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Chemin de fer et cinéma (VII)

J. Delmelle.

mercredi 24 décembre 2014, par rixke

Nous avons retracé, dans ses grandes lignes, le scénario de Destination San Remo, une œuvre où le train joue un rôle qui, bien qu’accessoire, est très important. Centré sur le festival qui se déroule régulièrement sur la Riviera italienne, ce film a lancé plusieurs chansons nouvelles dont Piove — ou Ciao, Ciao, Bambina — et Io Sono il Vento — ou L’Orage — qui, passant de lèvres en lèvres, sont parties à la conquête du monde. On pourrait, à ce propos, ouvrir une parenthèse et parler longuement du merveilleux tremplin qu’offre le spectacle cinématographique à la chanson qui, grâce à lui, obtient aisément l’audience du grand public. Cette audience, évidemment, est passagère, un succès en éclipsant un autre. Il n’est pas inutile de rappeler ici, par ailleurs, que l’industrie du disque a été puissamment stimulée par l’engouement des foules pour le septième art qui, indirectement, se trouve être à l’origine de l’internationalisation de la chanson, d’une chanson qui, bien entendu, s’inspire quelquefois du monde ou du fait ferroviaire. Nous pensons, notamment, à Le p’tit Train s’en va dans la Campagne, qui a connu le sort de toutes les chansons devenues rengaines, ainsi qu’à certains gospels de Robert Ballinger parmi lesquels The little black Train — ou Le petit Train noir — et Train of Love, chanson de Paul Anka.

Extrait du film « On ne réveille pas les morts ».

La musique, dans la plupart des films qui sont projetés sur nos écrans, ne joue — nous l’avons fait remarquer — qu’un rôle secondaire. Il est rare que sa part soit créatrice comme, par exemple, dans Pacific 231 de Jean Mitry, une œuvre véritablement basée sur la musique et devant, à celle-ci, signée par le compositeur franco-suisse Arthur Honegger, le meilleur de sa célébrité. La musique d’Honegger, qui avait déjà servi partiellement à l’illustration sonore de La Roue d’Abel Gance, est d’une rare qualité descriptive. A son sujet, dans ses Chants et Chantres du Rail [12], Roger Gillard écrivait : « Mais de ces bruits, de ces lumières, mais de cette géante symphonie (celle du monde ferroviaire), ne fera-t-on que des images et des mots ? Ces ronflements de machine, ces crépitements de fer et de feu, ces battements d’un cœur multiple, cyclopéen, tous ces sons jetés dans l’éther sont-ils perdus à jamais ? Quelqu’un, plutôt, ne va-t-il pas les recueillir, les assembler, les ordonner ? Quelqu’un n’en fera-t-il pas un prodigieux bouquet, une musique formidable, un chant, un hymne, une page de plus à la gloire du rail ? « Pacific 231 » d’Arthur Honegger vaut, à lui seul, une réponse. Œuvre admirable, tragique, d’un lyrisme saisissant, et qui confirme, une fois encore, le rôle magistral des chemins de fer dans le merveilleux domaine des arts... La musique ferroviaire, à son tour, vient d’entrer dans l’histoire des hommes. »

La musique est une chose et le cinéma en est une autre. Le film de Jean Mitry les associe intimement en développant, sur la musique d’Honegger, un contrepoint visuel et une heureuse transposition. Des instruments — ou des parties de ceux-ci — montrent, sur l’écran, de curieuses ressemblances avec des éléments de la machine et avec la voie : tambour assimilé au fanal, pistons des bugles évoquant ceux des cylindres, cordes rappelant les rails, etc.

Pacific 231 est, tout ensemble, une réussite et un cas d’espèce. Il n’y a pas à en dégager une formule ou une solution susceptible d’être appliquée indifféremment à tous les films à caractéristique ferroviaire plus ou moins accusée. Chacun de ces films doit être, en quelque sorte, une exception et non un décalque ou un plagiat plus ou moins camouflé de quelque autre œuvre dont, en particulier, celle née de l’étroite collaboration de Jean Mitry avec Arthur Honegger, ou de l’intelligente sujétion du premier au second.

Pacific 231 est une exception et il est permis de regretter l’absence d’autres exceptions aussi brillantes et aussi uniques. Les possibilités musicales du rail au cinéma n’ont pas encore été suffisamment explorées et il est permis de le regretter.

 VII. Le passé, le présent, l’avenir.

Le spectacle cinématographique a moins de trois-quarts de siècle d’ancienneté. Depuis L’Arroseur arrosé et L’Arrivée d’un Train des frères Lumière, combien n’a-t-on pas tourné de films de tous genres, narratifs, expérimentaux, documentaires, etc. ! Quantité de pays européens et d’outre-mer ont enrichi et ne cessent d’enrichir la somme considérable de ces productions : la France, dont l’école cinématographique mérite sans doute la première place dans le panorama chronologique de l’évolution du septième art ; l’Italie, qui participa de bonne heure au mouvement et dont les réalisateurs découvrirent l’effet cinématographique des déplacements de foules ; les Etats-Unis, où Porter réalisa la première « story picture » et où la fondation d’Hollywood bouleversa tout l’édifice de production du vieux continent ; l’Allemagne, qui n’a réellement participé à la création filmique qu’au lendemain de la première guerre mondiale ; l’U.R.S.S. où l’histoire de l’art cinématographique est dominée par quelques puissantes personnalités ; la Grande-Bretagne, dont le cinéma n’a affirmé une originalité marquée que vers 1930 ; les pays Scandinaves, où il n’y a pas eu d’école à proprement parler mais quelques figures originales ; l’Espagne, l’Autriche, la Hongrie, la Tchécoslovaquie et — outre quelques autres pays occidentaux dont la Suisse, la Hollande et la Belgique (où les cinéastes les plus représentatifs d’hier ou d’aujourd’hui se nomment Charles De Keukelaire, Henri Storck, André Cauvin, Paul Haesaerts, Emile Degelin, Paul Meyer, Lucien Deroisy et, parmi d’autres, André Cavens, auteur de II y a un Train toutes les Heures) — l’Egypte, le Japon, la Chine, les Indes, le Brésil, le Mexique et l’Argentine. Toutefois, nous sommes très mal renseignés, en Europe, quant aux efforts réalisés dans ces quelques derniers et lointains pays.

Extrait du film « Destination San Remo ».

Des milliers et des dizaines de milliers de films ont défilé sur les écrans depuis la fin du XIXe siècle mais nulle, cinémathèque au monde ne peut s’enorgueillir de posséder une copie de chacun d’entre eux. Dans cette invraisemblable accumulation de pellicule, combien y a-t-il de bandes consacrées principalement ou accessoirement au rail ou dans lesquelles s’insèrent une ou plusieurs vues ferroviaires ? Nous avons commenté ou seulement mentionné, dans les différents chapitres qu’on a pu lire et qui n’ont nullement la prétention d’épuiser un sujet très vaste, quelques dizaines d’œuvres semblables mais il ne s’agit là, bien entendu, que d’une petite partie de toutes celles où le chemin de fer intervient d’une façon ou d’une autre. Nous le répétons : il y en a beaucoup d’autres à côté de celles-là quelquefois prises ici, en quelque sorte, à titre exemplatif ou indicatif. Il y en a beaucoup d’autres : Un Homme est passé (avec Spencer Tracy), Le Voyage, Le Train du dernier Retour, Rapide de Nuit, Espionnage à Tokyo, La Cuisine au Beurre, etc., etc.

Les mérites de tous ces films ne sont évidemment pas égaux mais nombre d’entre eux ont un mérite au moins, celui de tenter de rejoindre et de rejoindre effectivement, au-delà et par le truchement de la fiction, certains aspects de la vie du rail et, partant, de la vie tout court car, il y a lieu de s’en souvenir, le chemin de fer participe étroitement, depuis plus de cent vingt-cinq ans, à l’existence des hommes. Elle l’influence et, dans une mesure importante, régit et conditionne son fonctionnement social, voire individuel. L’activité industrielle et commerciale de nos villes est tributaire du rail, et la chose a trouvé, dans le cinéma, un illustrateur ou un témoin convaincant. Une scène du Rapide de Nuit de Marcel Blisthcne, tournée dans la gare parisienne de Saint-Lazare, est, à cet égard, d’une discrète mais décisive éloquence. Elle montre l’arrivée du premier train des banlieusards, vers cinq heures du matin : « II s’agit de gens pressés, a dit le réalisateur [13], qui ont un rendez-vous, gui vont à leur travail... On voyait donc les voyageurs descendre des trains précipitamment, courir, se hâter vers la sortie... » Un spectacle identique se renouvelle, tous les jours ouvrables, dans toutes les gares urbaines de quelque importance. Le rail joue ainsi, dans l’existence de l’humanité, un rôle assez semblable à celui des artères et des veines charriant le sang qui doit irriguer et nourrir, des pieds à la tête, le corps de chaque individu.

A suivre.


Source : Le Rail, août 1965


[12Editions « Le Rail », Bruxelles, 1962.

[13Voir revue Les Annales de mars 1964.