à écrire a environ 2.000 caractères : une véritable imprimerie.
Le mont Fuji est vraiment très, très beau.
Si le steak grillé est si tendre à Osaka, c’est parce que les bœufs ont subi un massage dans un bain de bière. Cela m’a été formellement affirmé par un fonctionnaire supérieur parfaitement sobre.
Depuis 1960, la gare de Tokyo est équipée d’un système électronique de réservation de places.
Pour finir ces souvenirs sur une note sérieuse !
Source : Le Rail, septembre 1969