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Passeport pour la Gaume

R. Gillard.

jeudi 3 novembre 2022, par Rixke

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Appelez-la le « Bon Pays » ou le « Bas-Luxembourg », saluez-la comme la « Provence belge » ou la « Petite Provence », mais, de grâce, ne la confondez pas avec le pays d’Arlon, et moins encore – méprise impardonnable ! –, avec son autre voisine, l’Ardenne. Elle a son caractère à elle, une identité, une personnalité, une vie propres. Comme toutes les régions qui se respectent, elle fait fi des frontières politiques. Belge, sans doute, mais premièrement lorraine. Sa patrie, c’est celle de Jeanne d’Arc. On la nomme la Gaume.

Terre aux gentils vallonnements, précieux herbages, jolis bocages, heureux sol où froment et vigne coexistent – et sans traité ! –, que nous sommes loin, en vérité, de la fruste, rocailleuse et sauvage Arduenna Sylva ! J’y dresserois voluntiers mon chasteau, soupirait Guillaume de la Marck. Il eût, plus volontiers encore, annexé Gaume et Gaumais à sa principauté. Mais qui lui en tiendrait rigueur ? Cet Ardennais avait bon goût. Les habitants de la Gaume, du reste, sont à l’image de leur terroir. Ceux d’En Haut (entendez les Ardennais), ce sont, vous expliqueront-ils, des taiseux, des gens dont on ne sait ce qu’ils cachent en dedans ; l’Arlonais, lui, a grande gueule, mais il pèche par manque d’humour ; nous, en revanche, avons le verbe haut, léger, facile, généreux, capiteux. Bavards, soit, mais bavards pleins d’esprit. Ne vous étonnez plus, dès lors, que ces facétieux aient été baptisés les « Méridionaux du Nord ».

La Gaume ne couvre qu’une superficie très réduite : à peine 800 km2. La forêt d’Ardenne, de Muno à Attert, marque sa limite septentrionale, et le menu pays d’Arlon lui a ravi, à l’est, la zone marneuse de parler germanique. Au sud, enfin, par-delà la frontière française, elle s’intègre à la Lorraine.

Réduite, certes, mais riche de tant de joyaux ! En découvrirons-nous quelques-uns ? Un autorail, parti de l’ardennaise Libramont, à l’arrivée de l’express de Bruxelles, vient de nous porter au cœur même de la Gaume. Oui, nous sommes dans Virton. Autour de la « capitale », comme autant d’images coloriées, s’éparpillent les villages les plus tranquilles du monde. Murs blanchis à la chaux, volets verts, toits de tuiles, lavoirs publics et accortes commères : c’est un pays de lumière et de joie.

Connaissez-vous Torgny ? Elle se targue d’être la commune la plus méridionale de Belgique. La Chiers caresse ses vignobles. Son climat est aimable, suave ; des poètes l’ont taxé de méditerranéen. Qui donc a prétendu qu’on n’y entend point la cigale ? Chacun sait que Torgny est fier de « sa » cigale.

Ce flegmatique autobus, qui nous avait amené de Virton à Torgny, reprend maintenant la route du nord. Il a passé Lamorteau, une autre frontalière, connue jadis par ses catastrophiques inondations du Ton, et nous voici à Harnoncourt. Ici, l’ennemi fut le feu. En juin 1768, un incendie ravagea les quarante maisons de la localité. Pendant six semaines, les moines d’Orval nourrirent bêtes et gens, puis fournirent aux sinistrés les bois nécessaires à la reconstruction. Harnoncourt s’étale au bord d’une profonde vallée dominée, à l’est, par le giboyeux bois de Guéville, et, à l’ouest, par la Solière – traduisez mont du Soleil –, au faîte de laquelle est bâti Montquintin. Les Romains avaient établi sur ce toit un poste d’observation. Plus tard apparut un château, dont l’origine se perd dans le temps. Il en subsiste des ruines imposantes. Des hauteurs de ce promontoire, la vue s’étend, par-dessus Montmédy, jusqu’à l’immense forêt de Woëvre.

La facétie des Gaumais verse parfois dans la farce. Voyez Virton, par exemple : n’a-t-elle pas volé son nom à Saint-Mard ? La Vire et le Ton, en effet, ne se rencontrent pas à Virton, mais bien chez sa voisine, qu’elle considère, du reste, comme une sorte d’annexé. Faubourg ou pas, Saint-Mard ne possède pas moins pour autant ses lettres de noblesse. Ce populeux village ouvrier, étendu le long de la ligne de chemin de fer de Virton à Athus, conserve, entre autres souvenirs néolithiques, trois roches de grès siliceux utilisées pour le polissage d’instruments en silex. Les savants leur ont donné le nom de roches-polissoirs ; les poètes les ont baptisées pierres-aux-fées.

Nous parlions de faubourg : comprendrons-nous Latour comme tel ? Un faubourg qui a d’ailleurs, lui aussi, ses propres trésors. Ne recèle-t-il pas, dans sa petite église, un maître-autel dont la base est une grosse pierre ayant appartenu à un autel païen, et où l’on voit, d’un côté, une statue renversée de Minerve, et, de l’autre, une statue de Vénus ? N’est-il pas en droit de se prévaloir de son régiment de dragons, que le colonel Charles de Baillet mit au XVIIIe siècle au service de l’Autriche ? Qui s’y frotte s’y pique, affirmait ’la devise de ces vaillants soudards. Ajouterons-nous que Latour voit affluer, chaque année, dans ses murs, les dévots du renommé pèlerinage de Notre-Dame-de-la-Salette ? Rappellerons-nous, enfin, ses ateliers de réparation de locomotives et de wagons, bref, sa réputation ferroviaire ? A la vérité, ce faubourg n’a rien à jalouser à sa gourmande métropole.

Virton, cela se conçoit, a néanmoins son mot à dire. D’abord, parce qu’elle est la plus grosse ville, disons plutôt la seule, du pays gaumais, et parce qu’elle en est la capitale – la capitale de la petite Provence. D’aucuns, là-dessus, feront peut-être remarquer que Houzeau l’a surnommée la Montpellier belge. Vétille que ce détail ! La faute en est, du reste, à Houzeau, qui devait ignorer que Montpellier est fille du Languedoc et non de la Provence.

Vieux nid de colonisation romaine – les nombreux vestiges recueillis sur son territoire en font foi –, Virton appartint à la châtellenie d’Ivoi [1] avant de passer, du consentement des comtes d’Ardenne et de Woëvre, à Chiny. Elle avait rang de prévôté. Dès 1270, ses habitants se virent octroyer les droits et avantages de la célèbre loi de Beaumont. L’achat, par Jean l’Aveugle, en 1340, d’une partie du comté de Chiny, fit ensuite glisser le Virtonais sous la juridiction du comté, futur duché de Luxembourg. La ville, avec ses dépendances, ne cessa, dès lors, de faire partie de ce pays.

Charmante villette de près de 3.500 habitants, Virton tire aujourd’hui vanité de ses menues industries du fer et du bois. Centre agricole et commercial, elle se veut également temple culturel, et nous nous sommes laissé dire qu’elle est toute disposée à étendre les bienfaits de sa culture, voire de son gent langage, à ses voisins du nord. Orgueilleuse, elle l’est de ses écoles, de sa baroque église de style grec et de son petit musée régional qui attire des curieux en nombre grandissant. Et, bien sûr, aussi, de son blason, ce « biau gentil lyon d’argent qui brille si mignon en son vaste champ de gueules ».

Et si Virton a son mot à dire, c’est encore, il faut le souligner, parce qu’elle n’est pas une capitale comme les autres. Non pas au point de vue de la quantité : c’est là facteur accessoire. Mais pour cette raison que cette capitale a de la classe, entendez une Classe seigneuriale. Peut-être l’ignoriez-vous ? Dans ce cas, écoutez ce qui suit.

Le 20 décembre 1612, la ville acheta à une dame de Gournay une petite censé, dite la « Grange-au-Bois », et toutes les aisances, bois et pâtis, qui en dépendaient. Or, cette Grange-au-Bois conférait au possesseur des droits seigneuriaux. Du fait de l’acquisition communale, les Virtonais, du plus petit jusqu’au plus grand, se virent donc convertis en hobereaux. Celui qui prenait un passeport ou un certificat pouvait exiger qu’on ajoutât à sa qualité le titre de « seigneur en partie de la Grange-au-Bois ». Le Gaumais est friand de panache. Aujourd’hui encore, malgré leurs idées réputées ultra-démocratiques, les habitants de Virton ne laissent passer nulle occasion de se prévaloir de leur hétéroclite dignité.

Cette Grange-au-Bois est d’ailleurs célèbre à d’autres égards. Sans doute n’ignorez-vous pas qu’un certain Tartarin, grand chasseur devant l’Eternel, avait ramené d’Afrique centrale un arbos gigantea, vulgairement dénommé baobab, qu’il avait repiqué dans son jardin de Tarascon. Mais, ce que vous ne savez probablement pas, c’est que les Tarasconais s’effrayèrent de cet arbre, qui cacherait bientôt, leur dit-on, le soleil, et qu’ils intimèrent à son propriétaire l’ordre de le déloger. On ne voulait pas de l’arbos gigantea en Provence ? A Dieu ne plaise : on irait le planter dans la petite Provence, terre proverbialement accueillante. C’est ainsi qu’avec son baobab-enfant sous le bras, Tartarin prit le train pour la Gaume. Virton-Saint-Mard achevait tout juste sa gare ; notre héros y débarqua par un soleilleux midi de juillet. On le vit passer le Ton, s’arrêter près de la fontaine de la Bouillonne, repartir vers la Fosse-aux-Aunes, gravir la côte de la Bonne-Femme, contempler longuement, des hauteurs du bois de Bampost, la ville assise sur les gradins de son amphithéâtre. Au soir tombant, il parvenait devant la Grange-au-Bois. « Coquin de sort ! », s’exclama le grand homme. Son visage irradiait, comme aux jours glorieux où il chassait le lion. Alors, il s’en fut chercher une bêche.

Quand vous irez au pays de Virton, allez donc faire un tour jusqu’à la Grange-au-Bois.


Source : Le Rail, septembre 1963


[1Actuellement Carignan, département des Ardennes.