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Le nouvel ordinateur de la Direction F

lundi 20 juin 2022, par Rixke

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Lorsque vous avez touché le montant de votre rémunération de janvier, vous avez constaté que les documents de paie étaient modifiés. Cet article vous explique à la suite de quoi : notre service de Mécanographie dispose maintenant d’un ordinateur électronique à bandes magnétiques, bénéficiant des perfectionnements les plus récents de la technique. C’est le premier de ce type fonctionnant en Belgique.

 A la Mécanographie, devant des machines et des hommes

Au quatrième étage du bâtiment moderne qui, le long de la gare de Bruxelles-Midi, abrite les services de la direction des Finances, dans les locaux de la Mécanographie...

Ici affluent tous les jours des matières premières venues de partout : feuilles de travail, bons de consommation, documents relatifs au trafic des marchandises, aux accidents de travail, aux absences pour maladie, aux réparations des wagons et tant d’autres encore, tels ceux qui ont trait à nos rémunérations.

  1. L’unité centrale.
  2. Le lecteur-perforateur de cartes.
  3. Des unités de bandes magnétiques.
  4. L’imprimante.
  5. Le pupitre de commande.
  6. Le synchroniseur.

Ces matières premières, appelées « données de base », sont triées, réparties, centralisées, pour être converties en produits finis des plus utiles, qui vont des tableaux statistiques aux états de salaires. Cette transformation d’un genre spécial est possible grâce :

  • à la transcription des données de base dans des « cartes perforées », qui remplacent les documents originaux durant les divers stades de la « fabrication » ;
  • à des machines (trieuses, interclasseuses, tabulatrices) qui lisent et interprètent les données que les cartes contiennent ;
  • à des hommes, les opérateurs et les employés du « Bureau d’Etudes », capables de diriger ces machines dont ils restent le premier et le meilleur cerveau.

Car, plus la technique des machines évolue, plus l’intervention de l’homme pensant est prépondérante. Si, contrairement à ce qu’on a pu croire, le développement du cerveau a suivi l’usage de l’outil, au lieu de le précéder, il faut toujours qu’il en soit ainsi. L’organisation ne peut pas retarder sur l’équipement. A quoi serviraient les inventions si l’on ne trouvait pas des hommes capables de s’en servir le mieux possible ?

Nous étions partis à la recherche d’une nouvelle machine [1], et voici que nous sommes occupés à découvrir des hommes de plain-pied avec les progrès techniques, des hommes qui se sont adaptés à l’électronique comme leurs pères s’étaient adaptés à la machine à vapeur, ce qui ne veut pas dire que ces adaptations se soient faites avec facilité : l’une comme l’autre réclamaient, en effet, une revision des concepts contemporains.

 Un peu d’histoire

« Vous savez, nous dit M. De Clercq, ingénieur principal adjoint, que Blaise Pascal construisit, en 1641, une machine capable d’additionner et de soustraire, grâce à un dispositif de roues dentées. Leibniz, en 1673, s’intéressa lui aussi au problème et créa un modèle qui pouvait effectuer les quatre opérations fondamentales. On ne fit guère mieux jusqu’au XIXe siècle. Vous savez aussi que, dans un domaine tout à fait différent, Jacquard révolutionna l’industrie textile en mettant au point une machine qui tissait suivant un programme de travail perforé dans une bande en carton. Vous ne saviez peut-être pas que Babbage, mathématicien et industriel anglais, se ruina en essayant de jumeler la calculatrice de Pascal et la bande de Jacquard. Il fallut attendre 1880 pour voir apparaître les premières machines à calculer utilisant le système des cartes perforées. Actuellement, on a dépassé de loin ce stade, préliminaire, au cours duquel on mécanisa quelques-unes des opérations simples du cerveau humain. Des équipes de savants et de chercheurs essayent de reconstituer, dans des ensembles électroniques, le fonctionnement de la pensée. Il est bien vengé des moqueries de ses collègues et de l’oubli de ses successeurs, le mathématicien anglais Boole, qui avait publié, vers 1853-1855, une analyse des lois de la pensée exprimée par une algèbre spéciale, dans laquelle on voit aujourd’hui la base de ces recherches électroniques ! »

Après ce coup d’œil historique, voici venu le moment d’approcher le nouvel ordinateur, mais, auparavant, peut-être serait-il bon d’en connaître les principes généraux ou du moins d’en avoir une idée. D’habitude, le vocabulaire des techniciens n’est guère accessible à tout le monde. Que disent les agents du « Bureau d’Etudes » ?

 Peut-on parler de « cerveaux électroniques » ?

"A proprement parler, répond M. Pondeville, des machines comme notre ordinateur ne pensent pas encore. Les organes mécaniques ont fait place à des diodes, des circuits imprimés et des transistors, comme ceux d’un poste de radio portatif. Des impulsions de courant qui s’ajoutent ou se suppriment sont capables non seulement d’effectuer les quatre opérations fondamentales à des vitesses étonnantes, mais aussi de prendre certaines décisions logiques pour aiguiller une suite d’opérations.

 Une explication par analogie

« L’ordinateur, ajoute M. Jacquet, s’acquitte de sa tâche avec une telle rapidité et une telle exactitude que le profane se demande comment il est possible de réaliser constamment de pareils tours de force. C’est difficile à expliquer sans termes techniques. Puis-je procéder par analogie ? Oui, si vous voulez bien ne pas tenir compte du côté fantasque d’une telle explication. Un ordinateur est un ensemble de machines travaillant de façon complètement automatique sous la commande d’une unité centrale qui joue véritablement le rôle de chef d’orchestre. Un des organes les plus importants de cette unité centrale est sa mémoire, dans laquelle sont communiquées, avant chaque travail, les instructions du programme. Imaginez cette mémoire comme une énorme armoire de 40.000 compartiments. Chaque compartiment peut enregistrer, tenir en réserve et restituer à tout instant un des 64 symboles possibles : soit une des 26 lettres de l’alphabet, soit un des dix chiffres, soit un des 28 signes ayant une signification particulière (+, -, X, :, racine carrée, signe de ponctuation, etc.). Plusieurs compartiments peuvent être soudés d’avance ou en cours de travail, pour former des tiroirs correspondant aux données du problème, à des constantes, à des instructions, à des résultats... Chaque tiroir reçoit une adresse, sa marque d’identification. Et c’est ainsi qu’une »instruction« , par exemple, pourra voyager à partir d’un tiroir, où il lui faudra puiser des données, vers un autre, où ces données seront traitées, avant d’entamer d’autres consultations et d’autres étapes, l’ensemble de ces opérations se déroulant suivant un programme de voyage rédigé par le Bureau d’Etudes... »

 L’aspect de l’ensemble

Entrons dans le local.

Dos aux larges fenêtres qui surplombent les auvents de la gare, déployés comme le soufflet d’un accordéon, on a, sur l’ensemble des éléments qui constituant l’ordinateur, une première vue, sans grand choc émotionnel. A droite : des armoires fermées et une machine imprimante qui fait pas mal de tapage ; devant : cinq dérouleurs de bandes magnétiques apparemment muets et un pupitre avec une machine à écrire ; à gauche : un meuble métallique qui engouffre des cartes perforées...

Le groupe électronique travaille...

« Cela ne s’est pas fait tout seul, nous dit M. De Clercq. Nos services V. et E.S. ont travaillé en collaboration avec des entrepreneurs spécialisés. Ces machines sont délicates. Le moindre écart de température, la plus petite poussière peut les dérégler. Il leur faut une chambre climatisée, avec filtre d’air, contrôle électronique du degré d’humidité et de la température ainsi que des groupes auxiliaires pour les refroidir et les ventiler... Il a fallu avant tout et il faut toujours d’ailleurs qu’on leur prépare la besogne. Malgré leurs dons, malgré leur mémoire exceptionnelle, elles ne peuvent rien sans les hommes à qui il appartient de fixer leurs programmes de travail. Et ce n’est pas peu de chose. En un mois, tout le matériel était installé définitivement, mais une équipe de trois spécialistes a travaillé six mois pour mettre au point le nouveau mode de paiement des rémunérations et des pensions... »

 Le rôle des machines

L’unité centrale contient la mémoire centrale qui conserve les instructions et les données dans des noyaux magnétiques, appelés ferrites. Elle assure et contrôle le déroulement du programme des opérations, après que celles-ci lui ont été commandées dans le langage codifié qui lui est propre. Chacune des 40.000 positions peut être atteinte directement.

L’unité centrale a un cycle de base d’une durée de 4,5 micro-secondes. Elle peut effectuer, en une seconde, 10.000 additions ou soustractions, 1.000 multiplications, 700 divisions, 30.000 décisions logiques.

Elle travaille à partir d’un lecteur de cartes, d’une bande de données enregistrées ou de ses propres données (résultats d’un de ses calculs, par exemple). Les résultats de ces opérations peuvent être perforés dans des cartes, enregistrés sur des bandes magnétiques ou imprimés directement.

Le lecteur-perforateur de cartes a une vitesse de lecture de 800 cartes à la minute et une vitesse de perforation de 250 cartes à la minute. Il lit les données à fournir à l’ordinateur et perfore certains résultats des opérations de ce dernier.

Le lecteur-perforateur de cartes.

Les unités de bandes magnétiques complètent heureusement le système ; elles accroissent la souplesse de traitement de l’unité centrale, car elles permettent d’enregistrer les résultats de ses opérations sur des bandes à la densité de 215 caractères au centimètre et de les lire à la vitesse de 41.667 caractères à la seconde.

Les unités de bandes magnétiques sont très utiles pour accélérer les travaux et pour éviter l’emploi d’un très grand nombre de cartes. Grâce à elles, les informations peuvent facilement être retirées du système et conservées en permanence.

Une unité de bandes magnétiques.

L’imprimante utilise un nouveau système d’impression : une chaîne comportant 48 caractères différents (26 lettres, 10 chiffres et 12 symboles) se déplace horizontalement devant les formulaires à imprimer, un marteau frappant le caractère lorsqu’il se présente devant la position voulue. L’unité d’impression peut fonctionner à la vitesse de 600 lignes de 132 caractères à la minute.

L’imprimante.

Le pupitre de commande permet à l’opérateur de commander manuellement l’ordinateur. Des touches établissent ou coupent l’alimentation électrique, commandent ou arrêtent les opérations, contrôlent les dispositifs de la machine, introduisent des données. Des voyants lumineux fournissent un contrôle visuel de la répartition des données. Une machine à écrire, incorporée au pupitre, permet d’introduire des informations d’entrée et imprime les réponses aux questions posées par l’opérateur.

Au pupitre de commande.

Les unités d’entrée-sortie sont donc le lecteur-perforateur, l’imprimante, les unités de bandes magnétiques et la machine à écrire du pupitre de commande.

Quant au synchroniseur, c’est un agent de liaison entre l’unité centrale et les autres. Grâce à lui, les opérations d’entrée et de sortie peuvent se faire simultanément et indépendamment des opérations de traitement à l’intérieur de l’unité centrale.

 Le Bureau d’Etudes

Pour que l’ordinateur puisse résoudre un problème, il faut que des programmateurs aient défini la marche à suivre pour l’exécution dans le langage que la machine peut comprendre. Chaque opération, qu’elle soit arithmétique ou logique, fait l’objet d’une instruction particulière qui détermine le code de l’opération et l’adresse d’emplacement dans la mémoire. La suite de toutes les instructions nécessaires à la solution du problème est appelée programme. L’établissement de ce dernier peut demander des mois de recherches !

Dans le bureau d’études.

C’est dire l’ampleur du travail qui est confié aux agents du bureau. Mais, grâce à leur science et à leurs études, des milliers d’entre nous sont délivrés de besognes fastidieuses. Les instructions des programmes que le Bureau d’Etudes élabore sont transcrites dans une série de cartes perforées, et il suffit d’introduire ces cartes dans l’ordinateur pour que celui-ci fasse le travail : il enregistre les instructions dans sa mémoire et s’y réfère constamment en cours d’opération, en traitant les données qu’il reçoit d’autres cartes ou de rubans magnétiques.

 Les résultats

Quels services rend l’ordinateur électronique ?

M. Délaisse, inspecteur principal, nous répond : « Il exécute de façon complètement automatique les travaux administratifs, comptables, statistiques les plus divers, les calculs les plus complexes. Et il réalise toutes ces tâches à des vitesses prodigieuses et dans des conditions parfaites de sécurité. La complexité de plus en plus grande de l’administration, la multiplication des opérations nécessitées par la gestion et le contrôle journaliers, la nécessité d’obtenir de plus en plus de renseignements, plus rapidement et de façon plus précise, ont amené l’installation de ce puissant auxiliaire, qui a donné aussitôt la mesure de ses étonnantes possibilités. Les travaux les plus compliqués comportant des cascades d’opérations arithmétiques, de comparaisons, de consultations de barèmes et de décisions logiques de tous genres ne sont pour lui que jeux d’enfant. Sait-on, par exemple, que l’ordinateur calcule le salaire brut, les diverses allocations et les retenues de 1.000 agents à la minute ? »

« Progressivement, conclut M. De Clercq, le nouvel ordinateur servira de plus en plus le vaste programme de réforme administrative envisagé par la Direction générale pour guérir notre Société de la »maladie de la paperasse« qui menace toute organisation. Ainsi, libérés de tâches d’écriture qui ne sont plus de notre époque, les cheminots pourront consacrer plus de temps à leur rôle essentiel : servir activement la mission de transporteur public qui revient à la S.N.C.B. »


Source : Le Rail, février 1963


[1L’ordinateur IBM 1410.