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Les cheminots deviennent vendeurs

M. Jadot.

mercredi 2 septembre 2015, par rixke

1992, ce chiffre fétiche apparaît dans tous les médias.

Dans un numéro précédent, vous avez pu lire un article retraçant le cadre juridique et institutionnel qui a permis l’approbation de l’Acte unique.

Mais ce « Grand Marché » de 1992 suscite encore de nombreuses questions chez la plupart des cheminots. C’est pourquoi nous allons essayer de répondre simplement et concrètement aux questions suivantes :

  • Quelle sera l’influence du « Grand Marché » sur l’économie en général et sur le pouvoir d’achat des gens en particulier ?
  • Qu’est-ce qui changera sur le marché des transports ?
  • Quelles seront les conséquences pour la SNCB et pour les cheminots ?
  • Le « Grand Marché » n’est-il pas une fiction ?

 Influence du « grand marché » sur l’économie et sur le pouvoir d’achat

Le but de l’Acte unique est de créer un vaste marché intérieur européen de 321 millions d’habitants, c’est-à-dire un marché plus important que celui des Etats-Unis d’Amérique (240 millions d’habitants).

Ce « Grand Marché » fera de l’Europe une des plus grandes puissances économiques du monde avec près de 20 % de la production mondiale, soit un peu moins que les USA (24,3 %) mais près du double du Japon (11 %). La suppression des barrières douanières et réglementaires, ainsi que l’intégration des marchés, devraient rapporter à l’économie des Douze entre 7 et 11 000 milliards de francs belges sur une période de 5 à 7 ans.

Ce « Grand Marché » aurait aussi des conséquences sur [1] :

  • L’emploi (de 2 à 5 millions d’emplois créés) ;
  • Le pouvoir d’achat (baisse des prix à la consommation de l’ordre de 4,5 à 6,1 %) ;
  • Le déficit public (- 0,4 à - 2,2 % du PIB).

S’il est encore difficile de prédire comment se répartiront ces gains entre les différents pays membres de la Communauté et à fortiori entre les différents acteurs économiques au sein de chacun d’entre eux (Etat/particuliers/entreprises), il y aura un certain nombre de conséquences inéluctables pour la majorité des entreprises.

La concurrence sera plus vive

La suppression des barrières et l’intégration des marchés permettront à de nombreuses entreprises d’offrir leurs produits ou leurs services sur des marchés qui ne leur étaient pas accessibles jusque là. Le choix du client sera de plus en plus vaste, ce qui devrait pousser les prix à la baisse.

Le volume des échanges internationaux augmentera

En effet, les monopoles ou quasi-monopoles dont bénéficiaient certaines entreprises sur leur marché national seront supprimés par l’arrivée de producteurs d’autres pays de la Communauté.

Pour atteindre la taille européenne, de nombreuses entreprises passeront des accords avec d’autres partenaires

Cette concentration pourra aller de la simple prise de participation dans le capital d’autres sociétés, jusqu’à la fusion ou l’absorption de celles-ci.

 Ce qui changera sur le marché des transports

L’accroissement des échanges internationaux devrait stimuler le volume d’activité sur le marché des transports.

Mais la dérégulation du marché des transports pourrait aussi entraîner des modifications structurelles au sein de celui-ci. Ce pourrait être plus particulièrement le cas dans les pays qui bénéficient de tarifs routiers obligatoires où l’agressivité des transporteurs étrangers pourrait mettre à mal les quasi-monopoles dont bénéficient certains transporteurs.

Des pays comme la RFA voire la France devraient, par exemple, souffrir de la concurrence des transporteurs routiers hollandais ou des pays de l’Est.

En résumé, la compétition sur le marché des transports sera très importante parce que :

  • Les concurrents seront de plus en plus nombreux ;
  • Les entreprises, elles-mêmes pressées par leurs propres clients seront de plus en plus exigeantes vis-à-vis de leurs transporteurs.

Pour conserver sa position sur le marché, le transporteur devra offrir un excellent service à un prix très compétitif.

 Et la SNCB ?

Devant ce monde en mutation, il faudra s’adapter.

Le chemin de fer ne partira pas au combat sans atouts. Son implantation internationale et sa taille européenne sont des éléments positifs.

Mais la SNCB devra relever un certain nombre de défis.

Il faudra produire moins cher

La réduction des coûts et l’accroissement de la productivité resteront plus que jamais un impératif pour la SNCB, comme pour ses concurrents.

Il faudra produire « autrement »

La sidérurgie, qui nous procure encore la majorité de notre trafic s’orientera vers des produits plus sophistiqués, comme par exemple les tôles galvanisées pour l’industrie automobile. Mais on devrait assister à une véritable explosion dans certains secteurs d’activité comme l’industrie automobile, la chimie fine, ou le transport intermodal.

Pour conserver ou accroître notre volume de transport, nous devrons être présents dans ces secteurs porteurs. Il nous faudra offrir un produit qui corresponde aux besoins de ces clients, c’est-à-dire :

  • Des volumes unitaires plus réduits (en clair, moins de trains complets et plus de trafic diffus) ;
  • Une diversité plus grande dans les origines/destinations des transports ;
  • La possibilité d’atteindre des clients qui ne disposent pas d’embranchement particulier ;
  • Moins de contraintes administratives et réglementaires.

II faudra aussi aller vite, éviter les triages intermédiaires et adapter les plans de transport nationaux aux impératifs du trafic international.

Pour aller vite, au moindre coût, il faudra enfin « concentrer » le trafic sur les itinéraires les plus performants, ce qui devrait permettre de créer des trains rapides entre zones économiques européennes (par exemple Belgique - Marseille, Rotterdam - Milan, ou Londres - Munich).

Des produits de qualité

Ces performances, il ne faudra pas qu’elles se limitent à un slogan publicitaire, il faudra en « faire son ordinaire », les réaliser tous les jours. Notre objectif devra être le zéro défaut.

Des services complémentaires

Si la SNCB veut conserver ou accroître ses parts de marché, elle ne devra pas se limiter à un simple rôle de tractionnaire. Il faudra offrir des services complémentaires, qui apporteront une valeur ajoutée aux produits. Nous devrons pouvoir répondre tous les jours à des besoins ponctuels des plus variés comme :

  • Le client qui ne dispose pas de la place suffisante dans ses installations et qui veut stocker ses marchandises (gestion de stock/stockage sur wagons) ;
  • Le client qui veut livrer ses marchandises à une entreprise qui ne dispose pas de raccordement ferroviaire (FERCAM) ;
  • Le client désirant fournir ou recevoir des informations par des moyens électroniques pour réduire ses coûts et améliorer sa gestion (RailEasy).

Mais la SNCB ne saura pas couvrir efficacement tous les domaines d’activité. La collaboration avec des partenaires sera dès lors indispensable, qu’il s’agisse de propriétaires/loueurs de wagons de particuliers, de sociétés logistiques ou d’intermédiaires de transport.

Mais concrètement, qu’est-ce qui changera dans la vie de tous les jours des cheminots ?

Le trafic international devenant de plus en plus important, nous devrons maîtriser des langues étrangères pour communiquer avec nos clients ou nos collègues des réseaux étrangers.

Il faudra aussi beaucoup voyager ; les décisions ne se prendront plus nécessairement à Bruxelles, rue de France, mais aussi à Paris, Londres, Rome, ou Mayence. La SNCB — donc les cheminots — devra être présente dans ces réunions internationales, tant dans les domaines techniques, que commerciaux ou financiers.

L’informatique, enfin, sera de plus en plus présente dans les bureaux, dans les gares, dans les ateliers, mais aussi dans les rapports avec nos clients (lettres de voiture électroniques, commandes de matériel, factures,...).

Mais il faudra surtout être à l’écoute du client, pour pouvoir mieux satisfaire ses besoins et s’adapter à ceux-ci. Ce rôle ne devra pas être réservé aux « commerciaux » mais à tous les cheminots, chacun dans sa sphère d’activité :

  • Le piocheur, qui entretient le raccordement du client ;
  • Le visiteur, qui vérifie le matériel ;
  • Le conducteur, qui assure la traction des marchandises des clients ;
  • Le « dispatcher », qui contrôle l’acheminement du transport ;
  • Le « financier », qui vérifie la mise en compte des frais de transport ;
  • L’informaticien, chargé d’établir des programmes de gestion pour le compte des clients.

Le client sera de plus en plus exigeant, car son choix sera de plus en plus vaste. Nous devrons assurer un service impeccable, fiable à 100 %, tous les jours de la semaine, 24 h sur 24 ; car même s’il est bon marché, un mauvais service sera toujours trop cher pour le client.

Le client est la raison d’être de la SNCB, et tous les cheminots devront se couper en quatre pour le servir. Ainsi, nous formerons ensemble une équipe au service des clients. Pour réaliser cette « révolution commerciale », nous devrons investir en matériel, mais surtout dans les hommes. La formation continue sera une des clés de notre réussite.

De nouvelles techniques ou méthodes de travail seront introduites et nous devrons nous y adapter continuellement, car tout changera de plus en plus vite.

La gestion des hommes et le dialogue seront essentiels pour assurer notre succès.

 Le grand marché n’est-il pas une fiction ?

Certains pensent que le « Grand Marché de 1992 » est une invention de politiciens ou un rêve de technocrates européens.

Il est vrai que certains « lobbies » voient d’un très mauvais œil l’arrivée d’un marché unique européen. Tous ceux qui vivent directement ou indirectement des entraves à la libre circulation espèrent que 1992 ne verra jamais le jour.

Même si la date fatidique du 1er janvier 1993 n’était pas respectée, l’élan pris par l’idée d’un « Grand Marché » est tel qu’il sera impossible de l’arrêter.

Nous n’en voulons pour preuve que les événements survenus ces derniers mois dans le monde financier (Société générale, Royale Belge).

Les industriels — aussi — se préparent à ce « Grand Marché » et ils investissent ou prennent des participations dans d’autres sociétés pour atteindre la taille européenne (ex. : Piedbœuf- Artois, Côte d’Or, Donnay). En un mot : ils y croient.

Les transporteurs aussi s’unissent pour affronter ce « Grand Marché » ; c’est pourquoi la SNCB et tous les cheminots doivent se préparer à cette « ère nouvelle ».

En résumé

Dans ce monde où tout ira de plus en plus vite, le client, notre client, aura un choix de plus en plus vaste et il sera de plus en plus exigeant. Pour rester présent sur le marché,... donc pour ne pas disparaître, chacun d’entre nous devra axer tous ses efforts pour satisfaire notre clientèle, l’unique raison d’être de notre société.

Ce sera difficile, mais nous y arriverons, tous ensemble, pour qu’en l’an 2000, le chemin de fer soit un des moyens de transport les plus performants.


Source : Le Rail, juin 1989


[1Le Soir 2/3/4 avril 1988 - « 1992 - Le choc des chiffres ».