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Les métiers du Rail : il règne en maitre sur les quais

R. Danloy.

mercredi 5 juin 2019, par rixke

Liège Guillemins, un mardi d’avril. Le ciel est gris et l’air plutôt frisquet. Dans la pénombre du petit matin, les trains se succèdent à une cadence soutenue le long des quais où se presse la foule. Un convoi s’arrête dans le crissement métallique des freins tandis que sur la voie d’à coté, un autre s’ébranle, dans un sourd grondement qui fait vibrer le quai sous mes pas. Un peu partout dans la gare se croisent les flots des voyageurs et ceux qui attendaient stoïquement sous les marquises s’engouffrent maintenant dans les compartiments pour y occuper les places abandonnées par ceux qui sont parvenus à destination. Au loin, de longues chenilles de tôles se tortillent dans les aiguillages, empruntant des itinéraires compliqués, semblant glisser des plans inclinés vers la gare qui les avale. Au milieu de ce tumulte, un homme veille. Impassible, il s’assure que tout se passe bien, demeurant prêt à intervenir au moindre problème...

6 h. Dany, sous-chef de gare de première classe à Liège Guillemins, a commencé son service au poste 1, une cabine vitrée située sur le quai des voies 11 et 12, côté Ans. Il a pris connaissance de l’E 800, le rapport de fin de service laissé par son collègue de nuit. C’est un formulaire - une situation, dans le jargon du métier - qui couvre une période de vingt-quatre heures. Il constitue le journal de bord de chacun des trois agents qui se sont succédé au poste durant ce laps de temps. Je me fais tout d’abord détailler par mon compagnon du jour le rôle exact de sa mission. En fait, il partage la surveillance de la gare avec son collègue du poste 2. La zone placée sous son contrôle s’étend depuis le milieu des quais vers le côté Ans. Comme il me l’explique, sa tâche présente plusieurs aspects, dont le plus important est incontestablement celui de la sécurité ; en effet, il faut pouvoir délivrer des S 422 - autrement dit des ordres de franchissement de signal - au conducteur en cas d’incident technique et sur l’ordre du Block 45 qui règle la circulation des convois. Si une anomalie se produit, à un aiguillage, par exemple, il faut être en mesure d’aller voir quelle est la position de celui-ci et éventuellement le manœuvrer à la main, voire l’immobiliser au moyen d’une griffe spéciale. Un autre aspect des attributions de Dany est celui de la gestion du personnel. Il relève les présences des agents qui travaillent sous ses ordres au fur et à mesure de leur prise de service et s’assure que tout se passe bien pendant leur prestation. Si un accident du travail survenait ainsi à l’un d’eux, il aurait alors à s’occuper de diverses formalités comme celles ayant trait à l’admission dans un service hospitalier. Entre les coups, il opère aussi une surveillance dans la salle d’attente que certains « SDF » ont un peu tendance à prendre pour leur quartier général. Enfin, il exerce une mission d’information et de relations publiques auprès des voyageurs, essentiellement en cas de retards et, corollairement, de problèmes de correspondances.

7 h 46. L’express vers Bruxelles et Ostende est au départ à la voie 14. Le chef de train s’apprête à fermer les portes et Dany, après avoir jeté un coup d’œil attentif le long de la rame, lève le bras pour informer son collègue que tout le monde a bien embarqué. Quand il a la certitude que toutes les portes sont verrouillées, il actionne alors l’indicateur d’opérations terminées (IOT). Sur le boîtier de l’appareil, il m’indique un voyant allumé : il signifie qu’une allège est en queue du train. Et de préciser : les convois qui doivent emprunter les plans inclinés, pour autant qu’ils comptent huit voitures, doivent être allégés. Dans ce cas, c’est Dany qui est chargé d’actionner l’IOT à la place du chef de train. La locomotive de queue pousse donc le train jusqu’à l’entrée de la gare d’Ans. Là, quand il parvient à un signal spécifique, le conducteur de l’allège effectue un serrage d’urgence, laissant partir le convoi remorqué par la machine de tête qui a pris le relais. El l’allège redescend « aux Guillemins » pour répéter la manœuvre avec un autre train. Je jette un coup d’œil étonné vers les plans, me disant que, pour grimper, ça grimpe fameusement ! Impressionnant ! Et je ne me lasse pas de solliciter des explications supplémentaires. J’apprends ainsi que l’on n’accroche pas les allèges aux trains qui partent des voies 13 et 14 car le tracé donnant accès aux plans est quasi rectiligne. Par contre, pour ceux qui démarrent des voies 6 à 12 - itinéraires qui présentent un profil très sinueux -, il faut atteler la locomotive de pousse afin d’éviter l’enchevêtrement des butoirs. Exception faite quand c’est la « 2383 » qui est de service, cette machine étant équipée, d’un côté, de butoirs larges.

8 h 02. Une automotrice triple de type « Break », en provenance de Maastricht, s’arrête en douceur le long de la voie 14. A quai attend déjà une autre automotrice, à laquelle elle sera ajoutée. Dany surveille l’accouplement des véhicules. Trois minutes plus tard, c’est la manœuvre inverse pour un autre train venant de Waremme qui est alors scindé sous l’œil vigilant de notre collègue. Puis nous retournons nous chauffer un peu dans le local vitré qui permet de voir tout ce qui se passe autour de nous. Dany note tous les retards sur l’E 800 et ceux ayant été encourus en gare sur un second formulaire, L’E 807. Nous avons droit à une petite pause avant la vague suivante de départs et d’arrivées. « Ces mouvements de trains à intervalles réguliers sont les effets des horaires cadencés », précise-t-il. Nous en profitons pour bavarder un peu. « Parfois, l’affluence se fait plus forte aux guichets, me dit-il, et, dans ce cas, nous allons dans la salle d’attente pour diriger les voyageurs sans billets vers les quais afin qu’ils ne ratent pas leur train. Puis nous prévenons le chef-garde pour qu’il régularise les personnes démunies de titre de transport sans exiger de taxe. Mais nous sommes avant tout les yeux et les jambes du Block 45, car tout ce que nous voyons nous le lui répercutons. Nous sommes en liaison permanente avec lui par radio, de même d’ailleurs qu’avec les dépanneurs et le collègue du poste 2 ». Et d’insister sur l’excellent esprit de collaboration et la bonne entente qui règnent. C’est primordial et j’aurai l’occasion de m’en rendre compte à maintes reprises.

9 h 02. Nous repartons « en campagne ». A la voie 13, Dany ouvre la porte du compartiment à bagages et y embarque le vélo d’une dame qui le remercie pour son obligeance. Derrière l’automotrice à quai vient se ranger une autre arrivant de Maastricht. Le conducteur a signalé une avarie à la veille automatique. Dès lors, pas question d’aller à Knokke dans ces conditions. Le temps de donner un renseignement à une jeune femme et Dany s’entretient avec le chef de train. Ils montent chacun à une extrémité de l’automotrice et invitent les voyageurs à la quitter pour prendre place dans celle qui stationne devant. Une fois l’automotrice vide, les portes sont verrouillées et elle s’éloigne tandis que Dany prévient le Block 45 de la fin du transbordement. Entre-temps, il a repéré qu’à la voie 10, le train Tournai-Liers est en retard et il note rapidement l’heure d’arrivée qu’il retranscrira plus tard sur l’E 800. Vient aussi d’arriver l’international Ostende-Cologne. En queue du train, sont placées deux voitures du service intérieur. Limitées à Liège, elles doivent être décrochées. Avant d’autoriser l’agent de triage à procéder à la manœuvre, Dany s’assure que son collègue du poste 2 qui se trouve alors auprès de la locomotive est bien en possession de la clé RIC de la machine. Pour ce faire, tous deux échangent par radio un télégramme qu’ils inscrivent dans un carnet spécial appelé S 460. Dès lors, il sait que les pantographes sont baissés et que l’agent de triage ne court pas le risque d’un accident en manipulant le câblot de chauffage. En effet, si la locomotive demeurait sous tension, il se produirait alors un arc électrique en débranchant ledit câblot, avec des conséquences pouvant être très graves ! Evidemment, sous la caténaire de 3 000 volts, il s’agit d’être prudent et l’on n’a pas droit à l’erreur...

9 h 59. Le « Molière » entre en gare, en provenance de Paris. Comme il va à Cologne, il repartira dans le sens d’où il vient du moins... jusqu’à la sortie de la gare ! C’est ici que l’on peut se faire la meilleure idée de la collaboration entre les sous-chefs desservant les postes 1 et 2. En effet, Dany surveille les opérations de décrochage de la machine de son côté tandis que son collègue supervise à l’autre extrémité du train l’accrochage de la locomotive qui devra reprendre le convoi. Quant à la radio, elle s’avère un outil particulièrement précieux pour coordonner l’essai des freins avant le départ. Et, pour aider le chef de train, Dany ouvre la porte de la dernière voiture et, montant sur la plate-forme, allume les feux rouges de ce véhicule.

11 h 13. Notre « képi rouge » donne un petit coup de main à une mère de famille pour l’aider à embarquer une poussette dans un train du service intérieur. Puis c’est le « Parsifal » qui fait son entrée. Le conducteur est français et, après que la locomotive ait été détachée, il demande à Dany un bon de découcher. Ce dernier regagne son local et remplit le formulaire qu’il donne au conducteur quand celui-ci repasse un peu plus tard. Avec ce bon, il ira dormir quelques heures à l’hôtel, avant de reprendre un train en soirée vers Paris.

C’est alors que mon compagnon me propose une courte visite au Block 45 car nous avons quelques minutes de répit devant nous... du moins en principe car tout peut arriver et rares sont les jours où il ne se passe rien. Je ne peux résister à la tentation et je ne regrette pas d’avoir accepté l’invitation car cela me permet de me rendre compte de l’importance de la tâche de nos collègues. Devant l’étendue géographique de la zone qu’ils contrôlent, je demeure pantois. Ce ne sont qu’enchevêtrements d’aiguillages, de circuits de voies, de signaux ainsi qu’une multitude de bifurcations : d’un côté vers les plans inclinés et vers Herstal, de l’autre vers Namur, Kinkempois, Verviers et Visé sans oublier les lignes 42 et 43 en direction de Rivage puis Gouvy et Jemelle ! Et là, sur ce vaste tableau de contrôle optique, des tracés lumineux rouges et blancs s’allument et s’éteignent dans une sarabande fantastique. J’en sors tout étourdi lorsque je regagne les quais pour retrouver, en compagnie de mon mentor, le va-et-vient des trains et l’affluence des voyageurs...


Source : Le Rail, juin 1994