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Paysages ferroviaires (IX)

J. Delmelle.

mercredi 20 mai 2015, par rixke

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IX. L’influence polarisante du rail

Vigoureux, prenant racine dans un autre siècle, le grand arbre ferroviaire étend ses longues branches dans toutes les directions. Il a produit, peu à peu, de beaux fruits, toujours plus nombreux. Des fruits dont les noyaux sont les gares, toutes les gares, celles dont il a été question auparavant et les autres, celles de marchandises, de formation et de triage, ainsi que les remises, les dépôts et les ateliers. Nous parlerons de ceux-ci et de celles-là dans notre prochain chapitre.

La fonction des gares dans l’évolution des milieux urbain et rural a été déterminante. Elles ont été des aimants dont le magnétisme a puissamment agi sur les populations. Elles ont attiré, retenu et polarisé, autour d’elles, une partie de l’activité humaine. Dans son essai sur les Chants et Chantres du Rail [1], Roger Gillard a fort bien esquissé la genèse du phénomène : A l’appel des chemins de fer, écrivait-il, les masses se mirent en branle. Des hameaux, soudain, éclosaient ; d’autres, que le rail avait délaissés — moins fortunés, ceux-là —, périclitaient, mouraient, disparaissaient. La géographie se trouva retournée, la toponymie houspillée. Chaque village eut à cœur de posséder son hôtel de la Gare, sa place de la Gare, son quartier de la Gare et sa rue de la Gare — même parfois celui qui n’avait pas de gare. L’on verra la kermesse du quartier de la Gare, le marché de la place de la Gare. Plus tard, quand toutes ces locutions seront ancrées dans les mœurs, comme on disait jadis « ceux du Haut », « ceux du Bas », on parlera de « ceux de la Gare » en opposition avec « ceux de l’Eglise ». Le clocher a perdu sa valeur symbolique multiséculaire. Le village est décentré... L’esprit de clocher vit ses dernières heures. La ville, aussi, se trouva bouleversée. Au début, les gares n’y furent admises qu’avec une extrême réserve. On les rejeta à la périphérie, quelquefois même à bonne distance des maisons, comme des indésirables. Mais le miracle, une fois encore, s’opère. La province afflue vers les cités, les « no man’s lands » se hérissent d’habitations ouvrières, de magasins, de ponts ; bientôt, la ville rattrape la gare. Cependant, le « rush » continue. Car les chemins de fer ont décuplé le potentiel des agglomérations qu’ils desservent ; des usines, des fabriques, de nouveaux commerces s’installent. Et la ville s’étire, déborde, submerge le rail, rejoint la brande, la recule : la route de fer a créé la banlieue.

A Bruxelles, la gare de l’Allée-Verte favorise la progression de Laeken et de Molenbeek-Saint-Jean. Edifiée en 1839 à la lisière d’Helmet et de Monplaisir, à l’extrémité de la rue du Lion (qui, alors, rejoignait les terrains où devait être tracée la rue Anatole-France), la gare de Schaerbeek provoque, peu à peu, l’extension du faubourg. La gare des Bogards agit sur la morphologie interne de la capitale. Sa disparition décide, notamment, du percement de la rue du Midi.

La gare de Bruxelles-Ouest, de son côté, donne naissance à de nouveaux quartiers. Ixelles profite de la création de la gare du Quartier Léopold en 1855. Les terrains situés à proximité des nouvelles gares sont mis en valeur. L’établissement d’une voirie régulièrement raccordée à la ville est possible à présent. Les communes d’Anderlecht et de Saint-Gilles sont aidées, dans leur croissance, par l’installation de la nouvelle gare du Midi, en 1869. Elles entament, dès lors, leur décisive et définitive transformation en faubourgs urbains. Le chemin de fer de la petite ceinture répartit, à l’est, divers points de cristallisation. La gare du Nord accélère l’extension de Schaerbeek et suscite l’apparition, entre cette dernière commune et la ville, de quartiers nouveaux. Grâce au chemin de fer et, aussi, aux tramways vicinaux et urbains, la capitale pousse ses tentacules dans toutes les directions. Des communes relativement éloignées subissent, à distance, les effets du dynamisme bruxellois. Tel est le cas, notamment, pour Vilvorde, Hal et, dans une mesure moindre, pour Waterloo, Wemmel, Scheut, Moortebeek, etc. Depuis cent ans, écrivait Louis Verniers en 1932 [2], l’agglomération bruxelloise s’est largement développée et embellie. La vieille cité, littéralement métamorphosée par l’afflux de la population et les moyens de transport de plus en plus perfectionnés, dut renverser son antique enceinte murale et se répandre dans les prés et les champs qui l’entouraient, transformant les minuscules villages de sa banlieue en une ville nouvelle.

Cette citation ainsi que ce que nous venons d’écrire mériteraient d’être largement illustrés par quelques exemples bien précis. Contentons-nous d’un seul, celui que nous offre la gare du Nord. Le rail ayant transporté 3 millions de voyageurs de 1835 à 1838, des capitalistes s’empressent d’acheter tous les terrains disponibles situés entre le Botanique (le Jardin a été créé en 1796 et les serres construites en 1826 par Gineste) et les faubourgs de Schaerbeek et de Laeken. Le 21 juin 1839, le notaire Eliat, le négociant Piérard, l’architecte Coppens (qui dressera les plans de la gare du Nord), les frères Névraumont et d’autres propriétaires doublés de spéculateurs avisés introduisent, auprès du Conseil communal de Saint-Josse-ten-Noode et des autres communes intéressées, des demandes visant à ouvrir des rues nouvelles aux environs du chemin de fer de l’Allée Verte, particulièrement entre la chaussée d’Anvers et le bas du Jardin botanique. L’administration communale de Saint-Josse se met en rapport avec les autorités gouvernementales. Le 15 juillet, un arrêté royal — à l’étude depuis plusieurs mois déjà et dont certains connaissaient la teneur bien avant sa publication — décrète l’expropriation de 7 hectares de terrains. Ces 7 hectares de prairies et de cultures maraîchères seront cédés à l’Etat pour la coquette somme de 400.000 francs-or. L’arrêté royal en question décide, en outre, l’édification d’une gare nouvelle et l’urbanisation de ses abords. Deux ans se passent ensuite en palabres, élaboration de plans et travaux préliminaires. Entre-temps, le 3 juillet 1840, soit plus d’un an avant la pose de la première pierre de la première gare du Nord, désireux de donner un aspect homogène et monumental aux bâtiments devant entourer le quadrilatère qui précédera la gare (cette place s’appellera d’abord de Locquenghien, puis des Nations et, enfin, Charles-Rogier), le Conseil communal de Saint-Josse arrête les conditions auxquelles les bâtisseurs devront se soumettre. « Ce souci se retrouve en diverses circonstances, écrit Yvonne du Jacquier, l’actuelle archiviste communale de Saint-Josse [3], notamment lorsqu’un nommé Van Buggenhout sollicita l’autorisation d’installer une baraque à pains d’épice au pied du Jardin botanique. Le Conseil rejeta cette requête, ne voulant pas nuire au caractère que l’Etat donnait à la nouvelle station. Par contre, des autorisations temporaires furent accordées à des organisateurs de spectacles. Les décisions prises en cette matière n’allaient pas sans discussions, sans hésitations. Alors tout comme aujourd’hui, les autorités locales oscillaient entre la crainte de déparer la place et celle de la priver de vie, de mouvement... »

Revenons quelque peu en arrière. Le 27 septembre 1841, la première pierre de la gare du Nord — aujourd’hui disparue — est posée. Le chantier occupe l’emplacement de l’ancienne Maison des Pestiférés, construite extra-muros en 1618 et qui, abandonnée au XVIIIe siècle, s’était effondrée. Il s’étend au milieu des orties, de la chélidoine, de la ficaire, la cardamine, la primevère, les épinards, les navets et les poireaux. Ici et là, il y a une construction. Au long d’un sentier, un cabaret se situe à l’enseigne de L’Enfer. On y sert du genièvre et du faro. Plus loin, il y a plusieurs fermettes. Quelques auberges assez confortables se dressent dans les environs de la chaussée d’Anvers, rues du Peuple, des Chanteurs et de l’Harmonie. En 1841, alors que les travaux préliminaires de terrassement sont entrepris, on commence l’aménagement de la place et, pour ce faire, on empiète de 47 ares sur le Jardin botanique. Sur le pourtour de la place, on plante des peupliers d’Italie. On entame bientôt, selon le plan mis au point par le département des Travaux publics de l’Etat, le percement des rues de Brabant, du Progrès, du Marché, des Croisades, Zérézo, des Plantes, Névraumont et Saint-Lazare.


Source : Le Rail, avril 1964


[1Editions Le Rail. Voir chapitre IV.

[2Dans la revue du Touring Club de Belgique du 15 juillet 1932.

[3Saint-Josse-ten-Noode au XIXe siècle, chez l’auteur, 1960.