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Le garde-salle
S. Ville.
mardi 20 juillet 2021, par
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Le garde-salle cent pour cent, le vrai, le pur, ne se rencontre plus guère qu’aux issues vers les quais importants.
Là, il officie dans sa logette transparente, calme comme un révérend dans son confessionnal, et perfore, avec un automatisme serein, les petits cartons rosés de ceux qui partent. De temps à autre, quand l’« heure » est là, bien entendu, il s’incline gravement d’un quart de tour du torse vers son micro nasillard et, annonceur insensible, il débite, avec l’accent rustique de son terroir natal, l’annonce réglementaire du prochain départ. Trois ou quatre fois par jour, aux moments creux, glissant de travers sur le coussin plat dont il garnit son siège, il se tire hors de sa cabine pour aller changer les plaques mobiles, entaillées bleu et blanc, du tableau horaire voisin. Et là, devant l’unique et vaste feuillet de son registre des heures, des voies et des destinations, il donne vraiment l’impression de connaître son affaire : en quelques minutes, systématiquement, enlevant des chiffres et des lettres, les changeant de place, les reclassant, en haut, en bas, à gauche, à droite, sans hésitation, sans annotation, avec précision, il démolit et reconstitue la liste chronologique des trains en partance, sans une erreur. Essayez-vous mentalement à ce petit tour de force, ce n’est pas si simple.
C’est un homme placide, pensez-vous ! Que non ! C’est un homme comme tout le monde, comme vous et moi, avec ses impatiences, ses bons et ses mauvais jours ; seulement, il a su, au fil du temps, se dompter, freiner ses élans spontanés et légitimes, agressifs ou narquois, pour offrir invariablement aux voyageurs qui passent l’image intangible d’une avenante politesse. Dix fois, vingt fois peut-être, en quelques minutes, il répondra, imperturbable et digne, à la même question banale, irritante, mais ses réactions intimes – car il en a – n’arrivent même pas à rétrécir son regard. Il regarde, examine, enregistre, avec une candeur apparente qui n’a d’égale que la discrétion de sa mémoire... Il connaît son monde, les allées et venues, les relations de ses habitués ; leur profession, leur destination ; il sait s’ils sont gais ou tristes, pingres ou généreux, courtois ou grossiers, légers ou sérieux. Mais toutes ses connaissances particulières n’appartiennent qu’à lui, et si un jour vous vous risquez à l’interroger à brûle-pourpoint sur la personnalité de l’un de ses clients, bien sûr, il ne saura rien, presque rien ; c’est à peine s’il se souviendra de l’existence du personnage que vous évoquez.
C’est un sage, et sa discrétion lui vaut la confiance et l’amitié des usagers du train. Maints sourires de femmes reconnaissantes ont remercié sa galante patience au cours de recherches nerveuses pour récupérer un introuvable billet ! Une fois même, un gros cigare oublié sur sa tablette a récompensé son amabilité.
Que voilà donc un petit poste enviable ! affirmera le non-initié. Hélas ! non. S’il est vrai qu’il s’agit d’une activité s’exerçant presque au chaud et au ralenti, la loge du garde-salle est aussi le havre d’attente qui accueille la victime d’un accident de travail ou le malheureux handicapé par la maladie. Le garde-salle, isolé dans sa logette, a le temps de songer à sa vigueur détruite, aux beaux jours de labeur énergique le long des voies sans fin ou dans le remue-ménage hoquetant et nocturne des « formations » et ses souvenirs d’autrefois, si fréquemment ranimés au passage des anciens camarades toujours alertes et vigoureux, doivent bien souvent teinter de tristesse ses heures de calme...
Il n’en a que plus de mérite à vaincre ses regrets, à combattre ses amertumes pour accueillir aimablement la clientèle. Cet homme probe, ponctuel, serviable, sérieux, aimable et poli est une victime du travail, et, à ce titre déjà, ce lutteur modeste a droit à notre considération et à notre respect.
Source : Le Rail, juin 1959