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Langue et courtoisie

Albert Doppagne.

dimanche 2 avril 2023, par rixke

La langue est notre principal moyen de communication avec nos semblables. Elle implique le recours à un ensemble de sons dont le nombre, le groupement, l’articulation et l’intonation contribuent à exprimer ce qu’on appelle le message.

Le degré de civilisation de la collectivité humaine qui pratique une langue commune peut, assez souvent, imprimer sa marque à la langue elle-même, que ce soit à son vocabulaire ou à sa syntaxe. Les langues anciennes, comme beaucoup de langues dites, assez improprement, primitives et que nous pouvons encore observer aujourd’hui, ne possèdent dans leurs usages qu’une seule façon pour un homme de s’adresser à son semblable, c’est de le tutoyer, autrement dit employer la deuxième personne du singulier du verbe qui exprime l’état, l’action ou la volonté : tu es fatigué, tu travailles bien, tu veux partir, marche, tais-toi...

Avec l’évolution des mœurs s’est installée l’habitude de distinguer trois catégories de personnes : celles qui vous sont inférieures et à qui vous pouvez commander, celles que vous reconnaissez comme vos égales, et, enfin, celles qui vous sont supérieures, que ce soit par leur rang social, leur puissance physique ou morale.

Avec ses égaux comme avec ses inférieurs, on peut se permettre de maintenir la façon élémentaire et naturelle de s’adresser à eux : les tutoyer. Avec les supérieurs – afin de marquer la différence, ou de les flatter, de se ménager leur bienveillance – on a songé à des détours linguistiques variables selon les époques, les peuples, les sociétés et même les modes.

Le code linguistique le plus courant en français nous a portés à exprimer notre respect pour quelqu’un en lui parlant avec les formes du pluriel. Au lieu de Tu as gagné, on dira Vous avez gagné. Au lieu de Arrête ! on dira Arrêtez !

Psychologiquement, le détour est assez habile : le pluriel grandit l’intéressé, le confirme dans l’impression qu’il a de valoir plus, d’être égal à deux (au moins !) ; cela le flatte, le dispose favorablement. C’est comme si on lui donnait deux voix au lieu d’une ; on lui octroie une sorte de grandeur, voire de majesté. Cette impression est parfaitement ressentie par le supérieur qui se met à répondre par un trait de grammaire tout à fait parallèle ; au lieu du simple je, il emploie le pronom pluriel nous : Nous, Baudouin, roi des Belges, avons arrêté et arrêtons... ;Nous, Désiré, archevêque de Malines... Par voie de conséquence, la grammaire se complique : les pronoms nous et vous sont des formes du pluriel qui acquièrent une valeur de singulier. Le verbe dont ils sont le sujet prend la forme du pluriel mais l’éventuel participe ou adjectif attribut restera au singulier : Vous êtes courroucé, nous sommes peiné. Pour la deuxième personne, on parle de pluriel de politesse. En ce qui concerne la première, on parle d’un nous de majesté. Signalons le cas particulier de l’auteur qui, dans son œuvre ou dans sa préface, parle de lui. Il recourt également au pronom nous plutôt que d’écrire je : Le livre que nous présentons en public...

On parle alors d’un nous de modestie et celui-ci doit être considéré comme un pronom singulier : Nous nous sommes livré à une recherche entièrement nouvelle... Si l’auteur est une femme, elle écrira Nous nous sommes livrée...

Le pluriel signifierait qu’il y a plusieurs auteurs qui ont travaillé en collaboration.

Revenons à l’expression de la courtoisie. Le raffinement d’une civilisation peut ne pas se contenter de cette distinction singulier-pluriel. Le français connaît encore, en effet, un autre moyen d’exprimer la politesse. Rare dans notre société qui se démocratise, ce procédé reste la règle dans une série impressionnante d’autres langues (dont l’italien, l’espagnol et le portugais). Il s’agit de changer, non plus de nombre (singulier-pluriel), mais de personne grammaticale.

On connaît encore cette tradition noble et bourgeoise d’exiger que les domestiques « parlent à la troisième personne ».

Monsieur prendra-t-il du café ou du thé ? ; Dois-je sortir la voiture de Monsieur ? ; Madame est servie !

On évite le vous trop direct et l’on passe à la troisième personne grammaticale par le biais d’une qualification particulière : Sa Majesté, Sa Altesse, Sa excellence, Sa Grandeur, Sa Grâce, Monsieur, Madame, Mademoiselle... J’ai encore connu des témoins qui se souvenaient de la manière dont Léopold II parlait de lui-même à ses domestiques en se désignant par la troisième personne : Donnez-lui sa canne et préparez son chapeau. Il voulait dire : Donnez-moi ma canne et préparez mon chapeau !

Autre curiosité : le pronom de la troisième personne qui sert à traduire la politesse dans les langues étrangères est souvent un pronom féminin à cause de sa relation tacite avec Excellence, Grâce, Altesse, Grandeur, etc. tous noms féminins.

L’Italien qui vous demande, dans sa langue, Parlez-vous italien, Monsieur ? s’exprime littéralement de cette façon : Parle-t-elle italien, Monsieur ?

Terminons cette curieuse revue par un véritable comble. Il nous est fourni par l’allemand qui cumule les procédés en recourant à la fois à la troisième personne et au pluriel en disant, littéralement : Parlent-ils allemand, Monsieur ?

Et cela ne signifie rien de plus que Parlez-vous allemand, Monsieur ? On le voit, le code de la politesse requiert une application toute particulière. Il ne se borne pas aux « belles manières » mais s’étend aux façons de s’exprimer qui, comme on a pu le voir par nos exemples, sont très diverses à la fois dans le temps et dans l’espace. On pourrait parler non seulement d’une « histoire de la courtoisie » mais aussi d’une « géographie de la politesse ».


Source : Le Rail, septembre 1987