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Les gares orphelines

Paul Pastiels.

mercredi 9 octobre 2019, par rixke

Les gares d’antan ont pour nous le charme des choses passées.

Elles ont aussi une certaine poésie un peu mélancolique,

« J’ai connu la gare de Statte depuis que je suis tout gosse. J’ai passé des heures et des heures à regarder rouler les trains et j’ai gardé de cette gare un souvenir agréable. Je suis très triste qu’on la supprime ! Quand on est né quelque part et qu’on y revient passer ses vacances à partir d’un an, deux ans, trois ans..., vous savez, les images qu’on perçoit à ce moment-là sont des images importantes pour la suite dans la vie. Il est possible qu’en regardant passer les trains, manœuvrer des trains quand j’avais trois ou quatre ans, cela m’ait frappé et que, dans mon subconscient, cela ait gardé une importance pour plus tard (...) ».

Ainsi se confiait le peintre Paul Delvaux à un journaliste.

Aujourd’hui, les gares sont un peu orphelines car elles n’habitent plus le rêve de ce grand artiste. Le 20 juillet dernier, Paul Delvaux a pris le dernier train du soir pour un long et paisible voyage vers la nuit éternelle de ses songes. Né à Antheit le 23 septembre 1897, Paul Delvaux et ses parents s’installent bientôt à Bruxelles. Le petit tram à vapeur circulant sur la ligne vicinale Waremme-Huy, les trains-tramways de la ligne Liège-Namur de la compagnie du Nord-Belge, les tortillards des chemins de fer de l’Etat belge reliant Namur à Bruxelles, la gare d’Ottignies et les faubourgs bruxellois parcourus par les tramways vont le fasciner à tout jamais. L’artiste en gardera toute la nostalgie sublimée et ces images ferroviaires de la Belle Epoque constitueront des éléments de son monde poétique.

J’éprouve un véritable attrait, voire une connivence, pour les œuvres de ce peintre, pour le charme de ses gares forestières ou citadines, aux lueurs crépusculaires. La gare est loin d’être un lieu innocent : univers en suspens entre le départ et l’arrivée, elle offre un terrain propice à l’évasion, aux aventures, aux rêves, à des sensualités inexplorées, à la transgression de limites bien établies. La liberté débute parfois par l’achat d’un premier ticket de quai... !

Avant de franchir cette étape importante, de l’immobile vers le mobile, un passage dans les dédales de la gare s’impose. Cette dernière offre plusieurs visages : l’un rassurant, côté rue, et familier aux voyageurs, l’autre moins perceptible et plus étrange, réservé aux cheminots, gardiens de ces lieux.

La gare favorise ainsi la promiscuité, le brassage des individus en quête d’évasion ; elle accueille ceux qui partent, ceux qui restent, les marginaux, les « paumés » aux limites du voyage. Mille et une solitudes s’y croisent sans jamais se rencontrer. Au crépuscule, lorsque les ombres s’allongent, les petites gares rurales se dépeuplent et leurs quais deviennent quasi-déserts. Les réverbères se calfeutrent dans leur pâle halo. Au loin, le dernier train qui emporte les rêves et les ultimes adieux s’en va. Le signal rouge de queue s’estompe dans la pénombre vespérale, ponctuée par les feux rutilants des sémaphores, l’éclat blafard de quelques lampadaires. Belles de jour, belles de nuit... Les nymphes lunaires et voyageuses du peintre Paul Delvaux font alors leur apparition dans cette clarté trompeuse. A ne pas confondre avec les madones des wagons-lits ! Un délicieux vertige envahit le docte chef de gare, étrangement absent des toiles de l’artiste.

Personnellement, je n’ai pas encore rencontré les femmes stéréotypées, inaccessibles et éternelles du peintre. Pourtant, elles ne me sont pas inconnues ! Plusieurs visions me reviennent ainsi à l’esprit : le visage pâle d’une jeune femme – au sourire imperceptible et fugace – entrevu à travers la vitre embuée d’une voiture à voyageurs ; cette femme blonde – au long ciré noir miroitant – arpentant une salle d’attente avant de disparaître dans la nuit vers le quai des songes...

C’est dommage, et pour nous, c’est une partie de notre jeunesse qui disparait avec elles.

La contemplation des toiles de Paul Delvaux m’enfonce dans l’inexplicable nostalgie des premiers émois chastes, dans l’univers onirique de l’amour perdu, introuvable. L’amour n’existerait-il que dans le désir et non dans son accomplissement ? Ces impressions de jeunesse restent les plus vives, les plus définitives : l’art est bien une fontaine de jouvence et le train une réminiscence de l’enfance. Un coin de mon jardin secret est peuplé de sémaphores, de volutes de vapeur, de poteaux télégraphiques, de réverbères, de grues hydrauliques, de lampadaires, d’entrelacs d’acier, de coups de sifflet égarés, de tortillards, d’affiches multicolores, de gares fleuries et... de reines de nuit.

Paul Delvaux déplore la disparition de vieilles gares d’antan – comme celle de Boitsfort – au charme naïf et désuet, au profit de chalets d’exposition sans âme.

« C’est dommage, disait-il, car c’est une partie de notre jeunesse qui disparaît avec elles... ! »Quoi qu’il en soit, tous les cheminots conservent une jeunesse de cœur. Qu’il me soit ainsi permis une dernière fois de saluer fièrement notre « collègue », le chef de gare honoraire de Louvain-la-Neuve, de le remercier pour son message empreint de simplicité et d’une fabuleuse poésie. Son art serein prépare des évasions du futur...


Source : Le Rail, Octobre 1994