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Les origines des chemins de fer en Lorraine Belge (II)

P. Pastiels.

mercredi 23 juillet 2014, par rixke

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La compagnie du chemin de fer de Virton

 La fièvre ferroviaire gagne la Gaume

La ligne « Bruxelles-Arlon » fut exploitée sur toute sa longueur dès 1858, Luxembourg étant atteint l’année suivante. Le tracé de cette ligne à vocation internationale avait été conçu le plus économiquement possible (pas de tunnels, peu d’ouvrages d’art importants) et en évitant singulièrement de nombreuses localités ardennaises ou gaumaises. Le rail délaissait ainsi la ville de Virton. Mais, peu à peu, les intérêts locaux s’éveillèrent et la fièvre ferroviaire gagna les édiles communaux.

Gare de Virton-Saint-Mard

Déjà, au cours de l’année 1857, le sieur Félix Martha (avocat à Charleroi) et consorts soumirent au ministère des Travaux publics un projet et une demande en concession d’un chemin de fer destiné à relier directement, par la vallée du Ton, la ville d’Arlon à celle de Montmédy (France) via Châtillon, St-Léger, Ethe, Virton, St-Mard, Dampicourt, Harnoncourt et Lamorteau. Cette demande n’eut pas de suites immédiates [1] [2].

Par après, en 1863, M. Bouvier (1816/1885) - représentant libéral de l’arrondissement de Virton - adressa au département des Travaux publics une nouvelle demande de concession du chemin de fer de Virton. De plus, chaque année, à l’occasion de la discussion du budget de ce département à la Chambre des représentants, il engagea le Gouvernement à favoriser la construction de ce chemin de fer, mais en vain.

Virton St-Mard - Garage des Machines.

Régulièrement, MM. Bouvier et Thonissen se plaignaient de l’abandon dans lequel on laissait les provinces du Luxembourg et du Limbourg. Ils réclamaient vivement le rattachement respectif des villes de Virton et de Maeseyck - derniers chefs-lieux d’arrondissement dédaignés par le rail - au réseau ferré national...

Virton

Le ministre des Finances Frère-Orban (1812/1896) déposa finalement à la Chambre des représentants, en 1866, un projet de loi autorisant le Gouvernement à concéder les chemins de fer de Virton et de Maeseyck avec - fait assez exceptionnel ! - garantie d’un minimum d’intérêt afin d’attirer les concessionnaires éventuels. L’article premier de ce projet de loi était le suivant :

« Le Gouvernement est autorisé à concéder :

  1. Un chemin de fer de Hasselt à Maeseyck, avec prolongement éventuel vers la ligne néerlandaise de Venloo à Maestricht ;
  2. Un chemin de fer se détachant de la ligne de Namur à Arlon, à ou vers Marbehan, et se dirigeant vers la frontière française en passant par ou près de la ville de Virton. »

 Les rivalités locales

Malgré les vives réclamations de la Chambre de commerce du Luxembourg, du Conseil communal d’Arlon et de nombreuses communes quant à la direction choisie pour le tracé, la Chambre des représentants vota, le 09 mai 1866, le projet tel qu’il avait été présenté par le Gouvernement, par 73 voix et une abstention.

Pourtant, suite aux nombreuses pétitions adressées au Gouvernement par les conseils communaux intéressés, le Sénat discuta et adopta un amendement visant à supprimer Marbehan comme point obligé et à faire passer le chemin de fer à Virton même. Finalement, la loi du 1er décembre 1866 autorisa notamment la concession, avec garantie d’un minimum d’intérêt de 275 000 F l’an, d’un chemin de fer reliant la ville de Virton au réseau ferré national.

Suite à cette loi, le Gouvernement fut saisi par deux demandes de concession du chemin de fer de Virton :

  • Le premier projet émanait d’une société anglo-française « De Reiset et Benat ». Le mémoire, publié par le secrétaire de la Chambre de commerce d’Arlon, D. Hanus, proposait le tracé fort séduisant « Habay - Etalle - St-Léger - Ethe - Virton - Montmédy ».
  • Le second projet, inspiré du projet Martha et appuyé par les conseils communaux de Meix-devant-Virton et de Villers-la-Loue, préconisait initialement le tracé « Marbehan - Meix-devant-Virton - Dampicourt - Montmédy » modifié ensuite par « Ethe - Virton ».

 Enfin concédé !

L’Arrêté royal du 05 novembre 1868 octroya finalement à l’entrepreneur Justin Thevenet de Mont-sur-Marchienne la concession du chemin de fer de Virton, sur base du second projet. La ligne devait être établie à simple voie (rails de 34 kg/m), les ouvrages d’art étant construits pour deux voies. Le Gouvernement avait la faculté de racheter la concession après l’expiration des quinze premières années d’exploitation.

Une société anonyme « La Compagnie du chemin de fer de Virton » fut constituée ensuite, le siège se trouvant à Tournai, 17 quai de l’Arsenal. Les administrateurs étaient MM. Nicolas Parent-Pêcher (directeur de la Banque de Tournai), A. Leschevin (avocat et conseiller provincial à Tournai), L. Parez (propriétaire à Ath), J. Thevenet (entrepreneur), A. Parent (négociant à Marchienne-au-Pont) ; MM. Félix Martha, Charles Fontaine-Delaveleye, L. Vanderspiet agissaient comme commissaires.

 Simon Philippart réapparait

Le président du Conseil d’administration, Nicolas Parent-Pêcher (1827/1880), avait des relations familiales et d’affaires très étroites avec Simon Philippart (1826/1900) : ils avaient épousé respectivement Pauline (1835/1922) et Marie Pécher (1832/1929), filles de Joseph Pécher (1793/1868) (brasseur à Jemappes). Derrière « La Compagnie du chemin de fer de Virton » se profilait donc l’ambitieuse « Compagnie des chemins de fer des Bassins houillers du Hainaut » dont l’objet social était la construction et la mise en exploitation de voies ferrées en Belgique et en France !

La « Compagnie du chemin de fer de Virton » ne montra guère d’empressement à construire la ligne, un différend subsistant quant à son tracé définitif. En effet, dès 1870, il existait un projet d’une liaison ferroviaire entre Athus et Charleroi via Virton, projet sollicité par de puissants intérêts financiers se rattachant au groupe Philippart... ! Le tracé longitudinal de la deuxième section (Ste-Marie - Virton) ne fut approuvé par le Gouvernement qu’en 1872. D’autre part, les expropriations ou rachats de terrains furent plus lents que prévus : ils ne débutèrent qu’en mai 1870 sur le territoire des communes de Villers et de Rulles. M. Bouvier interpella fréquemment le ministre des Travaux publics à la Chambre, réclamant la déchéance de la concession.

 Une grande première belge : un train électoral !

Finalement, l’achèvement du chemin de fer de Virton fut, pour l’arrondissement de Virton, l’enjeu principal des élections législatives du 11 juin 1872 ! Ce jour là, un train spécial - convoi unique dans les annales politiques ! - transporta gratuitement les électeurs, sur présentation du bulletin de convocation, de Marbehan à Laclaireau et ce, malgré les avertissements pessimistes de la presse libérale soutenue par M. Bouvier. Depuis Laclaireau, des voitures attelées acheminèrent les électeurs jusqu’au bureau électoral de Virton. L’attrait de ce nouveau mode de transport dut influencer le score électoral : M. Bouvier fut renversé au profit du Comte Albert de Briey, candidat catholique de l’arrondissement de Virton.

Les travaux d’achèvement de la section « Marbehan - Virton » se poursuivirent durant l’été et l’automne 1872. L’inauguration effective dudit tronçon eut lieu le samedi 09 novembre 1872 dans la liesse presque... générale : aucun membre de l’administration communale n’étant présent ni parmi les invités, ni parmi les curieux ! [3]. Néanmoins, l’exploitation commerciale de la ligne fut retardée, des travaux de parachèvement s’avérant encore toujours nécessaires... ! Enfin, un arrêté ministériel autorisa l’exploitation de la ligne au transport des marchandises à partir du 21 avril 1873, le service « voyageurs et bagages » ne débutant que le 28 mai 1873.

 Les travaux se poursuivent avec lenteur

La réalisation de la section « Virton -Montmédy » du chemin de fer de Virton prit un retard considérable. Les travaux allaient connaître un long temps d’arrêt, entre 1873 et 1878 pour de multiples raisons. Les levés de terrains furent d’abord retardés par la guerre franco-prussienne de 1870-1871. Un avant-projet du tracé du tronçon « Ecouviez - Montmédy » ne fut présenté qu’en 1872 par M. N. Parent-Pêcher. Ce dernier conclut aussi avec les préfets des départements des Ardennes et de la Meuse, des conventions en vue de poursuivre la ligne bien au-delà de Montmédy. Il était ainsi prévu de construire une ligne d’intérêt local de Montmédy vers Baulny ou Varennes. De Baulny, une ligne départementale devait pousser jusqu’à St-Dizier ; une autre devait être lancée de Longuyon vers Pagny-sur-Meuse. Enfin, un embranchement devait se détacher de la ligne de Baulny à St-Dizier dans la direction de Buzancy... [4]. Une loi française du 17 juin 1873 déclara finalement d’utilité publique et concéda le chemin de fer de Montmédy à la frontière belge vers Virton. Enfin, une décision ministérielle de 1877 approuva le tracé définitif et le projet des terrassements dudit chemin de fer.

Halanzy

Les travaux se poursuivirent donc lentement. La « Banque de Belgique », la « Compagnie des chemins de fer des Bassins houillers du Hainaut » connurent peu à peu de grosses difficultés, à partir de 1871 jusqu’à la faillite du groupe Philippart en 1876. La rentabilité de la ligne « Marbehan - Virton » était déjà fort médiocre, les recettes d’exploitation n’excédant pas les dépenses. D’autre part, les relations entre l’administration des chemins de fer de l’Etat et la Compagnie de Virton ne furent jamais sereines [5]. Les nombreuses difficultés que l’Etat avait rencontrées avec la Compagnie des Bassins houillers, notamment lors de la construction des sections « Athus - Signeulx » et « Signeulx - St-Mard » de la ligne « Athus - Meuse », expliquèrent sans doute la méfiance avec laquelle il considérait la « Compagnie du chemin de fer de Virton », dernière survivante du groupe. Des problèmes surgirent ainsi lorsqu’il fallut raccorder la ligne « Marbehan - Virton » à celle d’Athus, à St-Mard, afin de poursuivre les travaux et d’acheminer le matériel de construction vers Harnoncourt et Lamorteau. Malgré un Arrêté royal de 1878 décrétant l’établissement d’une gare commune sur le territoire de St-Mard, l’Etat fit la sourde oreille. L’administrateur N. Parent-Pêcher fit remettre par voie d’huissier une note de protestation au ministre des Travaux publics, le 07 octobre 1879 : ce qui débloqua quelque peu la situation mais les travaux n’en furent pas accélérés pour autant !

 Le reprise de la concession par l’Etat Belge

Finalement, la « Compagnie du chemin de fer de Virton » se tourna une nouvelle fois vers le Gouvernement en vue du rachat de la concession, dès l’exploitation de la ligne sur toute son étendue. Le Roi Léopold II signa le 26 août 1880 la loi autorisant le rachat des concessions du chemin de fer de Virton et de celui de Lierre à Turnhout. Une convention de rachat fut ensuite conclue entre la Compagnie et l’Etat. Elle stipulait notamment l’achèvement des travaux de construction de la section « Virton - Lamorteau » pour le 1er octobre 1880 au plus tard... !

Virton-Saint-Mard

L’Etat dut évidemment se substituer aux concessionnaires défaillants afin d’achever promptement les travaux et permettre ainsi l’exploitation de la section « Virton - Lamorteau » au service « voyageurs » à partir du 15 mars 1881. L’Etat belge reprit donc à cette date l’exploitation complète de la ligne « Marbehan - Virton - Lamorteau (frontière) », longue de 32 km 733, pour la somme totale de 7 225 102 F. Le tronçon « Montmédy - Ecouviez (frontière) » ne fut ouvert que le 1er avril 1881. L’administration des chemins de fer de l’Etat belge s’activa à parachever sérieusement et à équiper la ligne, de telle sorte qu’une augmentation sensible du trafic se manifesta rapidement.


Source : Le Rail, août 1987


[1F. Martha et Cie - « Projet de chemin de fer... », (Fleurus 1857)

[2P. Pastiels - « En Gaume ferroviaire », Le Rail (n° 169 - 09/1970)

[3Voix du Luxembourg, (n° 11/12-11/1872)

[4Voix du Luxembourg, (n° 14/15 -10/1872)

[5M. Hennequin - « Le premier chemin de fer en Gaume », Annales de l’Institut archéologique du Luxembourg (Arlon, T CIII et CIV - 1972/1973)

[6« L’Athus - Charleroi et la reprise du Grand-Luxembourg » - Lettres à M. Malou (Arlon, 1872)

[7E. Tandel - « Les Communes luxembourgeoises » (Arlon, T I p 480 et s./p 669 et s. - 1889)

[8Tronçon appartenant à la ligne « Namur-Dinant »