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Les plans inclinés de Liège

G. Saelens et A. Liénard. (ARBAC).

mercredi 1er octobre 2008, par rixke

OUTE personne voyageant de Bruxelles à Liège ou vice-versa aura constaté, même sans connaissances techniques, que la ligne, entre les gares de Ans et Liège-Guillemins, présente toutes les difficultés d’un chemin de fer de montagne. Les effets de la rampe se font sentir non seulement à la descente vers l’Est par des freinages prolongés et répétés mais aussi à la montée vers Bruxelles par l’échappement violent de la machine de tête et des allèges en queue du train. Le sens de l’équilibre du voyageur l’avertit qu’il ne roule pas « à plat » et que la pente est particulièrement raide.

Nous envisageons ici le tronçon qui gravit la rive gauche de la large vallée mosane. (fig. 1) La pente délimite, d’une part le plateau de la Hesbaye, dont la crête, d’une altitude de 190 à 200 mètres, passe à l’Est de la station de Ans, d’autre part la vallée formée aux temps préhistoriques par les eaux tumultueuses de la Meuse. La voie descend sur une distance de 5 km de 178 à 67 mètres au dessus du niveau de la mer ; la valeur moyenne de la pente est de 1:45.

Fig. 1.

Le vrai profil n’est pas uniforme par unité de longueur et par unité de période, car le terrain a une conformation particulièrement tourmentée et a nécessité des travaux de déblai et de remblai très coûteux. De plus le sous-sol, farci de galeries de nombreux charbonnages en pleine production ou abandonnés, s’affaisse fréquemment et amène des variations du profil.

La figure 2 donne le profil de la voie lors de sa construction en 1842. L’ensemble se compose de deux plans inclinés de longueur inégale d’environ 1900 mètres et séparés par un palier de 500 mètres à hauteur de la station de Liège (Haut-Pré). Les deux pentes absolument rectilignes forment ensemble un angle de 31° environ. Une courbe d’environ 700 mètres de rayon joignait les deux pentes ; par suite d’affaissement continuels ce rayon est toujours sujet à remaniement. La dénomination de « plan incliné » est un terme qui se rencontre communément ; elle désigne une pente pourvue à son sommet d’une poulie parallèle au plan, celle-ci renvoie un câble ayant à une extrémité une charge descendante et qui fait monter une charge utile accrochée à l’autre extrémité.

Pourquoi entre Liège et Ans y-a-t’il deux plans d’égale longueur avec au milieu un palier de 500 mètres en courbe ?

Ce n’est pas l’une ou l’autre coïncidence qui a amené cet état de chose entre 1838 et 1842, mais bien Henri Maus, inspecteur général des Ponts et Chaussées (1808-1893), qui a étudié et réalisé ce chef-d’œuvre de technique ferroviaire à Haut-Pré : la traction par câble sur forte pente.

Fig. 2.

La construction de la ligne de Malines à la frontière prussienne, dont la première partie fut inaugurée le 18 septembre 1837 et la seconde le 18 avril 1838, fut arrêtée à Ans par un accident géographique. Ce n’est que quatre ans plus tard que l’exploitation des 5 Km. entre Ans et Liège fut ouverte, les difficultés dues au profil du terrain à cet endroit ayant été la cause incontestable de ce retard.

La solution de H. Maus a déjà été présentée schématiquement : division du tronçon en deux parties égales séparées par un palier ; traction sur chaque pente ou « plan incliné » au moyen d’un câble de fer sans fin commandé par une machine à vapeur duplex, installée à poste fixe.

La logique exigeait que les deux machines à vapeur fussent installées dans la même salle des machines au palier du Haut-Pré.

Cet aménagement avait plusieurs avantages :

  1. simultanément deux convois pouvaient monter et descendre sur les deux plans inclinés à la fois (en supposant que la descente d’un train se fasse aussi par câble) donc une capacité de quatre trains par mouvement.
  2. Une surveillance facile de toute la circulation depuis le poste de machinerie au Haut-Pré.
  3. Répartition des mouvements sur deux machines à vapeur voisines et pouvant se suppléer mutuellement. Ce système est resté en service permanent pour tout le trafic jusqu’en 1866 et jusqu’en 1872 pour le trafic marchandises, bien que plusieurs années auparavant les locomotives de l’époque étaient déjà capables, seules, de grimper des rampes aussi raides.
Fig. 3.

 Les moteurs

Nous donnerons maintenant quelques notions et renseignements sur les machines à vapeur fixes qui furent, pendant une trentaine d’années, en service aux « plans inclinés » ; nous tirons ces lignes du Porte-feuille de John Cockerill (Description des machines construites à Seraing - 1866).

Le plan nous montre que les deux machines doubles (Fig. 4) étaient symétriques par rapport à deux axes en équerre, les axes de symétrie bilatérale des deux machines coïncidaient exactement avec la bissectrice de l’angle formé par les deux « plans inclinés ».

La salle des machines se composait de quatre éléments identiques, elles étaient construites d’après le modèle des machines à vapeur pour bateaux. (Système Maudsley) De grandes poulies avaient remplacé dans ce cas les roues à aubes. Chacun des arbres, se trouvant à 2 mètres 50 du sol, était pourvu de deux manivelles à angle droit et par l’entremise de deux grands balanciers de 3,80 mètres de longueur, recevait le mouvement de 2 cylindres verticaux disposés sur le côté ; les cylindres avaient un diamètre de 1,245 m et une course de 1,370 m ; les bourrages étaient en chanvre. La force de chaque machine (2 cylindres) originellement de 160 CV, fut augmenté plus tard à 248 CV par suite de l’accroissement de la pression de vapeur. Sur chaque arbre de couche il y avait le classique régulateur centrifuge qui assurait la régularité de la marche par l’entremise d’un tringlage assez amusant et... compliqué ; celui-ci passait par le toit pour finir dans les sous-sols à hauteur des conduites d’amenée de vapeur. En service courant la machine ne nécessitait pas de freinage, le poids et la résistance des trains en constituant un puissant, d’autre part l’attache au câble des rames descendantes n’était pas nécessaire. En cas de secours il était prévu un freinage sur les poulies à câble au moyen de rubans garnis de blocs de bois. Les chaudières, originellement du type « Tombeau », étaient logées dans une chaufferie située du côté opposé des voies. Plus tard elles furent remplacées par des chaudières cylindriques à deux foyers : on put ainsi augmenter la pression de marche à 4 atm. ce que les machines supportèrent sans défaillance aucune tellement leur construction était robuste et de bonne qualité.

 Poulies et câbles

A chaque extrémité d’arbre se trouvait une poulie de 4,80 m. de diamètre et creusée de cinq rainures profondes pour câble. Un accouplement à manchon permettait de désolidariser à volonté chaque poulie de l’ensemble de la machine.

Les deux poulies, se trouvant dans le même plan, actionnaient le même câble sans fin qui remontait et descendait des convois sur la pente située de son côté. Un peu en dessous du niveau des voies le câble entrait dans la salle des machines, passait en dessous de la première poulie, s’enroulait en demi cercle sur la seconde poulie, repartait vers la première, y faisait encore un demi cercle pour s’en aller de nouveau sous la seconde poulie et ainsi de suite jusqu’à ce que toutes les cinq rainures fussent occupées.

Le câble passait ensuite à l’arrière sur une grosse poulie horizontale qui réglait la tension au moyen de contrepoids suspendu dans un puits, il revenait enfin vers la voie à travers tout le bâtiment. L’attention doit être portée sur un détail des poulies à câbles : quand le câble passe d’une poulie à une autre il saute d’une rainure à la suivante et si les rainures des deux poulies se trouvaient dans le même plan il y aurait de sérieuses frictions entre poulie et câble, d’où usure prématurée. Pour éviter cet inconvénient les poulies ont été légèrement disposées de biais de façon à compenser cet effet et amener la première rainure d’une poulie en regard de la seconde rainure de l’autre poulie et ainsi de suite. De cette disposition un peu particulière des poulies il en résulte que tout l’ensemble des différentes machines a été légèrement décalé (1° environ) de la verticale et ceci différemment pour les deux côtés ; toutefois, aucune influence sur la marche ne se faisait sentir, car à bord des navires, du fait du tangage et du roulis, les inclinaisons sont bien plus fortes.

Comme le câble passait sur deux poulies, l’une d’elles pouvait être rendue folle et la machine fonctionnait en deux parties bien distinctes.

La traction de deux convois différents pouvait se faire sans l’obligation d’avoir le même moment de départ ou la même vitesse. D’autre part une avarie de machine ne mettait pas l’installation en chômage, le trafic continuait, à la moitié seulement du débit normal. On ignore même si l’installation fut employée à sa capacité maximum.

L’étude des câbles et des rainures de poulies a nécessité des calculs compliqués, l’entrainement se faisant en effet uniquement par résistance au frottement et partant un freinage des plus certain. Un autre avantage de ce système était tel qu’en cas d’accident ou d’avarie l’effet sur la machinerie était nul par suite de la possibilité de glissement du câble sur les poulies.

Chaque câble se composait de 6 torons comprenant chacun 8 fils de fer de 3 m/m de diamètre. Il était prévu pour une charge de train de 70 tonnes et résistait à une force de traction de 3.500 Kgs. La vitesse de montée était de 20 Km/H.

 La manœuvre

La méthode de manœuvre de l’installation était fort intéressante. Plusieurs machinistes et un chef étaient nécessaires. Le chef se tenait sur le balcon, d’où il avait vue plongeante sur les voies et sur la machinerie ; à sa portée se trouvaient les leviers de commande. Dès qu’un signal de la gare d’about se faisait entendre, le chef donnait ordre à un machiniste d’ouvrir les grosses vannes à vapeur situées au milieu de la salle, d’embrayer les poulies du câble demandé et d’actionner la pompe à vide du condenseur (placé derrière la salle des machines) Dans la descente on préféra employer un freinage énergique à l’ancrage au câble, cette méthode présentant une plus grande sécurité en cas de rupture de celui-ci et palliant aux difficultés de lâchage. Pour les convois montants, on ajoutait à chaque rame un wagon à trois essieux pourvu d’une pince d’ancrage au câble.

 Les wagons-patins

Un manœuvre posté sur ce wagon spécial devait, au moyen de leviers qu’il avait sous la main, happer le câble au début de la rampe, le larguer au palier du Haut-Pré, refaire les mêmes manœuvres à la montée du second plan incliné et finalement dételer le wagon à Ans. A la descente ces wagons spéciaux étaient simplement attelés à la rame sans être attachés au câble.

De construction très lourde ils étaient pourvus entre les roues de patins de freinage qui s’appuyaient sur les rails au moyen d’un mécanisme approprié, d’où leur nom de « wagon-patins ».

Un modèle plus récent avec châssis en fonte et qui n’avait que deux essieux pesait 16 tonnes.

Il va de soi que ces wagons-patins ne roulaient qu’entre Liège et Ans et retour et que leur mise en rame demandait des manœuvres compliquées.

Depuis 1900 ils n’étaient plus employés que par exception pour les trains à voyageurs, plus tard ils servirent uniquement au trafic marchandises.

On calculait le poids de la rame à descendre à quatre fois le poids du wagon-patins et celui-ci était toujours placé en tête. Les wagons du dernier modèle dont seulement onze étaient encore en service en 1940, ne sont plus à proprement parler des wagons-patins mais des wagons-freins ordinaires avec équipement Westinghouse automatique et direct ; l’appareillage frein direct a été supprimé depuis que le freinage continu a été introduit sur le matériel à marchandises.

Les trains à marchandises descendant ont comme consigne de s’approcher au pas de la rampe à Ans et de limiter la vitesse à 25 Km/h à l’arrivée à Liège-Guillemins. Pour les trains à voyageurs cette limite est de 60 Km/H. Un rapide essai des freins pendant la marche est obligatoire avant d’entamer la descente à Ans.

Ainsi disparaissent les dernières traces d’une méthode d’exploitation qui faisait l’orgueil du réseau belge il y a une centaine d’années. A part quelques rares wagons-freins tout ce qui en reste sont les fortes locomotives-tenders d’allège que l’on ajoute à tous les trains en partance vers Bruxelles. Ces machines du type 050 T et de construction prussienne sont accrochées à l’arrière au moyen d’un tendeur à décrochage en marche.

Fig. 4.

 De nos jours

Depuis quelques années, le signal de départ se donne au moyen de deux klaxons installés sur chaque quai à hauteur de la locomotive et fonctionnant en concordance avec deux feux lumineux ; La commande est assurée par un sous-chef de gare. A l’approche du départ d’un convoi le sous-chef donne trois brefs coups de klaxon répétés par trois clignotements d’un feu jaune. Un court moment après suit un rugissement soutenu du klaxon avec l’apparition d’un feu vert, ce qui donne le signal de départ pour les machines de tête et de renfort de queue.

Crachant de la vapeur de tous côtés les machines s’ébranlent et s’élancent à l’assaut de la rampe sur laquelle la vitesse est limitée à 80 Km/H.

Ces manœuvres n’ont pas été sans éveiller l’humour populaire qui prétend que la machine de tête souffle à perdre haleine « je n’en peux plus... » et que celle de queue lui répond : « ça doit aller, ça doit aller... » A hauteur de la halte de Montegnée, les machinistes des locomotives de renfort donnent un bref coup de sifflet et, au moyen du déclic, libèrent le tendeur qui les attachent à la rame ; les machines d’allège passent alors à contrevoie pour redescendre vers Liège-Guillemins et le train vers Bruxelles peut prendre de la vitesse.

Depuis la mi-septembre 1939, les services à marchandises n’utilisent plus la côte de Ans ! Ils sont déviés sur une nouvelle ligne à rampes modérées et qui ne nécessite aucun freinage spécial. Cette ligne dont l’infrastructure a été réalisée en 1928 commence à Fexhe-le-Haut-Clocher à 14 Kms de Liège et va à Kinkempois sur la rive droite de la Meuse. (Fig. 1) Elle comprend un nombre d’ouvrages intéressants, entre autres le viaduc de Renory, qui donne une bonne idée des difficultés qu’on a eu à vaincre pour la construction du chemin de fer dans cette région.

 Demain

Pour terminer nous dirons que l’électrification prochaine de la ligne Bruxelles-Liège donnera le coup de grâce définitif aux difficultés de la rampe de Ans. Et ainsi disparaîtra une servitude d’exploitation plus que centenaire mais aussi d’intéressantes manœuvres pour ceux que le chemin de fer ne laisse pas insensibles.