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Une dynastie de cheminots (IV)

J. Delmelle.

mercredi 18 novembre 2015, par rixke

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VII. - Joseph Barbeaux et les premiers poseurs de rail

« J’ai lu jadis, me dit un jour l’ vî Marcel, dans une revue d’économie industrielle, un article consacré au développement du chemin de fer. Le mérite de l’extension du réseau est tellement partagé, faisait remarquer l’auteur, qu’il ne faut pas commettre l’injustice de mettre en relief telle figure de pionnier plutôt que telle autre ou que toutes les autres. Pour arriver au résultat que nous connaissons aujourd’hui, des centaines et des milliers de bonnes volontés se sont relayées, conjuguant, additionnant, accumulant leurs efforts, leurs idées, leur science, leur ténacité, leurs espérances, leur vigueur musculaire. Mon arrière-grand-père Augustin Barbeaux participa à l’œuvre commune en qualité de chauffeur. Entré au chemin de fer en 1852, mon grand-père, après avoir rempli les fonctions de manœuvre pendant une quinzaine d’années, devait y terminer sa carrière en 1886 comme chef manœuvre. Il se prénommait Joseph. Je ne l’ai pas connu ; il est mort alors que j’avais à peine trois ans. C’était un homme extraordinaire, possédant une force exceptionnelle. Grand — il devait avoir au moins 1 mètre 80 de hauteur —, corpulent, il soulevait, avec une surprenante aisance, des poids très considérables. Mon père se plaisait à raconter qu’il l’avait vu transporter à bras levés, sur une distance de plusieurs centaines de mètres, une charge dépassant les 100 kilos. Et il disait alors, plein d’admiration, qu’il était « fort comme un arbre ! »

II était fort comme un arbre, et, en pensant à lui et à ses collègues, l’ vî Marcel, qui a des lettres, évoque parfois les géants de l’antiquité qui, pour ouvrir à Sémiramis l’accès d’Ectabane, éventrèrent les rochers, écartèrent les montagnes et firent disparaître, en les remplissant de terre, toutes les cavités du sol. C’est peut-être à la route qu’ils tracèrent ainsi à travers tous les obstacles que le prophète Isaïe fait allusion dans ses écrits : Préparez la voie pour le Seigneur ; toutes les vallées seront comblées, toutes les montagnes et les collines seront abaissées ; les chemins tordus seront redressés ; ceux qui étaient raboteux seront aplanis, et la gloire du Seigneur se manifestera ! Quoi qu’il en soit, les paroles d’Isaïe pourraient être mises en exergue à la carrière, toute de rude labeur, de Joseph Barbeaux !

Qu’est-ce qu’un manœuvre ? En ce temps-là, c’était un homme de peine auquel étaient confiés les travaux les plus divers et, souvent, les plus pénibles, les plus harassants. Un manœuvre pouvait être appelé à faire le terrassier, le mineur, le carrier, le débardeur, le charretier, le poseur, que sais-je encore ?

Lorsque Joseph Barbeaux entra aux chemins de fer, le réseau était en incessante et constante expansion. On n’attendait pas qu’une ligne soit achevée pour en entreprendre une nouvelle. Quelques années auparavant, on était parti du zéro absolu. La première expérience ayant été concluante, on avait poussé les travaux. L’intérêt économique du pays exigeait qu’ils soient menés avec vigueur et célérité.

La première expérience ! En fait, cette ligne Bruxelles-Malines n’avait pas exigé de travaux extraordinaires ni d’œuvres d’art vraiment importantes. Elle traversait un pays remarquablement plat. En août 1872, un voyageur de troisième classe, qui se nommait Paul Verlaine, l’évoquait :

Les wagons filent en silence
Parmi ces sites apaisés.
Dormez, les vaches ! Reposez,
Doux taureaux de la plaine immense.
Sous vos deux à peine irisés !
 
Le train glisse sans un murmure,
Chaque wagon est un salon
Où l’on cause bas et d’où l’on
Aime à loisir cette nature
Faite à souhait pour Fénelon...

Les lignes suivantes présentèrent de plus grandes difficultés de construction. En 1838, empruntant la vallée de la Vesdre pour atteindre la Prusse, Victor Hugo avait été frappé par l’intense activité régnant entre Chaudfontaine et Verviers... Les ouvriers s’affairaient, creusant des tranchées profondes et comblant les dépressions du terrain, préparant l’établissement d’une nouvelle voie ferrée. Ses impressions, l’illustre voyageur les avait résumées de la sorte : Le chemin de fer qui traverse toute la Belgique d’Anvers à Liège et qui veut aller jusqu’à Verviers va trouer ces collines et couper ces vallées. Ce chemin, colossale entreprise, percera la montagne douze ou quinze fois. A chaque pas, on rencontre des terrassements, des ébauches de ponts et de viaducs ; ou bien on voit, au bas d’une immense paroi de roche, vivre une petite fourmilière noire occupée à creuser un petit trou. Ces fourmis font une œuvre de géants. Par instants, dans les endroits où ces trous sont déjà larges et profonds, une haleine épaisse et un bruit rauque en sortent tout à coup. On dirait que la montagne violée crie par cette bouche ouverte. C’est la mine qui joue dans la galerie. Puis la diligence s’arrête brusquement, les ouvriers qui piochaient sur un terrassement voisin s’enfuient dans toutes les directions, un tonnerre éclate, répété par l’écho grossissant de la colline, des quartiers de roches jaillissent d’un coin du paysage et vont éclabousser la plaine de toutes parts. C’est la mine qui joue à ciel ouvert...

Victor Hugo nous donne une excellente idée des difficultés de tous genres auxquelles se heurtent fatalement les constructeurs d’une ligne de chemin de fer. Une route ordinaire passe le plus souvent à côté de l’obstacle, le contourne et fait, au besoin, un détour de quelques kilomètres. Elle multiplie éventuellement les sinuosités, les lacets. Elle descend dans la vallée, en sort. Elle ne va pas droit devant elle. Une ligne de chemin de fer, par contre, évite les courbes, dans toute la mesure du possible, et affectionne l’horizontale. Bien sûr, ce n’est pas toujours possible. Une ligne qui franchit des bassins fluviaux doit presque nécessairement passer des vallées sur les hauteurs. Dans ce cas, il est indispensable de diviser la ligne en sections horizontales et en plans inclinés ou rampes. La pente ne peut jamais dépasser une certaine valeur limite. Pour maintenir la ligne sur un plan aussi proche que possible de l’horizontale, on a recours à divers moyens : déblais, remblais, tunnels, ponts, viaducs. Le voyageur, rapidement entraîné par la traction vapeur, se rend-il compte de la somme inouïe d’efforts qu’il a fallu pour la seule construction de la ligne qui lui permet de se rendre d’une ville dans une autre ? Depuis les savants et compliqués calculs des ingénieurs et le tracé du parcours jusqu’à la pose des rails, que d’opérations, que de travaux de toutes sortes se sont succédé ! Ces fourmis font une œuvre de géants, notait, avec justesse, Victor Hugo. Joseph Barbeau fut l’une de ces minuscules fourmis.

(A suivre.)


Source : Le Rail, avril 1960