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Paysages ferroviaires (XI)

J. Delmelle.

mercredi 3 juin 2015, par rixke

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XI. Miscellanées ferroviaires

Le rail a transformé la terre et introduit, dans le paysage, des éléments de toute nature. Au long des pages qui précèdent, nous avons multiplié les exemples illustrant le changement qu’il a provoqué. Pointant également à la surface du sol, d’autres détails pourraient encore être notés.

Le chemin de fer a maintenant plus de 125 ans d’existence. L’essentiel de son histoire se trouve moins dans les archives et les statistiques que sur le terrain : la voie, tout ce qui la supporte et la surplombe, tout ce qui l’entoure, tout ce qui en procède et en dérive.

L’essentiel de l’histoire ferroviaire est donc constitué par des faits de surface, des choses visibles et tangibles qui sont de tous ordres et de toute importance. L’une de ces choses marque le point de départ théorique de toutes les autres : il s’agit de la colonne milliaire inaugurée le 5 mai 1835, à Malines, par le ministre de Theux.

Marquant l’origine du premier kilomètre et le centre du réseau dont la construction avait été décidée, ce monument commémorant le voyage de notre premier train subsiste toujours, non pas à son emplacement primitif mais à l’entrée de la nouvelle gare de Malines. Erigé en 1835, comme nous l’avons rappelé, ce mémorial a été déplacé une première fois en 1878, lors de l’édification de la première gare monumentale de Malines, et une deuxième fois en 1893, après la reconstruction de celle-ci, détruite par un incendie.

La colonne milliaire de Malines ne mérite pas la qualification d’œuvre d’art que revendiquent, à juste titre, maintes sculptures décorant ou ayant décoré certaines gares. Ainsi en est-il, notamment, des quatre statues qui surmontaient le portique de l’ancienne gare de Bruxelles-Midi. Elles symbolisent les chemins de fer, les postes, les télégraphes et les canaux et ont trouvé une heureuse retraite à Nivelles, dans le cadre rénové du vieux parc de la Dodaine.

Bien des sculpteurs ont travaillé pour le chemin de fer et nous avons eu l’occasion, déjà, de citer les noms de quelques-uns d’entre eux. Les quatre statues de Nivelles, datant de l’époque romantique de la vapeur, sont l’œuvre de l’Anversois Joseph-Jacob Ducaju (1823-1891), ancien élève de Joseph Geefs à l’Académie d’Anvers et deuxième prix de Rome en 1846. C’est en 1882 que ses quatre statues furent hissées sur le pinacle du porche de la gare du Midi. La figure allégorique des chemins de fer représente une grande jeune femme, vigoureuse et résolue, grave, un peu soucieuse, tenant contre son sein une locomotive de format réduit. Le corps drapé de la déesse du rail est strié de traces de pluie, mais la pierre n’a guère été entamée par les intempéries et, sur l’écran de verdure du parc de la Dodaine, silhouette une forme puissante, épique et gracieuse continuant à porter témoignage de la confiance de nos ancêtres en l’avenir de la « route de fer ».

Les témoignages jalonnant l’histoire du rail sont aussi divers que multiples. L’un des plus inattendus n’est-il pas ce qui subsiste du canal des Ardennes destiné, dans l’esprit de ses promoteurs, à relier la Meuse au Rhin en utilisant l’Ourthe et la Sûre ? Commencés en 1827, donc bien avant l’introduction du chemin de fer, les travaux de terrassement devaient être poursuivis par la Compagnie ferroviaire du Grand Luxembourg, obligée de les exécuter par arrêté royal du 18 juin 1846 mais exonérée plus tard de cette obligation par convention signée le 27 janvier 1862 avec l’Etat belge et approuvée par arrêté royal du 6 mars 1863. Toutefois, au cas où la décision de reprendre les travaux serait intervenue, le Grand Luxembourg aurait pu faire valoir son droit de préférence pour l’octroi d’une nouvelle concession.

L’affaire du canal des Ardennes, dans laquelle une compagnie de chemin de fer privée a donc été engagée, n’a pas manqué de retenir l’intérêt de quelques chercheurs parmi lesquels le regretté docteur L. Thiry, de Dieupart, près d’Aywaille. Dans une étude intitulée Frabenelux - Le Canal des Ardennes [1], celui-ci écrivait : Tel qu’il se présente actuellement (réserve faite pour l’envasement qui se poursuit depuis que l’Etat, après la guerre de 1914-1918, s’est désintéressé de l’entretien de la voie d’eau), le canal de l’Ourthe offre un mouillage maximum de 1 m 20, obtenu au moyen de onze barrages fixes en rivière ; quatre servent à l’alimentation d’usines ; les sept autres ont été établis par la Compagnie du Luxembourg, entre 1854 et 1857. Les chemins de halage ont généralement quatre mètres de largeur et passent d’une rive à l’autre ; des bacs passe-cheval avaient été établis en Lhoneux et La Gombe. Les droits de navigation, déjà réduits en 1863, avaient été abaissés à 0 fr 0075 par arrêté royal du 27 mai 1876, calculés par tonne chargée et par kilomètre. Ils étaient, en dernier lieu, perçus par trois bureaux, situés à Esneux, Tilff et Angleur...

On a donc assisté à cette chose assez extraordinaire à première vue : le chemin de fer s’atteler à la construction d’une voie navigable [2] ! A première vue. oui, car le rail, le temps aidant, a été amené à coopérer avec d’autres moyens de transport, à faire appel à leur aide et, même, à en adopter certains dans le but d’augmenter l’étendue et l’efficacité de ses services. A la base même d’une civilisation où les hommes collaborent, faisait remarquer Jacques Biebuyck [3], voici la route, toutes les routes, tous les moyens de transport...

Le rail, bien entendu, a d’abord collaboré avec... lui-même. Au chapitre le plus important de cette collaboration, on le voit prendre, comme allié, comme partenaire, comme auxiliaire, le tramway vicinal.

Vers 1885, écrivait O. Petitjean [4], une loi a créé la Société nationale des Chemins de fer vicinaux. Ceux-ci étaient destinés à assurer, en règle générale le long des routes, le transport des voyageurs et des marchandises, dans les régions où l’établissement des lignes à grande section était contre-indiqué.

Les premiers convois vicinaux étaient remorqués par des machines à vapeur dont quelques rares exemplaires sont encore en service actuellement, notamment sur la ligne de Poulseur à Sprimont pour la traction de trains transportant, vers la gare de la S.N.C.B., des pierres de carrière destinées à la construction des digues hollandaises du plan Delta. Tous les plus de quarante ans se souviennent de ces massives motrices à vapeur inséparables, pour leurs aînés, du souvenir de la prétendue « belle époque ». Lucien Cailloux évoquait, il y a quelques années, Le Vicinal en Ardenne [5]. Il écrivait : Il longe des grand-routes, escalade les collines, gravit les coteaux, dévale les pentes, parcourt les hauts plateaux. Le voici longeant une rivière capricieuse comme le sont toutes les rivières ardennaises, s’amusant à la traverser sur de petits ponts étroits ; le voilà apparaissant tout à coup au détour d’un chemin sortant de la profondeur d’un bois. Il lui arrive même de faire des fantaisies, d’aborder un parcours original, d’oser affronter une boucle un peu sérieuse, de se hisser sur une corniche abrupte. Et il trottine à travers champs et prairies, parmi bois et forêts, réveillant les villages de son signal ; il crée ainsi un peu d’agitation et de remue-ménage dans cette contrée endormie, en rapproche les habitants profondément enracinés à leur terre. Dans les petites villes coquettes d’Ardenne, il se mêle à la foule, au tintamarre de la circulation moderne, il apparaît, disparaît, débouche joyeusement dans les rues, revient parmi la cohue et secoue tout le monde. Légèrement secoué, un peu ballotté sur une étroite banquette, le voyageur semble jouir d’un plaisir spécial et nouveau : tous les paysages fugitifs, aperçus en vitesse au travers d’une vitre, lui laissent une impression exquise qui s’enveloppe d’irréalité. Et son imagination s’élance, court, s’envole tout comme la longue traînée blanche que laisse le convoi derrière lui...


Source : Le Rail, juin 1964


[1Les Cahiers ardennais, Spa, septembre 1956.

[2N’est-ce pas le lieu de rappeler, ici, que le chemin de fer a eu, pour ancêtres, outre la diligence et la malle-poste, les « trekschuyten », barges ou coches d’eau. Le premier service régulier de coches d’eau semble avoir été établi, tout au commencement du XVIIe siècle, entre Gand et Bruges. Il subsista jusque peu de temps après l’inauguration, en 1838, de la ligne de chemin de fer Gand-Bruges-Ostende. Ce pittoresque moyen de locomotion était lent mais offrait un confort et une sécurité que les diligences n’assuraient guère à leurs clients.

[3Dans la revue Présence de Bruxelles, numéro 22, printemps 1957.

[4Dans la revue du Touring Club de Belgique du 15 février 1935.

[5Dans Les Cahiers Ardennais, Spa, de février 1955.