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Quand les autres partent en vacances...

J.C

mercredi 29 janvier 2014, par rixke

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Les cheminots sont toujours « de ce côté-ci du comptoir » par rapport à la clientèle, et surtout quand les autres partent en vacances. Là, ils sont quasiment en première ligne, comme on dit.

Bien entendu, on ne manque jamais d’être impressionné un jour de grand départ : dans tous les coins de la gare, devant tous les guichets, sur tous les quais, face aux tableaux-horaires, on s’affaire, on se presse, on se bouscule, on discute, on résoud les problèmes à la minute... C’est vraiment un spectacle de choix pour qui aime l’animation. Mais le spectateur est loin de s’imaginer que tout cela n’est rien en regard du tintouin qui a précédé l’heure H.

Des jours, des semaines, voire des mois auparavant, on a œuvré en coulisses, on a pris mille dispositions, on a élaboré des plans, pour assurer à chaque vacancier un départ « dans un fauteuil », à moins que ce soit « dans un lit », s’il a préféré voyager de nuit.

Eh oui, comme au théâtre, la SNCB a ses coulisses ; ce que le spectateur aperçoit sous le rond de lumière, ce n’est vraiment que l’avant-scène. Il ne connaît rien de la mise en scène, des répétitions, des écueils qu’il a fallu éviter. Il ignore jusqu’à l’existence du souffleur, du régisseur.

Il voit simplement tout un monde besogneux qui s’acquitte d’une tâche bien précise, et souvent dans la fièvre.

A qui faudrait-il accorder la palme dans ce long travail de préparation, de maturation, de gestation, qui prélude au grand jour du départ ? La liste serait longue à élaborer et on risquerait d’être injuste. Alors, coupons là.

Revenons à notre voyageur qui, pour tuer le temps le séparant encore du coup de sifflet libérateur, s’amuse à regarder les mille et une abeilles obstinément braquées sur leurs tâches dans cette ruche bourdonnante.

Il y a les hôtesses d’accueil qui renseignent, préparent les itinéraires et qui le font depuis l’hiver déjà. Les manœuvres qui accrochent, décrochent, font des trains, en défont d’autres, accouplent des locomotives. Les chargeurs qui assurent l’acheminement des colis et des bagages.

Les porteurs - que le voyageur prend pour des cheminots - qui transbahutent les valises de ceux dont la liberté c’est d’abord d’avoir les mains libres.

Les placeurs qui veillent à ce que chacun dispose de l’emplacement qu’il a réservé : coin/fenêtre, sens de la marche, non-fumeur... Les chefs gardes et gardes qui donnent le signal du départ, avant d’aller se livrer au contrôle.

Les sous-chefs qui veillent scrupuleusement à ce que rien ne cloche.

Le voyageur ne voit pas les signaleurs perchés sous le ciel : et pourtant ce sont eux qui ont donné le feu vert (à la lettre) de son train.

Pas plus qu’il n’a vu les nettoyeurs qui ont fait briquer le matériel avant le départ.

Pas plus, répétons-le, que tous les anonymes qui ont fait que ce train et cent autres partiront à l’heure dite vers des deux plus déments. Par la force des choses, le vacancier en partance ne remarque que la partie apparente de l’iceberg. L’essentiel pourtant se passe dans les profondeurs où le secret est de rigueur.

le convoi obéissant au coup de sifflet s’ébranle avec docilité

Le jour J donc (à l’heure H), il y a du monde partout.

Bien entendu, les effectifs ont été renforcés.

Aux renseignements particulièrement, c’est la grande animation. L’hôtesse ou le préposé doivent proposer des itinéraires, donner les prix, faire état des réductions possibles, décliner les heures de départ, les correspondances éventuelles, indiquer le quai d’embarquement, etc. Il faut avoir réponse à tout et disposer d’une patience quasi angélique (même après huit heures de boulot) : le client est roi, il le sait, et n’a pas à s’émouvoir des efforts qu’on a consentis à son intention. Il paye. Alors, il veut tout savoir, et il lui arrive de pousser le malheureux guichetier dans ses derniers retranchements pour obtenir la solution à un problème dont il ne parvient parfois pas bien lui-même à cerner la réalité. Attention ! Le client n’a pas toujours une idée très précise de ce qu’il veut. On en a vu s’amener avec des rêves Scandinaves dans la tête, puis brusquement opter pour la côte méditerranéenne. Il est vrai que tout n’est pas si simple de l’autre côté du comptoir : choisir est un art difficile.

c’est le destin de pas mal de cheminots d’être plus que jamais sur la brèche lorsque les autres partent en vacances

Et puis, le cheminot oublie parfois que sa routine est absolument étrangère au voyageur. C’est avec naturel que lui évolue dans l’univers ferroviaire, en jonglant avec le jargon d’usage, les horaires, les itinéraires, et en se riant des malices des différents réseaux. Toute son habileté consiste à se mettre à la place de l’autre, celui qui se trouve en face de lui, ne connaît rien de rien, mais paye en espèces sonnantes et trébuchantes. L’itinéraire, par exemple, que l’hôtesse griffonne à la hâte (il faut faire vite : on attend derrière) sur un papier Bristol, elle le connaît par cœur pour l’avoir cent fois transcrit.

Pour le client, c’est tout bonnement une langue étrangère qu’il lui faut assimiler sur l’heure. Après quoi, il lui reste d’aventure, muni de ses précieux renseignements, d’aller faire la file au guichet international pour se munir de son titre de transport. Il attend patiemment que d’autres indécis ou velléitaires en aient terminé pour avoir droit au chapitre.

Il a acheté son billet et réservé ses places.

En temps normal, tout ce processus est fort simple, mais en période de pointe, d’afflux, les opérations risquent de se prolonger : il faut parfois opter pour d’autres trains, choisir quelque dédoublement, se résoudre à emprunter un autre itinéraire, voire à partir un autre jour. En outre, quel qu’il soit, le guichet n’est jamais « le dernier salon où l’on cause » : le dialogue n’y est pas tellement aisé.

Pour ce qui est de l’enregistrement des bagages, cela ne va toujours non plus sans problèmes, ni pour « l’usager », ni pour celui dont la tâche est de lui faciliter les choses. Le dernier acte est le plus facile : il n’y a plus qu’à partir. Les diffuseurs distillent une musique d’ambiance, entrecoupée d’annonces qui sont déjà les vacances : « Attention. Attention ! le train en direction de « Fouilly-Pont-aux-Dames va partir : en voiture s’il vous plaît ».

En voiture ? il y est !

On frappe les trois coups, le rideau se lève, les portières sont bouclées, le convoi obéissant au coup de sifflet s’ébranle avec docilité.

Le voyageur, braqué sur sa plage ou sur ses montagnes, n’a pas une pensée pour ceux qui sont restés, qui lui ont préparé son voyage et qui vont répéter les mêmes gestes avec obstination pour que d’autres que lui aillent à leur tour faire leur miel au soleil.

Il n’y a pas à s’en lamenter, mais il fallait le rappeler : c’est le destin de pas mal de cheminots d’être plus que jamais sur la brèche lorsque les autres partent en vacances. Quand leur tour viendra de s’en aller là où leur rêve les sollicite, on pourra dire qu’ils ne l’ont pas tout à fait volé.


Source : Le Rail, Juillet 1983