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Le point sur notre langue
Albert Doppagne.
vendredi 30 août 2024, par
Il ne paraît pas déplacé, en cette fin de siècle, de se demander ce que devient la langue française, notre outil quotidien. Trois attitudes se manifestent quant à ce jugement. Les uns crient au désastre, au scandale : à les entendre, on n’a jamais si mal parlé, tant maltraité la langue. Ils relèvent sans pitié les expressions, les tournures, les mots et les formes qu’ils trouvent dans les journaux, qu’ils entendent à la radio ou à la télévision, ou même qu’ils lisent sous la plume des écrivains. Ils s’en réfèrent généralement à ce qu’on leur a enseigné à l’école, quand ils étaient jeunes, sans tenir compte du facteur temps.
Certains, en effet, s’abritent derrière des affirmations ou des usages qui remontent ainsi à quarante ou cinquante ans. D’autres, plus nombreux, professent la plus profonde indifférence pour la langue : du moment qu’on se comprenne, c’est l’essentiel et c’est bon ! Un troisième groupe des usagers de la langue porte son attention vers ce qu’il pense être le progrès : ces personnes s’évertuent à emboîter le pas à l’évolution et ne perdent pas une occasion d’employer un mot nouveau qu’ils viennent d’entendre ou de lire, de recourir à l’expression à la mode, de se faire l’écho de tout emprunt à l’anglais parce qu’ils sont persuadés que « cela fait du bien », qu’ils paraissent « à la page », en bref qu’ils se distinguent.
En quelques chroniques, je voudrais faire le point : montrer qu’en certains domaines, à la vérité, le français se réduit ou s’allège mais que, d’autre part, il s’enrichit considérablement pour s’adapter à l’évolution rapide de notre société, de notre civilisation. Plusieurs compartiments linguistiques doivent nécessairement être envisagés : une langue ne se borne pas à son vocabulaire. La phonétique, disons plus simplement la façon dont se prononcent les mots ; la morphologie, autrement dit les formes que les mots peuvent prendre selon qu’on les emploie au féminin, au pluriel ou qu’on les conjugue ; la syntaxe, c’est-à-dire la façon dont les mots se combinent dans le langage, tout cela, entre autres facteurs encore, doit être pris en compte pour juger sainement de la question.
Aujourd’hui, nous nous bornerons à des constatations touchant la phonétique.
La phonétique
En fait, dans le langage actuel, que ce soit à Paris, en France ou en Belgique, nous assistons à une réduction de sons que le français parlé emploie.
En Belgique, par exemple, nous nous trouvons aux premières loges pour assister à l’agonie du H dit aspiré. Parlant des grottes de Han, de la ville de Huy ou du fromage de Herve, le nombre de personnes qui articulent réellement le H va se réduisant d’année en année. De plus en plus de Belges parlent des grottes de « An », de la ville de « Uy » et du fromage de « Erve ».
Cela est dû à l’influence généralisée du français standard et à la désaffection progressive pour le dialecte wallon.
Le français de France, théoriquement, ignore à peu près totalement l’articulation du H aspiré : celui-ci ne s’entend plus que dans la prononciation de certaines interjections (hop !, halte !) et dans le rire (ah ! ah !, oh ! oh !). Cependant, le français correct a gardé une trace de l’articulation de ce H en évitant l’élision ou la liaison : on dit le hibou (et non « l’hibou »), un/homard (et non un « nomard »). Limitation fragile car j’ai vu écrit, même en Wallonie, la « ville d’Huy » au lieu de la ville de Huy.
Autre évolution plus générale : le Parisien, aujourd’hui, se révèle incapable de prononcer la voyelle nasale que nous écrivons « UN ». Il la remplace inconsciemment par « IN ». Brun et brin, emprunt et empreint se confondent ; alun devient homonyme d’Alain ; la jungle devient la « jingle »... Un Français donne rendez-vous « lindi » ; les Belges maintiennent encore leur lundi avec la prononciation traditionnelle et correcte. En France, j’ai vu écrit « unsi » pour ainsi et « empreinter » pour emprunter.
Dans des jeux de rébus, j’ai noté « un, pot, cible » pour figurer impossible. En Belgique déjà, j’ai trouvé « in coca » pour représenter un coca ! La prononciation parisienne s’introduit chez nous malgré sa bizarrerie : il y a toujours eu des imitateurs entêtés de tout ce qui est parisien.
En français classique, il existe deux variétés de la voyelle que l’on note par un A : un A qui nous est familier et que nous émettons dans papa, avoir, banane, embarras ou tralala. Ensuite, ce que l’on appelle A vélaire, A postérieur et, parfois, A sombré : les Français le font régulièrement entendre dans pâte, pâté, bâton, casser, gagner ou pas. il s’agit d’un son intermédiaire entre le A et le O ; sa prononciation a pratiquement disparu du français de Belgique bien qu’elle soit encore très présente dans les dialectes. En France même, elle est menacée car son usage devient assez hésitant. Il convient de préciser qu’aucun signe graphique ne la signale à l’attention du lecteur.
Il existe d’autres points d’évolution : citons-en deux à titre d’exemples. Beaucoup de personnes, des Français y compris, n’entendent plus la différence d’articulation qui sépare opinion de pignon. Pour eux ou pour elles, il serait indifférent d’écrire « opignon » pour opinion. Nous donnions et des oignons, un panier et accompagner auraient respectivement la même prononciation de la finale. Le français traditionnel, qu’on le nomme classique, correct ou standard, marque la distinction dans l’articulation de « GN » et de « NI ». Cette distinction est aujourd’hui menacée au profit de « GN ». Il s’agit là, pour nous, d’une simple constatation et non d’un conseil !
Parallèlement, le groupe « LI » manifeste une tendance croissante à se réduire à un simple « Y ». Pour vous en convaincre, observez autour de vous la façon dont se prononcent les mots million et milliard. Vous les entendrez souvent réduits à « miyon » et « miyard » alors que la bonne prononciation a toujours été « milion » et « miliard ».
L’évolution est parfois explicable par la graphie, par l’orthographe. Le groupe « CH », par exemple, cumule deux prononciations possibles : « CH » comme dans chat ou cheval, et « K » comme dans chœur, chronologie, chaos, choléra ou psychologie. Le passage de la valeur savante « K » à la prononciation la plus courante se manifeste souvent lorsqu’un terme savant entre dans le parler usuel : on prononce trachée et non plus « trakée » et on parle plus souvent aujourd’hui de trachéite que de « trakéite ». Psychiatre, comme psychologie, avec l’articulation d’un « K » reste la forme recommandée mais on entend de plus en plus psychiatre avec l’autre valeur de « CH » : effet de la vulgarisation du terme et influence de psychique.
Même évolution, même hésitation pour le groupe « GN ». Des mots où les deux consonnes de « GN » se prononcent séparément, selon les dictionnaires, comme stagner (« stag’ner »), stagnant (« stag’nant »), magnat (« mag’nat »), magnum (« mag’nom ») s’entendent aujourd’hui, de plus en plus souvent avec la prononciation (toujours déconseillée par les théoriciens) du « GN » comme dans cogner, cognac, gagner, ligne ou règne.
La langue française compte trois sons nommés semi-voyelles (on dit aussi semi-consonnes) : le yod (généralement écrit par Y, I ou « ILL » comme dans palier, boy, haillon) ; le « ou » consonne qui correspond au « W » belge et que l’on entend dans oui, fouine, coin, boîte et cacahouète) ; enfin le « U » consonne que l’on doit articuler dans huile, huit, nuire, fuir, luire, etc.). C’est cette dernière que le Belge, en général, ignore.
Un fruit, la suite, huit, une fuite, le mois de juin, suinter, la pluie, un étui, une nuisance, reluire : tous ces mots, le Belge les prononce comme si le « U » était un « W » : « frwi, swite, wit’, jwin, swinter, plwi, étwi, nwizance, relwire ».
Autant de mots auxquels un Français se rend compte immédiatement qu’il a affaire à un Belge ! Lorsque le Français prononce le mot fruit, il articule ce que nous pourrions appeler un « U incomplet », un « U » très bref : « fr-u-it ». De même dans le mot juin (qu’il faut distinguer, par la prononciation, de joint). Le « U » doit s’entendre, mais discrètement afin de ne pas constituer une syllabe supplémentaire : fruit, pluie ou juin doivent rester des monosyllabes. En prononçant ces mots, le Belge se trompe de semi-voyelle : il articule un « W » (« fr-w-i ») au lieu d’un « U » consonne. Cela amène les Français à nous poser assez souvent cette question : comment se fait-il que vous confondiez « OU » et « U » ?
Au terme de cette première enquête, nous pouvons constater que la langue, même dans sa prononciation, évolue. Ce qui était la norme il y a un demi-siècle est parfois abandonné pour une forme plus simple ou analogique.
Les écarts de la langue parlée d’aujourd’hui seront peut-être – certains d’entre eux, sans aucun doute – la règle de demain. La tendance est assez nette à la réduction et à la simplification.
Source : Le Rail, août 1999
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