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En noir et blanc

P.O.P.

mercredi 11 septembre 2013, par rixke

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Une noire, une blanche ! Une blanche, une noire !

Toute la magie, toute la beauté, toute la charge évocatrice de la musique réside dans le savant dosage des notes blanches et des noires. Les rondes et les croches ne sont là que pour brouiller les cartes.

Les photos d’époque, c’est comme la musique : tout leur charme, toute leur puissance d’expression provient de la fusion des contrastes, de l’irrésistible attraction des contraires ; l’imagination du « scrutateur » fait le reste.

Parlons « physique » si vous le voulez bien. Cette science nous apprend, avec toute la rigueur qu’on attend d’elle, qu’un corps noir absorbe sans façon toutes les radiations lumineuses ou thermiques qu’il reçoit, tandis qu’un corps blanc les refuse avec obstination. En quelque sorte, le blanc serait la couleur la plus froide, le noir étant la plus chaude.

Chaud le charbon, froide la neige. Il ne faut pas être nécessairement physicien diplômé pour savoir tout cela. Un simple cheminot vous en dirait des nouvelles : surtout s’il a vécu au temps de la vapeur, du brasier, du menu et des briquettes. Ce temps-là où, ma parole, il y avait encore des hivers...

 Le petit oiseau surgi de l’accordéon

Et pourtant il n’existe pratiquement pas de cartes-vues anciennes représentant les gares, les rails, les trains sous la neige.

Faut-il en conclure que les photographes ambulants étaient frileux et ne sortaient pas le trépied quand le thermomètre se mettait à grimacer sous le zéro ? Ou avaient-ils peur des immensités enneigées ? Au fait, les plaques photosensibles étaient peut-être aussi sensibles au froid ? A moins que le petit oiseau qui surgissait des vieux appareils en accordéon ait refusé de sortir l’hiver, dégoûté par la monotonie du blanc !

L’objectif craignait-il le givre, le magnésium, les frimas ? Et si, tout bonnement, nos ancêtres avaient été imperméables à la poésie de la neige ? S’il faisait alors vraiment trop froid pour être ému ?

A toutes ces questions angoissantes, point de réponse péremptoire. Devant cette pénurie de blanc, on est dans le noir le plus complet.

Bref, nous avons rassemblé pour le coup toutes les cartes ferroviaires hivernales qui sont arrivées jusqu’à nous et nous les avons étalées sous vos yeux, un peu contrits de n’avoir que ça à vous offrir.

Pourtant il vaut mieux rester optimiste et ne pas bouder notre plaisir.

 Le train près de l’étable

II n’est pas évident qu’à la Noël il neige sur Bethléem.

Pourtant il n’est pas rare que dans nos pays septentrionaux, les crèches soient saupoudrées d’ouate, de cheveux d’ange, de guirlandes, censés figurer la neige. Après tout, tant pis pour la couleur locale ; on a le droit d’adapter l’histoire, le folklore, la légende selon ses visions personnelles et ses penchants.

Regardez la petite gare de Francorchamps où les quais ont été correctement déblayés. Ma foi ! il suffit d’un rien d’imagination pour y voir l’étable où le charpentier et sa femme se sont réfugiés sous l’ordre impérieux de l’enfant qui va naître. Il y a un hic : que fait là ce train, près de l’étable ? Allez savoir. Et si c’était lui qui avait amené le couple ? Mais on peut aussi supposer qu’il s’agit d’une navette chargée de transporter les bergers. Une chose est certaine, les rois ne sont pas encore annoncés : il n’y a pas de tapis rouge.

Il ne faudrait pas être autrement étonné que le convoi royal (ou magique, si vous préférez) soit celui que tire cette noble loco en crachant, entre les conifères, une fumée quelque peu fanfaronne, qui n’a sans doute d’autre détermination que de confronter sa pureté à celle du « tapis blanc ».

 La neige et les cheminots

Les gares de Denderleeuw, de Libramont ne participent assurément pas à l’événement. Rien de sublime dans cette neige qui salit plutôt les installations.

Tout au plus la tristesse du décor peut-elle nous évoquer la peine des hommes du rail, astreints, malgré les frimas, à assurer un trafic régulier et le plus ponctuel possible : il faut débloquer les aiguillages enneigés, voire les dégeler, parfois dégager la voie, les quais de l’amas de neige, placer des braseros aux endroits névralgiques (notamment près des pompes hydrauliques).

La neige réjouit les enfants ; rarement les cheminots !

 Bruegel en chair et en os

II ne semble pas que le train soit un hôte familier de ce coin délicat, appelé « Les Charmettes », situé à On, à deux pas de Jemelle. Il eût cependant été dommage d’éliminer cette carte-là. D’autant que On fut, de tout temps, un village de cheminots. Ces malins avaient là de quoi se purger des stress du quotidien. Ce paysage, qu’une cousine envoie à sa chère Anna en décembre 1904, observez-le bien : il ne faut pas y ajouter grand-chose pour en faire un Bruegel en chair et en os.

A côté de lui, le viaduc de Jemelle a un petit air minable que la mince pellicule de neige ne parvient pas à magnifier. Au bord de l’eau, un personnage botté se frappe ostensiblement le crâne. Enigme insondable ! Au fait, peut-être veut-il signifier au photographe qu’il est fou d’officier par un temps pareil (« Ça va pas, la tête ? »).

Cela nous en dirait long sur la pénurie de cartes-vues vouées aux paysages de neige !


Source : Le Rail, janvier 1978