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Mais où sont les « vapeur » d’antan

Paul Pastiels.

mercredi 28 août 2013, par rixke

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Voici déjà plus d’une décennie que nos locomotives à vapeur ont piqué leurs derniers feux. L’ère de la traction vapeur s’est achevée officiellement le 20 décembre 1966, avec le train de voyageurs 8 155 remorqué par la locomotive 29 013 entre Ath et Denderleeuw. Une page importante de notre histoire ferroviaire était tournée.

A tout jamais... Les fumées capricieuses des machines d’antan ont déserté notre décor : elles ne souillent plus la lessive des ménagères. Vêtus d’un bleu de chauffe et du foulard rouge à pois blancs, pour l’heure nous accompagnerons pourtant l’équipe de conduite d’un sympathique tortillard de la « Belle Epoque ».

Au préalable, un peu d’histoire !

Ostende. La gare maritime.

En 1913, au service de la traction et du matériel des chemins de fer de l’Etat belge, on dénombre 4 209 machinistes (agents définitifs) pour 4 218 services journaliers assurés par 4 385 machines et voitures-vapeur (contre 2 092 en 1893), réparties dans plus de 68 remises. Ces vaillantes locos ont parcouru 129 149 691 km (contre 55 404 769 km en 1893) en consommant 2 284 415 t de combustible et 8 563 t de matières de graissage (contre 736 184 et 969 t en 1893).

Dans les ateliers, le charbon (menu, gailleteux, agglomérés) se charge à dos d’homme, à l’aide de paniers de 50 kg. Les briquettes sont sélectionnées scientifiquement selon des critères très stricts, tels que teneur en eau, en cendres, en matières volatiles ; pouvoir agglutinant et calorifique ; cohésion et fusibilité des cendres. Plus de trente charbonnages belges pourvoient à l’approvisionnement quotidien des locomotives. Ils s’auréolent de noms pittoresques, aujourd’hui oubliés : Poirier, Gouffre, Bonnier, Quatre Jean, Boubier, Trieu-Kaisin, Patience et Beaujonc, Amercœur. Sacré-Madame, Carabinier, Arbre St-Michel...

Revenons à nos locos.

L’allumage du foyer se fait au moyen de fagots ou d’allume-feux disposés sur la grille et entourés de briquettes cassées ou de gailletés. On les enflamme à l’aide de déchets imbibés de pétrole ou d’essence, puis on étale les briquettes allumées en ajoutant peu à peu du charbon. Ce travail délicat est habituellement confié, dans les remises, à des agents spéciaux.

Le machiniste se présente à l’heure imposée par le roulement, de manière à se trouver à temps en tête de son train. Dès qu’il prend possession de sa locomotive, il vérifie d’abord le niveau d’eau de la chaudière, il examine si la grille du foyer est suffisamment garnie de combustible, et si la pression est suffisante. Il vérifie ensuite sommairement toutes les parties de la machine et du tender, et s’assure notamment si tous les robinets et les appareils d’alimentation fonctionnent bien, si toutes les connexions entre le tender et la machine sont bien établies, si les freins et les appareils à signaux sont en état de fonctionner convenablement, si les tuyaux des sablières ne sont pas obstrués, si la machine est suffisamment pourvue de sable et de matière de graissage.

Le travail du machiniste et du chauffeur s’effectue principalement en simple ou double équipe. Les prestations dépassent allègrement les 11 heures de service et le personnel de conduite découche fréquemment. Ainsi, lorsqu’une équipe chargée d’un service de nuit est astreinte à passer au moins 20 heures consécutives hors de sa résidence, elle perçoit une indemnité de découcher.

Le machiniste a sous ses ordres immédiats le chauffeur, qui assure avec lui la conduite de la machine, et aussi les serre-freins qui, comme leur nom l’indique, s’occupent de la manœuvre des freins.

Zottegem. Vue intérieure de la gare.

« Le machiniste et le chauffeur doivent, lorsqu’ils sont en service, être revêtus de la tenue réglementaire complète, en bon état d’entretien et de propreté. Ils doivent être en possession de l’heure exacte. A cette fin, ils ont soin de se procurer une bonne montre, de s’assurer fréquemment qu’elle marche régulièrement et de la régler chaque jour d’après l’heure officielle... » [1]

Dès l’avènement des chemins de fer, le souci de l’heure exacte s’installe dans notre vie quotidienne : respecter les horaires devient une nécessité absolue ! « Adieu, voyages lents, bruits lointains qu’on écoute (...) l’espoir d’arriver tard dans un sauvage lieu » regrette A. de Vigny. Les hôtels, les cafés, les buffets, les messageries, etc. se mettent désormais à l’heure ferroviaire. Le clocher du village n’en revient pas, qui continue d’égrener le temps à la manière de jadis. Les chronomètres, les régulateurs de poche, les montres, les pendules, les horloges entraînent dans leur course folle les cheminots et tout le monde avec eux.

« Le machiniste et le chauffeur accomplissent leur service avec calme, sans échanger d’autres communications que celles nécessaires au service. Il leur est également interdit de fumer à bord du train (sic), dans les locaux et dépendances du chemin de fer. L’usage de chaussures à semelles en bois ou très ferrées leur est également défendu...

Givet. La gare.

En route, les machinistes doivent, tout en s’occupant de la marche de la machine, porter une attention soutenue sur la voie et les signaux, s’assurer fréquemment que le train est encore entier et qu’aucun signal ne leur est fait par les agents du train ou de la route, se rendre compte immédiatement de la cause de toute variation dans l’allure de la machine, redoubler d’attention à l’entrée des stations et au passage des points réputés dangereux (...) » [2].

Le respect de l’horaire, le rattrapage des retards éventuels, l’économie du combustible harcèlent impérativement le machiniste et le chauffeur. Un système complexe de primes et de retenues stimule leur travail. Ils bénéficient ainsi de primes pour les économies réalisées sur le chauffage et le graissage de la machine, de primes de parcours et de régularité, d’indemnités de découcher (1,50 F).

Toutes les économies sont bonnes pour les nobles « chasseurs de primes » ! Certains intrépides chargent un tantinet les soupapes de sécurité de la chaudière au risque de la faire exploser. D’autres ralentissent la progression des convois de marchandises dans les rampes pour les élancer ensuite impétueusement dans les descentes. Le tender exécute alors une danse de St-Guy effrénée, les briquettes s’amoncellent joyeusement sur la plate-forme du poste de conduite, tandis que le chef garde et les serre-freins, plus morts que vifs, se cramponnent fortement à leur poste. Jadis, cela se pratiquait couramment sur le profil en dents de scie de la ligne 166, entre Bertrix et Houyet, pour les lourds trains de minerai ou de grumes. Cette technique permettait d’aborder ou de gravir la rampe suivante sans trop « travailler » et d’économiser ainsi le précieux combustible pour le voyage du retour.

Malines. Pont de fer.

La vitesse des trains de voyageurs (25 voitures maximum) remorqués par des locomotives à bogies n’excède pas les 100 km/h. Elle ne dépasse guère 40 km/h pour les trains légers économiques. La vitesse maximum des trains de marchandises (60 véhicules au plus), remorqués en simple traction avec locomotive ayant le tender indépendant à l’arrière, s’élève à 45 km/h. Les seules indications de vitesse à respecter sont fournies aux machinistes par des poteaux en bois portant le mot « RALENTISSEMENT » ou par des appareils « Système Le Boulangé » jalonnant la voie aux endroits dangereux. Le DROMOSCOPE permet, lorsqu’un train passe à proximité, de lire sur un cadran muni d’un index le taux de vitesse atteint. Le DROMOPETARD place subrepticement un pétard sur la voie, lorsque le train roule à une vitesse largement supérieure à celle qui est tolérée... En cours de route, le machiniste converse avec les serre-freins, les agents de la voie, le chef garde à l’aide du sifflet à vapeur de la machine. Un coup bref : pour la mise en marche de la machine avec ou sans train, pour faire desserrer les freins ; un coup bref et un coup allongé : pour faire serrer les freins soit en pleine route, soit à l’approche des stations où le train fait arrêt ; un coup allongé en guise d’avertissement ; plusieurs coups brefs répétés vivement : pour donner l’alarme et serrer immédiatement tous les freins. A la vue du drapeau ou du feu rouge, présenté par le chef garde ou les serre-freins à la droite du train, le machiniste arrête son train le plus promptement possible. Le drapeau blanc ou les feux verts commandent le ralentissement de la marche du train.

La conduite d’une locomotive à vapeur n’est pas des plus aisées : elle requiert du doigté et une attention constante. Il doit toujours y avoir au moins 10 cm d’eau au-dessus du ciel du foyer de la machine. Lorsqu’elle aborde une rampe, le machiniste augmente encore le niveau de l’eau de quelques centimètres dans la chaudière de façon à ne jamais découvrir l’extrémité des tubes supérieurs. Il alimente régulièrement la chaudière, en évitant d’avoir le niveau de l’eau trop élevé pour que la vapeur reste sèche (sic). Il veille aussi à ce que le charbon soit chargé par petites quantités à la fois et étendu d’une manière égale sur toute la surface de la grille et ce, afin d’éviter la production de fumées abondantes.

On ne badine pas avec la vapeur !

« La valeur morale des machinistes et des chauffeurs doit être à la hauteur de la grande responsabilité qu’ils assument ; la dégradation temporaire ou définitive, le renvoi, sont les peines qui les frappent quand ils manquent gravement à leurs devoirs » [3]. Gare au personnel surpris en état d’ivresse pendant sa prestation, à celui qui quitte son poste pour aller se désaltérer dans quelque estaminet. « La conduite privée du machiniste et du chauffeur doit être également à l’abri de tout reproche. L’agent qui s’adonnerait à la boisson en dehors du service ne pourrait être maintenu dans ses fonctions » [4]. Tout machiniste ayant dépassé un signal d’arrêt absolu encourt les peines suivantes. La première fois la retenue d’un cinquième de jour de salaire ; la deuxième fois dans les délais d’un an : la même retenue augmentée d’une menace de dégradation ; la troisième fois dans les mêmes délais : la dégradation. Le machiniste doit arriver au terme du voyage avec beaucoup d’eau dans la chaudière et peu de combustible sur la grille, de manière à préparer la locomotive au stationnement et à pouvoir retourner facilement le feu pour enlever les mâchefers. A la fin du service, il effectue éventuellement le virage de sa machine et fait remplir le tender de charbon et d’eau. Pendant que le chauffeur tire le feu et vide la boîte à fumée, il s’approvisionne de suif, d’huile et de sable sec et, sauf dispense du chef d’atelier, examine sa machine dans tous les détails.

C’est le moment de laisser l’équipe bichonner la Lison et d’aller nous reposer après une journée bien remplie.


Source : Le Rail, mai 1977


[1E. Tordeur : « Le machiniste des Chemins de fer belges », 1909.

[2E. Tordeur : « Le machiniste des Chemins de fer belges », 1909.

[3E. Tordeur : « Le machiniste des Chemins de fer belges », 1909.

[4E. Tordeur : « Le machiniste des Chemins de fer belges », 1909.