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Le petit train des Nilgiris

Alain Daems.

mercredi 2 juillet 2014, par rixke

Cochin est bâtie sur plusieurs îles et presqu’îles reliées entre elles par d’archaïques ferry-boats. Filets de pêches, pirogues, cocotiers, anciens entrepôts de la compagnie des Indes, et autres vestiges de la période coloniale, composent, à fleur d’eau, un paysage tout à fait exotique. Par contre, Ernakulam, sur la terre ferme, est une des villes les plus laides de l’Inde du sud. Elle possède, notamment, un remarquable réseau d’égouts à ciel ouvert, qui remplace avantageusement les habituels trottoirs. Une ville de 500 000 habitants avec des égouts à ciel ouvert... je ne sais pas si vous sentez ce que je veux dire ! Par endroits, le caniveau est recouvert de grandes dalles disjointes, sur lesquelles on se risque pour échapper au trafic. Mais parfois, une dalle manque, et le promeneur a donc tout intérêt à regarder où il met les pieds. Lorsque la nuit tombe, rapidement, vers 18 heures 30, ce danger devient d’autant plus insidieux qu’à l’instar des autres villes indiennes, Emakulam ne comporte guère d’éclairage public.

Le train des Nilgiris démarre

C’est pourtant là qu’il faut prendre le train, pour remonter vers le nord et vers les monts Nilgiris. A dix heures du soir, le quai que j’arpente exhale encore des bouffées d’air brûlant, emmagasiné pendant le jour. Le thermomètre a frôlé aujourd’hui les 35 degrés à l’ombre, une température qu’envieraient beaucoup de Belges en ce 15 février.

Comme j’ai pris la précaution de réserver une couchette, je retrouve mon nom, ridiculement court, affiché sur le quai au milieu d’une kyrielle de noms indiens à rallonges. La liste des passagers mentionne également - pour des motifs assez obscurs - l’âge et le sexe de chacun d’eux. Malheureusement, toute cette belle organisation, héritée des Anglais, ne donne droit qu’à une couchette en bois sous un ventilateur. Un peu d’air frais est le bienvenu bien sûr mais, comme les fenêtres sont garnies de barreaux au lieu de vitres, le vent s’engouffre de partout dès que le train s’ébranle. J’ai rarement vu un tel courant d’air dans ma chambre !

 Sleeping Car

II faut détruire un certain nombre de légendes qui courent au sujet des Indian Railways, sur la lenteur des trains et la fantaisie des horaires. En général, les convois partent à l’heure et arrivent, à peu près, à temps. Bien sûr, la vitesse moyenne n’est pas très élevée : notre train de nuit mettra huit heures pour parcourir environ 250 kilomètres. Il se paiera même le luxe d’un arrêt de trois heures trente dans une gare de formation. Mais il nous amènera à bon port avec exactitude. Quand au confort, il est, à première vue, assez rudimentaire. Perché sur ma couchette, j’inspecte les environs : où mettre mes affaires ? Malgré que les Indiens emportent, en voyage, la moitié de tous leurs biens, aucun emplacement ne semble prévu pour ranger les bagages. Il ne me reste plus qu’à transformer mon sac en oreiller, à m’étendre sur mon sommier à lattes, parmi le tumulte des voix, le rire incessant des femmes, le bruit de ferraille du train, le va-et-vient de ceux qui n’ont pas trouvé de place,... et à dormir comme un loir pendant toute la nuit !

Ootacamund

Car, j’en ai fait plusieurs fois l’expérience à mon grand étonnement : une couchette en bois procure un sommeil paisible et répara teur.

 Correspondance

Le jour se lève - à six heures trente, comme tous les jours de l’année - lorsque nous atteignons Mettupalayam, une gare où on laisse le grand train des Indian Railways pour le petit train touristique, adorable, qui escalade les Nilgiris jusqu’à Ootacamund, but de l’étape d’aujourd’hui. Pendant la nuit, nous sommes passés du Kérala au Tamil Nadu, un des états les plus pauvres de l’Inde, où règne, neuf mois sur douze, une sécheresse épouvantable. Mais ici, au pied des montagnes, l’air est vif et le feuillage des cocotiers brille de mille reflets : pas de doute, il a dû pleuvoir cette nuit. En attendant le départ, chacun admire, sous toutes les coutures, le petit train en bois jaune et bleu, sa machine à vapeur aux cuivres astiqués, et ses cinq machinistes qui, théoriquement, vont nous faire parcourir en six heures les 70 kilomètres séparant Mettupalayam d’Ootacamund. Un petit détail explique cette lenteur : il y a une dénivellation de 1 500 mètres entre les deux villes. Et si je dis : théoriquement, c’est qu’aujourd’hui, Ganesh, le dieu à tête d’éléphant qui préside à la chance et aux voyages en a décidé autrement. Mais n’anticipons pas.

 A toute vapeur

Le petit train des Nilgiris démarre péniblement, laisse derrière lui sa gare où paissent quelques vaches, et s’élance au milieu des rizières dans une splendide lumière matinale. Je me demande quel est le combustible qui alimente la locomotive, car un énorme panache de fumée noire s’échappe de sa cheminée. Heureusement, la machine est placée en queue, ce qui sauve les voyageurs d’une asphyxie certaine. Charmante attention ! Par instants, la vitesse doit frôler les 25 km/h, jusqu’au moment où l’on atteint le pied des montagnes et où le train s’accroche à une crémaillère. La vitesse diminue alors à un point tel qu’il est possible de descendre du train, de marcher sur la piste longeant la voie, et de remonter en voiture sans crainte d’être distancé.

Ootacamund

Dans les compartiments en bois peint, s’entassent des familles indiennes, mais aussi des touristes occidentaux : le petit train des Nilgiris est mentionné dans tous les bons guides. Les touristes ne sont pas nombreux en Inde du sud, surtout en cette saison : quelques centaines, tout au plus, disséminés sur une superficie grande comme la France. Autant dire qu’on les remarque ! De ville en ville, on retrouve les mêmes visages pâles : Américains, Allemands, Suédois. En face de moi, sur la banquette bleu ciel, un Anglais d’une cinquantaine d’années admire le paysage avec le même flegme que s’il longeait Hyde Park en taxi. Pourtant, la végétation qui défile ne ressemble guère à celle d’un parc londonien.

Les cocotiers alignés dans la plaine ont fait place à des murs de feuillage où flamboie, ça et là, le calice écarlate d’un hibiscus. Au fur et à mesure que l’on s’élève, les panoramas s’élargissent et les eucalyptus au tronc argenté prennent possession de la forêt. Les cascades surgissent au détour d’un virage, et se jettent dans des gorges que la voie franchit sur des viaducs vertigineux. Dans une solitude complète, le train fait halte et prend de l’eau, sous l’œil fasciné des Indiens. Puis, l’ascension se poursuit.

 Obstruction de la voie principale

Mais il était, sans doute, écrit dans mon karma que je n’atteindrais pas Ootacamund en train - du moins, pas dans cette vie-ci ! A la sortie d’un pont, on s’arrête et, cette fois, pour de bon : détaché de la montagne par les pluies de la nuit dernière, un rocher de quelques tonnes obstrue la voie. Consternation générale, et palabres à n’en plus finir. Un « contremaître » et un « piocheur », la jupe nouée autour de la taille, s’affairent autour du mastodonte, tandis qu’un agent de la signalisation a branché un téléphone de campagne aux lignes aériennes qui longent le chemin de fer. Avec un marteau et un burin, les ouvriers de la voie ont entrepris de forer un trou dans le rocher pour y placer une charge d’explosif. Si j’en juge d’après la progression du travail, nous serons encore ici ce soir. Quelques familles indiennes ont décidé d’aller à la recherche d’un bus pour atteindre l’étape. Les femmes, drapées comme des princesses dans leur merveilleux sari, entassent les bagages sur leur tête, et prennent leur dernier-né sur la hanche. J’empoigne mon sac, et je les suis, le long de la voie étroite taillée dans le roc. Cinq cent mètres plus loin, nous quittons la ligne, pour nous engager dans la jungle.

 Jogging

On aurait tort de s’imaginer la jungle asiatique comme un enchevêtrement inextricable de troncs, de lianes et de marécages où grouille une faune hostile. Nous ne sommes pas en Amazonie, et le sous-bois des Nilgiris est revêtu d’une terre rouge où serpentent de nombreux sentiers. Dès que le soir tombe, les animaux y entretiennent un vacarme continu, mais, en plein jour, il fait parfaitement silencieux. Un seul inconvénient : ce matin, les pluies ont transformé les chemins en torrents de boue.

A la file indienne - c’est le cas de le dire - nous descendons à travers tout, en direction d’une route hypothétique. En marchant, je songe que la vie est vraiment pleine d’imprévu : ce matin, j’embarque dans un train, tout ce qu’il y a de plus civilisé, pour un parcours en principe sans histoire, et quelques heures plus tard, je me retrouve en pleine forêt, au milieu d’une caravane de vingt-cinq tamouls, sans aucune idée de l’endroit où nous sommes. Comme voyage-surprise, on ne fait pas mieux !

Comme chacun sait, la fortune sourit aux audacieux, et nous croisons donc une route après une demi-heure de marche. Il ne reste plus qu’à la suivre jusqu’au prochain village, qui apparaît rapidement, et à attendre le bus avec philosophie.

Les bus sont très nombreux en Inde du Sud, leur réseau est très dense et bien organisé. Malheureusement, ils ne sont guère plus rapides que les trains, et leurs amortisseurs doivent dater de l’époque coloniale. Qu’à cela ne tienne, le dixième qui passe va à Ootacamund, et j’y grimpe à la manière indienne, c’est-à-dire en comprimant vigoureusement tous les passagers qui se trouvent devant moi, en m’aidant des bras comme un catcheur et en écrasant une douzaine de pieds nus. Cette façon d’agir ferait, en Europe, l’objet de vives protestations, mais elle est, en Inde, le seul moyen de voyager en autobus aux heures de pointe.

J’obtiens ainsi le privilège d’être coincé pendant deux heures parmi une masse compacte d’Indiens et d’objets divers, de trembler presque autant que les ferrailles du véhicule à chaque lacet de la route, et d’écouter avec inquiétude le râle du moteur. Mais que sont deux heures de bus, lorsqu’on a décidé de faire le tour de l’Inde ?

 Ootacamund

« Ooty » est une assez grande ville dont les bâtiments disparates sont jetés, sans ordre, dans une cuvette montagneuse de 2 050 mètres d’altitude, au milieu des plantations de thé. Les Anglais, qui l’ont fondée, venaient y chercher un peu d’air frais pendant les étés torrides. Aujourd’hui, les familles indiennes aisées ont pris le relais et l’envahissent à partir du mois d’avril. Mais nous sommes en hiver, les grands hôtels sont vides, et il ne fait pas chaud, du tout. A l’entrée de la ville, je découvre la petite gare terminus, couverte d’herbe rase, où quelques poneys gambadent en liberté. Inutile de dire que le train n’est pas encore arrivé !

Il ne me reste plus qu’à visiter cette étrange ville, à apprécier son atmosphère presque tibétaine, à me perdre dans un marché extraordinairement pittoresque, à parcourir le Jardin Botanique planté par les Anglais, à dénicher dans la montagne un village d’aborigènes Todas, à acheter de l’essence d’eucalyptus... et à avoir une pensée émue pour les voyageurs, toujours bloqués dans le petit train des Nilgiris.


Source : Le Rail, janvier 1987