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Quand j’étais écureuse (I)

Yvette Gillardin-Mathieu.

mercredi 14 octobre 2015, par rixke

Ce jour là, une fois de plus, j’allais assister à la scène traditionnelle du vendredi matin. J’allais être le témoin ravi d’un spectacle de choix, je venais d’empoigner seaux et brosses, l’eau savonneuse envoyée vigoureusement d’un geste large giclait jusqu’au fond du bureau.

Soudain, une gigantesque silhouette se profila dans la porte vitrée, propulsée par deux pieds chaussés de mocassins en cuir noir, fin, luisant. Les jambes longues, droites portaient un corps de gladiateur. Les bras puissants balançaient souplement leur main — admirable chef-d’œuvre d’expression — je ne pouvais m’empêcher de frissonner en imaginant de telles mains se fermer sur un cou ! Une tête de spahi [1], aux cheveux ondulés, drus, d’un argenté rare, coiffée du képi amarante, m’adressa un salut poli mais froid et préoccupé. Le chef de gare — c’était lui — entra en conquérant dans la place arborant un superbe dédain envers le bataillon d’outils épars que je m’empressai de rassembler.

Comme les chats, les hommes ont l’innocente inconscience de choisir le moment du grand nettoyage pour éprouver le besoin de patauger dans l’eau de savon. J’en avais l’habitude, cependant, je fulminais intérieurement un peu plus chaque fois. Je regardais muette, médusée, les empreintes se dessiner sur le pavé glissant, chaque pas soulevait une semelle de mousse grisâtre, je voyais avec délice et avec un coupable sentiment de vengeance, les éclaboussures maculer le bas du pantalon de la tenue habituellement impeccable de notre chef. Indifférent à mon état d’âme orageux, il s’approcha du bureau après l’avoir contourné. Il prit place dans un fauteuil déjà vieux qui geignit sous le poids. Je voyais alors notre « patron » de face. Son visage intelligent, sévère ne manquait pas de personnalité : des yeux noirs au regard inquiétant, un nez un peu fort, une bouche bien dessinée, un menton carré et fendu lui donnaient un genre racé, le plus discret des sourires le rendait extrêmement séduisant, mais il en usait très parcimonieusement. Il fronça ses sourcils arqués en ajustant des lunettes à monture d’écaillé et il s’empara de la grande enveloppe grise qui contenait les devoirs cotés du porteur. Tout en l’observant, je m’affairais à terminer le nettoyage, me rendant aussi invisible que possible.

Un soleil de printemps entrait sans discrétion, éclairant crûment les meubles vernis, les murs peints du bureau. Un faisceau lumineux passait entre les deux pupitres, tombait en biais sur un siège et se perdait dans la corbeille à papiers. Tout le long du lambris, couraient des armoires à plan de travail, le tout chargé de fascicules, de livres, de fardes relativement en bon ordre. Le bureau principal était indépendant des autres locaux, ce qui lui donnait un air solennel. Une ambiance lourde y régnait en maître écrasant tous ceux qui y pénétraient à l’exception du grand patron à l’aise partout.

Brusquement rappelée à la réalité, je venais de sursauter, un froissement rageur de papier ponctué d’un juron étouffé troubla soudain le silence. Notre chef ne jurait qu’exceptionnellement, mais il le faisait si bien qu’on eût souhaité l’entendre plus souvent. Il possédait un registre de voix velouté et grave, une gamme de jurons choisis incroyablement variée qui vous laissait pantois.

Juste à l’instant où le porteur frappait à la porte du bureau, comme pour annoncer son arrivée ainsi que le fait une salve de coups de canon lors d’un événement national, le TEE passa dans un vrombissement assourdissant, les vitres vibrèrent, le bâtiment entier trembla jusque dans ses fondations.

J’aimais beaucoup cette gare, j’y travaillais depuis des années. Elle était construite toute en longueur à l’entrée de la petite ville de province, un peu en retrait de la grand’rue. La traditionnelle place de la gare s’étendait devant ses fenêtres blanches, ses pierres gris perle, son jardin d’agrément entouré de haies vives, son grand sapin planté droit comme un cierge de pâques. Elle avait le charme d’une fermette. Côté quai, son aspect était extrêmement différent, elle ressemblait à un décor d’opérette : une marquise tamisait la lumière et abritait une rangée de cache-pots peints en rouge suspendus aux traverses qui faisaient pleuvoir une foison de géraniums au dessus d’un long banc de couleur verte. Les quais bordés de blanc lacérés de nombreuses coulées de voies étincelantes invitaient aux voyages. Un talus coiffé de petites villas, pareilles à des jouets cubiques, enfouies dans la végétation vert tendre bornaient agréablement l’horizon. On y était bien dans cette gare, il semblait que les adieux qui s’y échangeaient n’avaient pas la tristesse habituelle des départs, que les baisers s’y goûtaient mieux qu’ailleurs, pourquoi ? Un sentiment diffus, insaisissable vous tombait dessus, dû à je ne sais quel sortilège.

Cependant, le sortilège explosait brutalement pour notre pauvre porteur. Il s’encadrait dans la porte du grand bureau, gauche, mal à l’aise, une impression de misère, de bête traquée, se lisait dans ses yeux agrandis, il ouvrait et refermait la bouche, aucun son ne réussissait à traverser ses cordes vocales nouées. Je l’entendais avaler sa salive, sa pomme d’Adam montait et descendait pareille à une poulie rouillée se forçant à la cadence. Où donc était l’adolescent frondeur, hardi, plein de suffisance ? Pétrifié, il ne bougeait pas, sa haute stature osseuse faisait penser à une plante poussée trop loin de la lumière, les pieds écartés, les bras pendants, il incarnait dans son pantalon trop étroit et son pull trop ample, la fatalité. Son jeune visage pâle, anguleux se contractait tant il serrait les mâchoires pour en freiner les tics nerveux. La pitié commençait à m’envahir, remplie de compassion, le spectacle ne m’amusait plus. Pourtant, comme une projection sur un écran, je revoyais en pensée la sarabande effrénée de mes lapins dans leurs clapiers, la fuite éperdue de mes poules dans les mailles du treillis de clôture, j’entendais les aboiements déchaînés de mon chien repris en chœur par les cabots du quartier lorsque le porteur de la gare passait à plein gaz sur son infernal scooter pour épater la petite Brigitte. Chaque soir, à 17 heures, le même scénario se déroulait, il semblait réglé comme le sont les saisons : la petite Brigitte agitait sa jolie coiffure blonde en queue de cheval au vent du printemps dans les allées de son jardin, c’est alors que surgissait un engin diabolique aussi bruyant que rapide, chevauché par un sportif apocalyptique crachant le feu et déclenchant une sorte de révolution chez les gens et les bêtes du petit quartier paisible de la gare habité en majorité par des familles de cheminots. A voir filer ce bolide conduit de main de maître, on eût pu supposer que le héros d’un tel exploit avait l’audace et le courage d’un mousquetaire, alors qu’il suffisait que le machiniste Pierre, énorme géant inoffensif, soit appuyé sur le manche de sa bêche pour que notre porteur amorce un virage à la corde ; le papa de sa petite amie le terrorisait !

Dans le cerveau vidé du bonhomme porteur, Brigitte et son père perdus dans un brouillard s’effaçaient face au chef de gare, intraitable justicier, qui le fixait d’un regard d’aigle. Pourtant, quiconque eut la présence d’esprit d’étudier la situation, aurait aisément décelé une flamme malicieuse dans les prunelles noires.

— Approchez, tonna le chef en arborant comme un drapeau les feuilles volantes des fameux devoirs.

Le porteur Bernard devint cramoisi, son teint vira au vert olive, d’une démarche d’automate, il franchit la distance qui le séparait du bureau.


Source : Le Rail, avril 1990


[1Spahi : soldat des corps de cavalerie indigène organisés autrefois par l’armée française en Afrique du Nord.